samedi 22 novembre 2025

Les Français jihadistes, de David Thomson

 

 Le livre date de 2014, ce qui a son importance. En effet, comme le montre par exemple ce livre là, c'est peut-être contre-intuitif, mais le recrutement des terroristes, leurs motivation, leur mentalité, sont extrêmement contextuels. Par exemple, le fait que les deux grands organismes djihadistes en Syrie, al-Nusra et l'organisation de l'Etat Islamique, d'abord alliés et rattachés à al-Qaida, fassent scission, va perturber de nombreuses recrues, dont certaines vont surmonter beaucoup de difficultés pour adhérer à l'un plutôt qu'à l'autre, entrant vivement dans le débat sur leurs différences stratégiques et idéologiques (al-Nusra priorise la chute de Bachar al Assad, l'organisation de l'Etat Islamique instaure sa version de la charia sur les territoires occupés) ou considérant des enjeux plus concrets (al-Nusra tend à envoyer ses soldats au front dans des conditions qui tiennent du suicide, l'organisation de l'Etat Islamique consacrera plus de ressources à sécuriser politiquement son assise et à s'assurer du niveau de conversion des personnes vivant sur les territoires occupés).

 Les considérations pratiques sont aussi à prendre en compte : la Syrie, pour des raisons spirituelles, fait rêver de nombreux·ses aspirant·e·s au djihad, mais le Mali est aussi infiniment plus difficile d'accès. De nombreux·ses converti·e·s observent d'ailleurs que les passages de frontière, en France et en Turquie, sont bien plus faciles qu'ils ne devraient l'être, et suspectent que c'est d'une part parce que les services secrets estiment qu'il vaut mieux un terroriste mort en Syrie qu'un terroriste actif en France, mais aussi que les puissances internationales (France, Etats-Unis, Turquie, ...) ne vont pas se formaliser de voir une armée recruter pour combattre un ennemi commun (le gouvernement syrien, ou pour la Turquie l'armée kurde). L'auteur, sans nier cette hypothèse, observe qu'il y a surtout un gros problème de moyens, et que même les retours, particulièrement dangereux, ne pourront pas être filtrés autant qu'ils ne devraient l'être.

 La méthodologie de l'auteur, journaliste, repose sur des entretiens, souvent sur de longues durées, ce qui permet, au détriment du quantitatif, de rentrer dans le détail. Les personnes interrogées sont des hommes (peut-être à une exception près), même si l'auteur décrit un système d'agence matrimoniale très actif pour permettre aux femmes de partir (elles n'ont pas le droit de le faire en étant célibataires). Si les parcours sont différents, ils ont le point commun d'être extrêmement solitaires, et de concerner des personnes peu concernées au départ par l'Islam, soit très peu pratiquantes, soit venant d'une autre religion, souvent le catholicisme. La plupart décrivent un déclic intense par un contact fortuit avec un aspect de la religion musulmane (par exemple l'une des personnes voit des pages du Coran sur l'ordinateur de quelqu'un dans une soirée par ailleurs très alcoolisée) ou une curiosité croissante. Puis c'est le contact avec ce qu'ils estiment être le véritable Islam, renforcé par un visionnage assidu, le plus souvent, de vidéos sur YouTube (des prêches mais aussi des vidéos de propagande montrant des exactions, des ennemis comme des alliés) ou encore la lecture de pages Facebook. Que les convertis les aient fréquentés ou non durant leur parcours, le mépris pour les salafistes quiétistes (largement majoritaires et pacifistes) est marqué, les mosquées, considérées comme pratiquant un Islam qui n'est aucunement digne de respect, sont évitées (sauf pour la prière du vendredi qui doit se faire collectivement, avec un certain malaise). Les familles sont souvent dépourvues et désespérées, mais ne sont pas entendues.

 Si la dimension politique n'est pas toujours absente (les violences impérialistes des États-Unis, colonialistes de la France, l'islamophobie systémique, ...), avec l'unanimité d'une grande admiration pour Ben Laden, la dimension spirituelle est de loin celle qui prend le plus de place. La première des personnes présentées, par exemple, va pratiquer le djihad avec l'objectif de mourir, pour s'assurer une place au Paradis et dans l'idéal racheter la mécréance de sa famille qui, c'est le moins qu'on puisse dire, n'en demande pas tant. La sensation d'avoir trouvé le vrai Islam, d'être enfin en contact avec une vérité profonde, la lecture assidue des hadith, constituent un point commun à toutes les personnes interrogées ... L'auteur observe que l'Islam est l'une des religions pour lesquelles la conversion est la plus facile, et l'un des sujets, qui a par ailleurs changé de vie du jour au lendemain entre autres en arrêtant l'alcool, s'est par exemple converti seul. Pour autant, la vérité, ça s'éclaire au fil des entretiens, et ce n'est peut-être pas si surprenant dans le cadre de parcours aussi individuels, ça recouvre pas mal de vérités, entre autres sur le fait de s'en prendre aux civils (l'un des aspirants terroristes est ferme : s'en prendre à des civils, ce n'est pas conforme à l'Islam, un regard particulièrement surprenant pour quelqu'un qui se consacre avec tant de ferveur à rejoindre al-Qaida), un sujet qui a par exemple amené une page Facebook particulièrement influente à être fermée par ses créateurs (plus sur le sujet du combat à mener exclusivement en terre d'Islam que sur celui de s'en prendre à des civils en soi).

 L'auteur est journaliste et non chercheur en psychologie, et rien dans les entretiens ne m'a permis de vraiment comprendre ce qui s'était joué dans cette conversion rapide, intense, persistante, et qui engage un changement de vie absolu. Pourquoi cette conviction d'avoir trouvé, dans des vidéos YouTube, une vérité qui se démarque autant et semble remplir un vide, sans la conversion progressive, très collective, des mouvements sectaires par exemple. Pour autant, c'est un travail rigoureux et en longueur, qui montre aussi, comme je l'ai dit en introduction du post, le poids du contexte : un livre complètement différent aurait probablement été écrit seulement deux ans plus tard. 

jeudi 6 novembre 2025

Culpabilité, paralysie du coeur, de Lytta Basset

 

 Autrice du livre Le pouvoir de pardonner, Lytta Basset traite ici du thème de la culpabilité, qu'on pourrait interpréter comme une façon de se pardonner à soi-même, même si l'approche va être différente. Comme dans Le pouvoir de pardonner, elle parle en tant que théologienne, mais l'athée fervent que je suis n'a pas été plus dérangé que dans cet autre livre : même quand elle dit que la culpabilité est un pêché si on définit le pêché comme quelque chose qui éloigne de Dieu, on peut facilement le traduire comme éloignant d'être pleinement soi-même, d'une relation saine, ...

 Pour développer son regard sur la culpabilité, l'autrice s'appuie sur le récit de la guérison du paralysé (Luc 5, 17-25), avec sa propre traduction car les mots auront leur importance. Un homme paralysé, étendu sur un lit, est descendu du toit (avec son lit) (et en passant à travers les tuiles!) par d'autres hommes et porté devant Jésus. Jésus s'adresse à lui en lui disant "Homme, elles te sont relâchées, tes fautes". Les scribes et Pharisiens présents l'accusent de blasphème car seul Dieu peut relâcher les fautes. Jésus leur reproche leurs réticences devant la scène ("pourquoi délibérez-vous dans vos cœurs?") et poursuit ce qu'il avait commencé avec l'homme paralysé ("réveille-toi et ayant levé/porté ton petit lit, va dans ta maison!"). Les spectateur·ice·s sont pris d'un dé-logement (ek-stasis) d'eux-mêmes et s'exclament "nous avons vu des paradoxes aujourd'hui!"

 Le choix par l'autrice de la paralysie comme analogie de la culpabilité en dit déjà beaucoup : la culpabilité, qui pourrait être vue comme un moteur ("j'ai fait quelque chose de mal, cette conscience me fait souffrir, je vais être d'autant plus motivé·e pour réparer"), est au contraire désignée comme une émotion qui immobilise. Elle immobilise parce qu'elle maintient dans le passé, que de fait pour des raisons techniques on peut difficilement changer, parce qu'elle tourne le regard vers soi plutôt que vers les autres (le centre de ma préoccupation c'est que j'ai fait quelque chose de mal, éventuellement ce que j'en conclus sur moi, plutôt que par exemple ce que vivent et attendent les personnes que j'ai éventuellement blessées), ... Le fait de passer à travers les tuiles désigne le dépassement d'un obstacle qui paraît insurmontable, et la sortie de la culpabilité n'est pas l'oubli, car le miraculé porte le lit sur lequel il était étendu... un lit car la culpabilité, par le fatalisme donc la démobilisation qu'elle provoque, apporte aussi une forme de confort. La culpabilité a aussi une dimension collective, c'est une garantie de la puissance de la normativité : les scribes et Pharisiens qui s'offusquent de la scène à laquelle ils assistent défendent d'abord, pour l'autrice, leur statut de prescripteur de ce qui est acceptable ou non, de ce qui doit générer ou non de la culpabilité. Enfin, l'aspect universel de la scène est renforcé par la désignation de l'homme paralysé par le terme "anthrôpos" -être humain- plutôt que par le terme "andros" (ce n'est pas par défaut, puisque les personnes qui le portent, par exemple, sont désignées par le terme "andros")

 Bien sûr, ce développement est bien plus argumenté et étayé dans le livre... contrairement, peut-être, et étonnamment, à la partie suivante, qui reprend les regards philosophiques et psychanalytiques sur la culpabilité. De nombreux auteur·ice·s sont convoqué·e·s et le texte est court, donc le·a lecteur·ice se retrouve plutôt confronté·e à une série d'affirmations (que j'ai par ailleurs trouvé moyennement convaincantes, par opposition au texte précédent, alors que d'habitude j'aime mieux quand c'est sourcé) qui vont esquisser, rester à la surface.

 Comme pour Le pouvoir de pardonner, le regard est original et puissant (ça m'a fait penser aux TCC 3ème vague, avec une certaine avance du coup!), avec en plus une analogie particulièrement parlante.