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jeudi 26 juin 2025

Dépression : s'enfermer ou s'en sortir? d'Antoine Pelissolo

 

 

 Écrit par le psychiatre Antoine Pelissolo à destination du grand public (personnes dépressives et proches de personnes dépressives), ce livre est synthétique sans faire l'économie de la complexité, et a le souci d'être le plus à jour possible sur les connaissances disponibles.

  Les symptômes (manque d'énergie voire épuisement, incapacité à ressentir du plaisir ou de la motivation, angoisse et désespoir, ...), les causes, les traitements, sont passés en revue. Les causes sont infiniment plus complexes qu'on ne pourrait le croire, la dépression est une maladie qui peut être provoquée par une multiplicité de facteurs, autobiographiques, sociaux, psychologiques et même biologiques, et ce sujet a encore plusieurs zones d'ombres. Une comparaison, contre-intuitive, est faite (en tout cas pour une partie des cas) avec une maladie infectieuse : la prédisposition est là (les vulnérabilités génétiques, évidemment complexes, sont activement explorées par la recherche), un premier choc (par exemple un deuil) va provoquer le premier épisode, et la personne sera ensuite exposée à des épisodes récurrents (un épisode dépressif peut durer plusieurs mois).

 Les traitements vont de la psychothérapie, difficile à évaluer, aux approches plus contraignantes comme les médicaments antidépresseurs (l'auteur détaille les différentes générations existantes, sachant que l'efficacité se fait sentir au bout de 4 à 6 semaines) ou, pour les cas sévères, l'électroconvulsivothérapie (on est loin de l'image qui s'est gravée dans l'esprit collectif avec Vol au dessus d'un nid de coucous, mais ça implique tout de même une anesthésie générale à chaque séance ce qui est loin d'être anodin).

 L'auteur donne également des conseils pour accompagner les proches : ne pas forcément parler de dépression mais de mal-être ou d'anxiété pour inciter à consulter si le mot fait peur, rester présent·e (d'autant que les symptômes vont faire que la personne aura l'impression d'être un poids mort et de mériter d'être seul·e) tout en respectant son rythme (les invitations à se secouer seront très contre-productives, proposer des sorties régulièrement tout en étant ouvert·e aux refus peut faire une grande différence), et bien sûr se protéger du risque de fatigue compassionnelle. 

 Le livre est accessible, synthétique et précis, ce qui est d'autant plus salutaire pour une maladie qui est très stigmatisée bien qu'elle touche de nombreuses personnes ("environ 3 millions de français touchés en 2007"). Je suis d'autant plus surpris par le titre qui suggère un contenu binaire et qui renforce le stéréotype des personnes dépressives se complaisant dans leur état.

samedi 21 juin 2025

Chaque dépression a un sens, de Johann Hari

 


 L'auteur est dépressif depuis l'adolescence. Rien de très préoccupant du moment que c'est diagnostiqué : c'est juste un déficit en sérotonine, il suffit d'une prescription d'antidépresseurs et hop, bouclier magique à volonté. Bon, au bout d'un moment, ça ne marche plus, mais c'est parce que c'est le moment d'augmenter la dose. Les effets secondaires sont moyennement agréables, mais c'est un prix dérisoire à payer quand il suffit d'avaler un comprimé pour se sentir bien.

 Sauf que... l'hypothèse du déficit en sérotonine comme cause de la dépression paraît cohérente, voire évidente, mais ne repose pas, scientifiquement, sur des bases solides (d'ailleurs, pour certain·e·s interlocuteur·ice·s de l'auteur, dépression et anxiété sont des symptômes différents de la même pathologie, même si l'auteur évoquera la dépression sur l'ensemble du livre). Plus préoccupant, et des méta-analyses reprenant l'ensemble des données disponibles l'ont confirmé formellement, la démonstration de l'efficacité des antidépresseurs repose sur le biais de non-publication (un biais fréquent dans les recherches commandées par l'industrie pharmaceutique : les études publiées ne mentionnent pas le résultat des études qui n'ont pas eu le résultat escompté, et surtout ne mentionnent pas leur quantité). Si l'auteur semble estimer que les antidépresseurs doivent continuer d'être prescrits parce que c'est nécessaire dans des cas particulièrement graves (mais jamais comme une solution unique et suffisante), d'autres interlocuteur·ice·s sont plus critiques dans la mesure où, si les effets positifs sont litigieux, les effets secondaires sont largement établis. Comme vous l'imaginez, Johann Hari a été particulièrement secoué par cette découverte, allant à l'encontre de la conviction qu'il avait toujours eue et qui le concernait très directement. C'est peut-être pour ça que cette partie est particulièrement détaillée, les arguments contre sont pris au sérieux et réfutés avec exigence. 

 Mais si ce n'est pas la sérotonine, c'est quoi? Ça tombe bien, l'auteur est journaliste et va donc pouvoir enquêter. D'ailleurs, dans le "c'est quoi", il y a des critères sociaux, et il est transparent sur le fait que sa situation est privilégiée et loin d'être accessible à tout le monde (il gagne bien sa vie, et peut prendre son temps parce que son livre précédent s'est bien vendu). En effet, ça ne va probablement estomaquer personne mais le livre fournit plusieurs chiffres pour le confirmer, la pauvreté, mais aussi la précarité, démultiplient les risques d'anxiété ou de dépression (l'expérimentation d'un revenu universel de façon très localisée au Canada a eu un effet significatif sur le bien-être, bien sûr parce que le niveau de vie était meilleur, mais peut-être encore plus parce que le revenu ne risquait pas de disparaître du jour au lendemain -même si c'est ce qui s'est finalement passé quand l'expérimentation a été arrêtée- et parce que les personnes concernées n'étaient plus contraintes d'accepter, pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, un travail qui pouvait les briser physiquement ou psychologiquement). Autre critère : l'auteur fait quelque chose qui a du sens pour lui, par opposition à l'une des personnes interrogées qui fait un travail extrêmement ennuyeux et répétitif mais gagne bien sa vie, et n'ose pas prendre le risque, même si le dilemme est récurrent, de démissionner pour un projet moins sécurisant mais qui lui convient mieux. En revanche, si la pauvreté est en soi une menace pour la santé mentale, l'obsession pour la richesse peut l'être aussi : la recherche d'un statut toujours plus élevé impose généralement de rentrer dans une compétition du statut pour le statut, autre forme de précarité qui a l'avantage (non négligeable!) de ne pas menacer matériellement (changer sa Bentley pour une BMW, ce n'est pas tout à fait pareil que ne pas mettre le chauffage en hiver ou être expulsé·e de son logement) mais génère un stress constant et une menace pour l'estime de soi qui devient dépendante de la domination sur les autres.

 L'auteur liste plusieurs causes, celles que j'ai évoquées plus haut, le manque de contact avec la nature (Johann Hari est lui-même un citadin convaincu et traîne des pieds, au propre et au figuré, quand la personne qu'il interviewe pour son enquête répond à ses questions au cours d'une randonnée en montagne), la perte d'espoir et le sentiment d'impuissance, des causes biologiques (qui ne seront pas la cause mais renforcent la vulnérabilité), des traumatismes vécus dans l'enfance (l'auteur est lui-même concerné, et l'antidépresseur comme réponse à tout l'empêchait aussi de remettre en question sa narration estimant que les adultes avaient fait leur possible et que personne n'était vraiment responsable à part lui), l'absence de considération sociale... Et, pour lui, la meilleure réponse à apporter à tout ça est la relation. Il donne entre autres l'exemple d'un mouvement social contre une augmentation du prix des loyers dans un quartier pauvre à Berlin qui a tissé des liens forts entre des voisin·e·s qui ne se parlaient pas (hippies, imigré·e·s plutôt conservateur·ice·s, militant·e·s LGBT, ...), de la création d'un jardin par une vingtaine de volontaires patient·e·s d'un hôpital psychiatrique (qui redonne une sensation de pouvoir d'agir avec la réalisation d'un projet, génère un contact avec la nature si limité soit-il, et surtout amène de fait à entrer en relation parce qu'il faut s'organiser et prendre des décisions en équipe).

 Le livre a un regard social marqué, qui est d'ailleurs très explicite par endroits, en particulier dans la conclusion : oui, ce sont des individus qui souffrent de dépression, mais la société est pathogène. Il convient de lutter, individuellement, contre certaines injonctions sociales (pour aller très, très, très vite, moins rester enfermé·e chez soi et peut-être se demander si c'est si important que ça, pour les personnes qui sont en position de se poser ce genre de questions, d'avoir une résidence secondaire avec piscine dans un endroit dont le nom sonne bien), mais l'enjeu de protections sociales (beaucoup!) plus solides, d'une répartition infiniment plus égalitaire des revenus, est transparent (une des personnes dont l'histoire est racontée rétorque d'ailleurs, alors que l'équipe soignante l'oriente vers une assistante sociale, qu'il aurait surtout besoin du salaire d'une assistante sociale). Est-ce que l'auteur, dans une sorte de discours décliniste aux accents progressistes (la nature c'est bien la civilisation corrompt, les gens sont aveuglés par l'argent -mais pas moi parce que moi je suis lucide- et passent leur temps repliés sur leur téléphone au lieu de se parler -alors qu'avant les transports en commun étaient de hauts lieux de convivialité-), ne brandit pas la dépression et l'anxiété pour raconter ce qu'il a envie de raconter?

 La question, à mon avis, se pose (c'est d'autant plus souhaitable pour moi d'être vigilant que je partage souvent les convictions exprimées par l'auteur), mais de nombreux éléments sont rassurants. L'auteur multiplie les interlocuteur·ice·s, source énormément les éléments avancés (et invite explicitement le·a lecteur·ice à examiner les sources de façon critique), et surtout ne verse jamais dans l'angélisme dans les exemples qu'il donne (oui, les liens sont très resserrés dans les communautés amish et ça a des effets positifs observables qui ont poussé l'auteur à revoir ses préjugés, mais ils ont aussi un regard très indulgent sur les violences intrafamiliales, oui, le mouvement social à Berlin a eu des effets spectaculaires et a été source de belles histoires particulièrement inspirantes, mais il y a aussi eu des échecs et de l'épuisement, et certaines personnes homophobes sont restées homophobes, coopération active avec des militants gays ou non). Certes les différentes démonstrations sont d'une solidité inégale (l'argumentation sur l'effet destructeur de la recherche d'un statut social toujours plus élevé est très convaincante mais s'appuie principalement sur... l'observation du comportement de singes), mais le travail en amont reste toujours conséquent et donne la sensation que, si l'auteur avait obtenu des informations différentes, il aurait aussi eu une conclusion différente. Et, comme évoqué plus haut, il fournit les éléments pour explorer et questionner son travail.

 Si je devais quand même avoir une réserve sur, justement, l'aspect potentiellement séduisant du discours, c'est sur le risque d'un renforcement de la stigmatisation des personnes dépressives. En effet, beaucoup de personnes dépressives, du fait de stéréotypes répandus, entendent bien trop souvent qu'elles se complaisent dans leur état par ailleurs pas si grave que ça, qu'il suffit de penser positif et/ou de marcher en forêt et de faire du yoga (ou, encore mieux, de faire du yoga dans la forêt), que les médicaments qui potentiellement leur ont sauvé la vie entraînent une complaisance dans le statut de malade... L'auteur ayant lui-même souffert de dépression depuis son adolescence, je ne pense pas une fraction de seconde qu'il adhère à ce type de discours, mais un chapitre ou une section supplémentaire consacrée à la réalité du vécu dépressif aurait peut-être été une prévention salutaire : le discours porté est, littéralement, que marcher en forêt ou sortir d'un sentiment d'impuissance, ça aide, ce qui est probablement vrai, mais est une information qui risque d'être très mal interprétée ("c'est un élément qui est à prendre en compte parmi une infinité d'autres" peut vite se voir transformé en "il suffit de") dans un contexte de stigmatisation, contexte qui est précisément renforcé par le modèle de société axé sur la performance qui est dénoncé.

lundi 17 mars 2025

Baby Bleu, de Marion Nail

 


 Né d'exercices proposés par sa psychologue, ce livre/carnet parle de la dépression post-partum vécue par l'autrice, son aspect envahissant, la multiplicité de ses dimensions.

 Les dessins en apparence simples (la dépression post-partum, "être polymorphe", est nommée "bleu" et est le plus souvent représentée sous la forme d'un cercle), les phrases courtes, n'occultent pas l'extrême violence du vécu, avec ses moments d'envies suicidaires ("Je cherche toujours autour de moi les moyens de... bah, d'en finir. Comme des doudous, ça me rassure de les savoir autour de moi") voire d'envies que le bébé meure ("C'était tellement monstrueux. Honteux... J'ai admis ça, et du jour au lendemain, cette angoisse a disparu") et même un acte de violence ("J'étais désemparée. Je n'en pouvais plus. Je l'ai mordu. Jaune a pleuré de plus belle. Et moi, j'ai ri")

 Les causes explorées sont multiples : en plus de l'épuisement physique et mental du quotidien, une colère trop longtemps enterrée ("Je n'avais pas conscience d'avoir autant de colère en moi. Peut-être parce que, jusqu'ici, je la dirigeais seulement contre moi-même"), un rapport au corps compliqué géré par l'évitement ("en y réfléchissant, ça fait longtemps que je cherche à l'oublier, celui-là..."), la difficulté de définir son identité entre injonctions, valeurs et réalité ("Comment voulez-vous que je me différencie avec, ou sans masque? A force de le porter, je ne sais même plus dire où il commence, ni où il s'arrête"). S'en sortir, c'est aussi pour l'autrice l'opportunité de faire une rencontre avec elle-même.

 Le récit est bref mais dense et percutant. Si le style de dessin peut donner une sensation de douceur ou de légèreté vu de loin, ni la dureté, ni la complexité, ne sont édulcorées.

jeudi 16 janvier 2025

Idées reçues sur la dépression, de Bernard Grangé


 Comme on peut (enfin je pense!) le déduire assez rapidement du titre, le livre va présenter de façon accessible ce que la dépression est et ce qu'elle n'est pas, et ce qu'il y a d'important à savoir sur le sujet. Certaines idées reçues sont fausses, mais d'autres sont vraies, et pour d'autres encore c'est plus nuancé. Chaque réponse est développée sur quelques courtes pages, avec un paragraphe de conclusion plus synthétique si on veut juste savoir si c'est "oui" ou si c'est "non".

 Le·a lecteur·ice pourra donc par exemple apprendre que la dépression est à prendre au sérieux et n'est certainement pas un manque de volonté ou de positivité, qu'il y a un risque suicidaire élevé chez les personnes concernées par une forme sévère, que les anti-dépresseurs sont efficaces mais, malentendu sur la surprescription, trop prescrits à des personnes pour lesquelles ce n'est pas indiqué et pas assez à celles qui en auraient besoin (l'image négative du ou de la psychiatre ou des personnes qui vont voir un·e psychiatre pourrait y être pour beaucoup), que certaines recommandations d'hygiène de vie (aller en vacances dans un lieu ensoleillé, avoir une meilleure alimentation, faire du sport) ont une efficacité mais qui reste modérée...

 Les questions sont bien choisies, et la démarche me semble particulièrement pertinente parce que la dépression ne manque pas, pour le coup, d'idées reçues! J'aurais peut-être aimé un développement plus long sur l'efficacité des psychothérapies et surtout les avantages et inconvénients des différentes approches (parce que c'est bien pratique de dire "c'est dur à évaluer et puis les thérapeutes ne suivent jamais exactement leur modèle de thérapie", mais il y a peut-être matière à creuser un peu plus quand même). Défaut qui me dérange plus : comme dans le livre de la même collection sur la schizophrénie, il n'y a aucune source, mais surtout, dans un domaine où la recherche est très active, les informations me semblent anciennes, limite antiques. Je n'ai pas trouvé la date de la première ni de la seconde édition (ce qui est préoccupant en soi!), mais il est par exemple mentionné que le terme de psychothérapeute n'est pas réglementé, ce qui n'est plus le cas depuis, oh, à peine 20 ans! (j'ai bien trouvé une date d'impression, connaissant mal le monde de l'édition je ne sais pas à quoi ça correspond, mais elle indique 2022 et les informations du livre ne datent certainement pas de 2022)

 Pour faire le point sur l'essentiel, ça va, et le travail de vulgarisation (compromis entre clarté et précision) me semble franchement bien fait, mais je ne le recommanderais vraiment pas aux étudiant·e·s et aux professionnel·le·s qui ont besoin de bien plus de fiabilité.

samedi 10 février 2024

Person-Centred Experiential Counselling for Depression, de David Murphy


 

 Un petit point pratique avant de commencer : j'ai pris ce livre parce que je ne trouvais pas celui de Pete Sanders et Andy Hill sur le sujet, et c'est en fait le même, sauf que la seconde édition a impliqué un changement d'auteurs. On peut donc considérer ce livre comme une collaboration de Pete Sanders, Andy Hill et David Murphy (et par la même occasion se réjouir d'avoir une édition aussi récente -2019-, en particulier pour la revue de littérature scientifique qui figure dans le dernier chapitre).

 L'Approche Centrée sur la Personne est polyvalente : son nom semble flou, ce qui peut être frustrant quand (un exemple au hasard) on cherche à la présenter pour démarrer une activité, mais il devient pour le moins clair quand on l'oppose aux approches centrées sur les symptômes. En effet, ce qui est proposé aux client·e·s est une écoute empathique, et en aucune façon un mode d'emploi pour se débarrasser de telle ou telle souffrance ou pathologie, qui impliquerait une vision normative de ce en quoi aller mieux consiste, mais aussi une détermination très arbitraire de ce qui est important pour la personne accompagnée. Certaines figures de l'ACP, en cohérence avec ce principe, ont donc un point de vue assez virulent sur le concept de diagnostic, dont... Pete Sanders (co-auteur de la première édition) qui donne assez régulièrement son point de vue sur le sujet. A titre personnel, sans en remettre en question la légitimité, je n'adhère pas à cette vision (pour moi le diagnostic est un outil parmi d'autres, qui peut parfaitement être utilisé conformément aux principes de non-directivité et d'autodétermination du ou de la client·e... le sens qui lui est donné par la personne accompagnée, par exemple, est en soi un élément de compréhension important qui peut être mis au service de l'écoute), et je ressentais le besoin de savoir, depuis mes connaissances par ailleurs floues, si cette approche était pertinente pour les personnes dépressives : est-ce que le ralentissement cognitif permet 45 minutes, 1 heure d'écoute dans de bonnes conditions? Est-ce qu'une personne qui potentiellement a du mal à trouver l'énergie de s'habiller ou de sortir de chez elle peut voir un intérêt dans la perspective de parler, fut-ce avec un·e thérapeute, le temps d'une séance? Est-ce que le contact avec ses émotions, dans ces conditions, est possible et peut apporter quelque chose, est-ce qu'au contraire une difficulté à les contacter peut augmenter le découragement et le désespoir?

 La réponse à cette question semble être... oui! Si une méthode spécifique, celle dont il va être question dans le livre, a été mise au point (celle qui donne son titre au livre!), ça semble surtout être pour des besoins institutionnels, pour pouvoir être prescrite ou proposer des formations aux professionnel·le·s, tant, et ce sera confirmé dans les vignettes cliniques (pour des raisons de mise en page, une part importante d'entre elles est illisible sur la liseuse à moins de disposer d'un microscope, préférez la version papier), elle consiste en l'application des fondamentaux de l'Approche Centrée sur la Personne : une écoute empathique qui respecte le rythme du ou de la client·e et l'amène à explorer ses émotions dans la temporalité qui lui convient. Les vignettes cliniques rappellent aussi que cette écoute n'a rien d'un automatisme, qu'elle implique une réflexion en temps réel, une observation fine et des prises de décision actives et constantes. Une dizaine d'hypothèses sont présentées pour expliquer la dépression selon ce modèle, qui relèvent le plus souvent d'une contradiction intérieure (écart entre la vie qu'on a et la vie qu'on estime qu'on devrait avoir, conflit entre différents aspects de la personnalité, ...), mais elles ne seront pas activement exploitées. Ce suivi a toutefois des spécificités, comme l'importance de connaître les médicaments proposés en cas de dépression, leurs effets et surtout leurs effets quand le traitement est arrêté, pour pouvoir mieux accompagner les client·e·s dans leur vécu, ou encore, quand un nombre de séances limité est prescrit, de faire confiance aux client·e·s pour exploiter au mieux cette temporalité imposée et donc ne pas chercher à influer le rythme de la thérapie, même avec une bonne intention (l'auteur précise par ailleurs que l'ACP ayant pour objectif le développement de la personne, et non l'atténuation de symptômes, les effets pourront se prolonger après la fin du suivi).

 C'est semble-t-il un passage obligé dans un livre britannique sur l'ACP, mais il sera énormément question des institutions et de la place que l'ACP doit y prendre ou refuser d'y prendre. Quel sens peut avoir, dans un système de santé qui fonctionne à l'opposé de l'ACP (tel traitement doit pouvoir être mis en face de telle pathologie pour pouvoir être légitimé et proposé), une telle approche? Est-ce qu'elle doit tout de même chercher à s'inscrire dedans pour gagner en légitimité institutionnelle, voire comme un cheval de Troie pour modifier le système de l'intérieur, ou est-ce que chercher à rentrer dans les cases, même avec de la vigilance, risque d'aboutir à ce que ces spécificités soient écrasées? L'auteur rapporte par exemple des témoignages de formateur·ice·s qui observaient le soulagement de soignant·e·s à être formées à cette approche plutôt que d'appliquer les protocoles des thérapies comportementales et cognitives.

 Concernant l'efficacité de l'approche... c'est compliqué à déterminer parce que la science, c'est compliqué. L'auteur présente de nombreux résultats de méta-analyses, mais c'est difficile d'en tirer des conclusions fermes car la qualité des études, voire ce qui est évalué (dans de nombreux cas, ce qui est en fait évalué est l'efficacité des approches expérientielles en général, souvent l'ACP, la Gestalt-thérapie et l'Emotionally Focused Therapy, plutôt que l'ACP spécifiquement), varie beaucoup d'une recherche à l'autre. Ce qui a le plus retenu mon attention (parce que c'était en lien avec ma question de départ!) est une étude observant une efficacité pour les dépressions d'intensité faible ou modérée, mais pas pour les plus sévères.

 Le livre a la spécificité de rentrer dans le détail du fonctionnement de l'ACP et surtout de la compréhension du psychisme qui la sous-tend, ce qui sera redondant pour les personnes déjà spécialistes mais en font un livre qui a tout intérêt à être recommandé à des thérapeutes qui s'intéressent de façon plus générale aux diverses approches qui peuvent être proposées pour aider les personnes dépressives.

dimanche 14 janvier 2024

La force de l'optimisme, de Martin Seligman


 Martin Seligman livre ici les prémices de la psychologie positive, dont il sera le créateur (il me semble toutefois que le terme n'est nulle part dans le livre), à travers les multiples enjeux de l'optimisme qu'il a découverts à travers ses recherches.

 Tout commence lorsque Seligman, jeune chercheur, arrive dans un labo réputé de sciences comportementales où les chercheur·se·s sont déstabilisé·e·s : les chiens ne se comportent pas comme ils sont censés se comporter, et c'est bien embêtant pour comparer une condition contrôle à une condition expérimentale si la condition contrôle n'est pas assez compréhensible pour contrôler quoi que ce soit. La situation donne une idée à Seligman, assez enthousiasmante pour lever, après quelques hésitations et des échanges avec un spécialiste d'éthique, ses réticences à maltraiter des animaux pour la science : et si c'était leur statut de sujet d'expérience qui expliquait les comportements bizarres des chiens? Il crée un dispositif expérimental où deux chiens subissent les mêmes chocs électriques. L'un peut les arrêter en trouvant la bonne manipulation (de mémoire, appuyer sur un levier), pour l'autre les chocs s'arrêtent quand ils s'arrêtent pour le premier. Les chiens des deux groupes sont ensuite mis dans un nouveau dispositif où il suffit de sauter par dessus un petit obstacle pour échapper aux chocs. Les premiers s'en sortent évidemment rapidement, deux tiers des seconds subissent les chocs malgré la solution a priori évidente. Une expérience semblable est faite avec des humains (avec des bruits désagréables... l'électrocution c'est mal vu, allez savoir pourquoi), les résultats sont similaires. Ce travail fait pas mal de bruit, en particulier parce qu'il remet en question plusieurs conceptions du psychisme (en particulier du psychisme animal, qui si on en croit Seligman était en soi un concept aberrant à l'époque), certaines objections reviennent donc souvent, et il sait y répondre. Jusqu'à ce qu'à une conférence, quelqu'un lui fasse remarquer que ses explications ne prennent absolument pas en compte le tiers de sujets qui ne basculent pas dans cette impuissance acquise.

 C'est de la découverte qui a suivi que le livre va essentiellement traiter : la différence, ça peut sembler simpliste dit comme ça, c'est l'optimisme. Le pessimisme a ses atouts, il permet en particulier de ne pas se lancer à l'aveugle dans des projets irréalistes ou d'évaluer avec précision les performances passées (les personnes optimistes les surestiment, les personnes pessimistes, alors qu'on pourraient s'attendre à ce qu'elles les sous-estiment, tendent à avoir une vision proche de la réalité), mais l'optimisme permet de persévérer, de surmonter l'adversité, de rechercher des solutions parfois inattendues face à l'échec. Ça a un enjeu dans les milieux professionnels où l'échec est quantitativement plus fréquent que la réussite (comme appeler des inconnu·e·s au hasard pour faire de la vente, un exemple très très documenté dans le livre), pour rester volontaire dans des circonstances éprouvantes (comme le test d'entrée dans une académie militaire), et surtout, c'est l'enjeu qui a d'abord motivé Seligman, pour prévenir la dépression. La dépression implique en effet, entre autres, d'être terrassé·e par un sentiment d'impuissance, et des recherches épidémiologiques commentées en détail (mais pas sourcées... aucune des très nombreuses recherches mentionnées n'est sourcée, ce qui est difficilement compréhensible et plutôt douteux dans un livre qui parle autant de recherche, surtout quand elles sont mentionnées par celui qui les a faites ce qui peut rendre tentant d'enjoliver les résultats et leur portée) ont laissé penser à l'auteur non seulement que la proportion de personnes dépressives augmentait de façon très inquiétante aux Etats-Unis, mais aussi que le degré d'optimisme était un bon prédicteur de risque dépressif (la première version du livre a 30 ans, je serais curieux de savoir où en est le consensus scientifique aujourd'hui).

 Face à une situation difficile, le pessimisme se manifeste principalement de trois façons : c'est à cause de moi, ça se passe tout le temps comme ça, cette situation spécifique est représentative de ma vie en général. Par exemple, si une promotion attendue nous passe sous le nez : "je suis incompétent·e, évidemment que personne de censé·e ne me donnerait ce poste, de toutes façons chaque fois que j'entreprends un truc je me plante". Cet exemple concerne le milieu professionnel, mais ce même fonctionnement peut se retrouver au niveau relationnel ("mon ami·e n'a pas répondu à mes messages, j'imagine qu'iel me déteste, iel ne va plus jamais me parler"), si la voiture familiale part au fossé quand on est au volant ("on ne peut rien me confier"), ou dans bien d'autres situations. Seligman fournit des tests pour évaluer les différents aspects de l'optimisme chez l'enfant ou à l'âge adulte. Sa solution principale consiste à utiliser une technique de TCC ancienne, très ancienne (mais par définition elle l'était moins à l'époque de la parution du livre), soit ABC, pour "Adversity, Belief, Consequences" (problème, croyance, conséquence). Il s'agit dans un premier temps d'identifier (et surtout de séparer!) les trois aspects, ce qui implique, ce n'est pas négligeable, de rappeler que les croyances sont des croyances. Par exemple, pour le cas de l'accident de voiture, "A j'ai eu un accident de voiture B on ne peut pas me faire confiance, je détruis tout ce que j'ai entre les mains C sans voiture l'organisation de la semaine est détruite, il va falloir payer les réparations ça va remettre en question l'équilibre financier, mon ou ma conjoint·e va me détester et mes enfants aussi". 

 Le simple fait de séparer les trois rappelle que A ne signifie pas nécessairement C, mais l'objectif est dans un second temps de remettre B et C en question. L'idée n'est pas de tout repeindre en rose, ni de bombarder du déo sur une réalité qui peut avoir des effluves préoccupantes, mais de prendre le temps de confronter les représentations à la réalité, de passer de l'absolu au relatif. Seligman déplore que, alors qu'on ne prendrait a priori pas au sérieux les invectives d'un·e inconnu·e alcoolisé·e croisé·e dans la rue, on tende à considérer comme parfaitement fiables les reproches qu'on s'adresse à soi-même, alors qu'ils parlent plus de notre histoire que de ce qui se passe ici et maintenant. En reprenant l'exemple précédent, on pourrait par exemple nuancer B par "cette route est dangereuse, beaucoup d'autres personnes ont eu exactement le même accident ici", "je dois constamment me dépêcher parce que j'ai un emploi du temps serré pour satisfaire tout le monde, donc évidemment qu'il y a plus de risques que ça m'arrive à moi", et C par "tel voisin a déjà proposé de nous prêter sa voiture, c'est l'occasion de lui demander", "quand mon ou ma conjoint·e a été licencié·e pour faute, ça nous a aussi mis dans une situation compliquée, mais ça n'a pas généré de tensions dans la famille". L'auteur recommande, pour les personnes pessimistes, de répéter l'exercice régulièrement jusqu'à ce que ce soit un automatisme, éventuellement en imaginant dans un premier temps que les idées négatives sont formulées par une personne qu'on déteste, pour se motiver à répondre et inhiber le réflexe d'autoflagellation. Dans l'idéal, on peut même le faire avec un·e volontaire qui fera le travail de proposer des interprétations négatives. Il donne des indications pour pratiquer aussi avec des enfants (l'échec scolaire est l'un des enjeux qu'il identifie).

 La psychologie positive subit un certain nombre d'attaques plus ou moins documentées, principalement des procès en naïveté (en tant que thérapeute en Approche Centrée sur la Personne, je sympathise) ou en superficialité, voire d'autres peut-être plus inattendus sur le fait qu'elle s'appuie sur des résultats expérimentaux (je crois que je ne me suis toujours pas remis du rédacteur en chef du Cercle Psy ironisant sur le fait qu'elle soit "saupoudrée d'études scientifiques, dont irréfutable"... l'analogie avec le saupoudrage me laisse toujours aussi perplexe, mais surtout, c'est un point de méthodologie vraiment basique en psycho -et pas seulement en psycho- , l'expérimentation scientifique permet au contraire, par définition, de proposer des résultats réfutables), j'étais donc assez curieux de ce que j'allais découvrir. Passant outre les élucubrations de l'auteur dans le dernier chapitre (on est devenus individualistes parce qu'on ne croit plus dans la nation ni dans la famille -d'ailleurs l'interdiction du divorce garantissait une vie familiale épanouie, il dit ça le plus sérieusement du monde-, parce que famille et patrie dans les priorités qu'est-ce qui pourrait mal se passer, donc pour s'en sortir il faut mettre diverses choses en place dont, là encore il est sérieux, passer 3 heures par semaine à donner de l'argent aux sans-abris mais seulement après avoir parlé avec eux ou elles et avoir jaugé s'iels allaient suffisamment bien utiliser l'argent), j'ai trouvé l'ensemble plutôt convainquant, à la fois dans la façon de poser le problème et dans les solutions proposées. Par contre, comme je l'ai mentionné plus haut, le livre a 30 ans, et les propositions sont très ambitieuses : le travail de Seligman permet certes de casser les pieds à plus de gens pour leur vendre des assurances (il faut croire que c'est très important pour lutter contre l'individualisme), mais aussi de prévenir, rien que ça, la dépression, ou encore de lutter contre l'échec scolaire ou de... renforcer le système immunitaire. Je suis donc assez frustré, en ayant eu entre les mains une édition de 2018, que pas un mot ne soit dit sur le recul scientifique qu'on a aujourd'hui (ça et, je l'ai déjà mentionné, le fait que ça parle autant de recherche sans faire figurer la moindre référence).

dimanche 25 juin 2023

Chute libre - carnets du gouffre, de Mademoiselle Caroline

 


 L'autrice décrit dans ce livre sa cohabitation avec la dépression pendant une dizaine d'années, de la première prescription d'anti-dépresseurs par son généraliste ("C'est bizarre... Vous ne riez plus?!"), prescription d'un mois en omettant de préciser qu'il ne faut surtout pas arrêter brusquement ("J'ai tenu un mois, mais je me sentais glisser. Tout redevenait pesant, lourd, mou... Et puis un jour je me suis mise à pleurer, comme ça, presque pour le plaisir de pleurer") à l'après, de nombreuses années et souffrances, jusqu'aux idées suicidaires, et 4 psys plus tard, un après certes relatif ("une jolie boîte de médicaments pour une prise quotidienne inéluctable", "il est hors de question que j'y retourne. C'est une lutte quotidienne. Je suis sur mes gardes") mais radicalement différent de ce qui a été vécu pendant toute cette période ("j'apprenais à 35 ans le bonheur, j'apprenais en fait à ne plus en avoir peur").

 Le récit couvre la compréhension progressive de la maladie, les moments les plus difficiles vécus avec les proches ("je me prenais la tête, je me parlais en la secouant... Un jour, mon homme l'a découvert et j'ai vu la peur, la vraie, sur son visage", "mon fils était terrifié : il n'avait jamais vu ma mère pleurer"), parfois soutenant·e·s ("merci du fond de mon âme à Raf, qui ne m'a jamais lâchée ni jugée") parfois moins ("M'enfin, je ne comprends pas!? Tu as tout pour être heureuse! Oui mais c'est dans ta tête, la santé, ça va?! Alors ça va"). Une maladie avec des moments de mieux donc d'espoir, et des moments plus alarmants qui déclenchent des sentiments d'urgence, souvent suivis du début d'un suivi psy plus ou moins concluant (quand ce n'est pas l'appel à d'autres types de pro -exorciste, magnétiseuse, ...-, démarches auxquelles l'autrice adhère moyennement -"J'avais un truc à lire. Façon "mantra"... Une feuille que je devais lire tous les jours devant mon miroir. Pour aller mieux, me calmer. Je l'ai fait une fois. A défaut d'aller mieux, j'ai bien rigolé"-).

 L'autrice fait une distinction très radicale entre ses trois premiers psy et le quatrième, recommandé par Christophe André (et à "seulement" 1h30 de route) dont elle a découvert par hasard qu'elle connaissait l'épouse. Les trois premier·ère·s l'écoutaient raconter ses difficultés, ce qui lui a permis d'avancer sur certains sujets, mais pas sur sa dépression (ce qui n'a pas empêché les deux premiers, au moment d'arrêter le suivi pour des raisons extra-thérapeutiques -déménagement pour l'une, retraite pour l'autre- d'affirmer que "Mais ça tombe bien. Vous êtes guérie"). Le quatrième se démarque dès les premières phrases (l'autrice est plus directe en parlant de "grosses claques dans ma face"), en particulier en la déculpabilisant ("Ce n'est pas de votre faute! Vous êtes tout simplement MALADE!") et en lui parlant de guérison ("Vous pouvez guérir. Et vous allez guérir"). Avec lui, pas d'espace pour parler de "ma mère, ma sœur, l'argent, mon boulot, la vie en général, mon corps affreux, les questions en spirale, l'Himalaya, pourquoi elle et pas moi?, mes bouquins", mais de la psychoéducation ("mon cerveau déforme allègrement la réalité", "le moindre "traumatisme" laisse une longue trace. Il est comme bloqué dans le système nerveux, gravé", "je sais que je ne risque rien, mais je ne le ressens pas, j'ai peur"), et des exercices, des "choses nases" (méditation, sollicitude, fleurs, croix sur la main pour penser à faire une "crise de calme" -exercice de relaxation dont l'efficacité croît avec la répétition- en la voyant) mais qui fonctionnent ("j'aurais pu en rire, mais là, je buvais ses paroles"). En plus de l'impact direct sur les symptômes, le mieux-être s'accompagne d'un changement intérieur ("je m'autorisais à me faire du bien", "Un boulot super pourri? Que si je veux", "J'ai le droit"). 

 Le livre est assez dense en informations, mais le format BD et autobiographique fait qu'on s'en rend surtout compte après la lecture. Le parcours est raconté pour l'essentiel en temps réel, sur un ton positif mais sans angélisme, y compris pour l'après. Il permet d'éclairer sur différents aspects de la dépression, y compris certains qui sont inattendus (le fait par exemple que ça peut ne pas se voir de l'extérieur, que c'est parfois difficile d'identifier et de comprendre ce qui aide ou pas, ...).


dimanche 1 mars 2020

C'est comme ça que je disparais, de Mirion Malle



 Clara a un travail et même deux (écrivaine, et attachée de presse à mi-temps avec un responsable dont certains comportements flirtent avec le harcèlement moral), des ami·e·s proches et soutenant·e·s... pas tout à fait l'image qui peut venir à l'esprit spontanément pour se représenter une personne dépressive.

 Et, pourtant, Clara disparaît... Elle disparaît pour cacher la crise de larmes qui vient d'un coup, elle disparaît quand elle ne répond pas aux appels ni aux SMS de ses ami·e·s qui s'inquiètent de ne plus la voir... surtout qu'iels ont peur qu'elle ne disparaisse pour de bon, alors que pour elle, c'est clair, si elle a parfois des pensées suicidaires, il n'est pas question de passage à l'acte ("j'ai jamais été "au bord du gouffre". Genre. Je le vois au loin"). Disparaissent aussi dans ces moments là les messages de réponse qu'elle commence à écrire, puis efface avant de les envoyer. Ses émotions, même, finissent par disparaître, quand le problème n'est plus d'être triste mais de ne plus être capable de ressentir la tristesse. Et elle disparaît en tant que victime de violences sexuelles : après avoir tenté de faire disparaître le souvenir (avec succès, pendant un an), elle disparaît de la vie de son agresseur, impuni, alors qu'elle-même souffre tellement, des années après ("Depuis SEPT ans, y a pas un jour, pas une heure où je n'ai pas pensé à ce qui est arrivé. Et lui, il y pense à ce qu'il m'a fait? Ou il a rangé ça dans un coin de sa tête? Il continue sa vie, sans embûches, sans répercussions. Il m'a détruite et il a le droit de vivre une vie heureuse.")

 Ce voyage avec Clara permet aussi de mettre en lumière quelques éléments, comme les signaux chez l'autre qu'une personne qui souffre sait repérer, et les conseils pertinents que peut donner quelqu'un qui est passé par là, ou encore les difficultés d'accès à des soins de qualité (5 à 7 mois d'attente pour un service de psychothérapie, 125$ de l'heure pour une thérapeute spécialisée -"Ah bah nickel! J'imagine que je dois choisir entre ça ou manger, alors!", recherche sur Internet avec des avis très contradictoires pour savoir si prendre des antidépresseurs serait pertinent, ...) ou le fait que, même pour réconforter, même si c'est un·e proche, on ne touche pas quelqu'un qui fait une crise sans demander avant.

 La bande-dessinée se lit bien, et contient probablement des subtilités qui sont plus saillantes au bout de plusieurs lectures. Elle permet aussi de réfuter un certain nombre de clichés sur la dépression, et la façon dont elle peut être vécue par les personnes concernées et par l'entourage... en particulier le fait que cette maladie puisse être invisible!

jeudi 21 décembre 2017

Voyage au bord du vide, de Caroline Valentiny



 L'autrice, aujourd'hui psychologue, raconte par ellipses ses longues années de grave dépression (plus de 10 ans), pendant lesquelles sa vie a plusieurs fois été en danger (tentatives de suicide, perte de poids jusqu'à 35 kilos, …).

 Le livre commence avec la prise de conscience de la maladie et les premiers rendez-vous médicaux, puis raconte l'hospitalisation, puis une nouvelle hospitalisation dans un service avec des soins plus lourds (surveillance plus stricte, électrochocs réguliers en plus des médicaments, …), jusqu'à la rencontre, au travers son livre (Guérir l'anorexie et la boulimie par la méthode Montreux) puis en personne, de Peggy Claude-Pierre, rencontre qui constituera un premier pas vers la guérison, qui se consolidera lentement, très progressivement ("toutes ces peaux mortes en deçà desquelles il me faut aller pour retrouver la vie vivante"), pendant plusieurs années.

 L'autrice parvient à rendre évocatrices les descriptions de l'état de dépression, pourtant difficile à décrire parce qu'il s'agit précisément d'une absence, d'un vide ("Parfois, elle se contente de manger la couleur. Elle laisse la forme, le squelette. Les apparences sont sauves. On ne voit rien. Je n'ai rien", "Aucun corps auquel s'accrocher. Réalité sans consistance", "Comment ça se fait que j'aimais ça, avant ? Je croyais que c'était à cause des blagues, et de tout le monde réuni, et de la forte odeur de chocolat. Mais ça, ça n'a pas changé. Ce doit être moi qui n'y suis plus", "Le jaune du soleil ne va plus avec la chaleur du soleil", …). La douleur, qu'on suppose pourtant ne pouvoir qu'être présente et intense, est au contraire surtout décrite de façon implicite : la peur de vieillir sans avoir vécu est évoquée au détour d'une angoisse ("fossilisée avant l'âge, avant que les années ne viennent m'arracher les dents dans un éclat de rire moqueur"), il n'est pas question si souvent de l'affaiblissement intense causé par la sous-nutrition et les médicaments, une automutilation qui ressemble à une tentative de suicide (bien que le souhait de mourir ne soit pas explicité) est décrite comme une tentative de retrouver des sensations ("Mon corps brûle, je vais exploser. Du sang. Il me faut du sang. Pour être sûre que je vis toujours", "Fascinée, je contemple les gouttes qui s'échappent le long de ma paume. Ce mince filet rouge, en s'échappant de moi, emporte avec lui toute la crasse qui m'asphyxiait quelques secondes auparavant. Un soulagement soudain, inespéré, me fait éclater de rire. L'entaille silencieuse dans ma chair apaise un peu l'angoisse et la rage contre moi-même, étouffante, abandonne sa pression de fer. Je respire"), …

 La thérapie qui permet à l'autrice de s'en sortir progressivement est marquée par l'implication, le respect, la patience du personnel thérapeutique : Peggy accepte un appel au milieu de la nuit ("Je m'excuse brièvement de l'éveiller ; elle a la voix endormie et une vague de culpabilité me traverse. Elle me dit de ne pas m'en faire, qu'elle a l'habitude d'être réveillée au beau milieu de la nuit, que j'ai bien fait d'appeler"), sa thérapeute (Mona) ne se formalise pas quand l'autrice dit qu'elle ne veut plus qu'on lui demande si ça va, quand elle reste une heure sans parler ou qu'elle refuse d'enlever ses gants (qui dissimulent des traces d'automutilation) et surtout d'expliquer pourquoi. Le contraste avec l'hospitalisation précédente, surtout décrite par la mère (que l'autrice fait parler à la première personne), est frappant : certains aspects donnent la sensation que l'institution avait pour but de contrôler, parfois de façon infantilisante, faute de pouvoir soigner (traitement médicamenteux très lourd - "je prends tellement de choses différentes qu'on ne peut pas y voir clair. Même si une molécule m'aidait vraiment, ce serait enfoui sous la brume et la lourdeur des vingt autres pilules de la journée"- alors que les entretiens avec la psychologue, trois fois par semaine, sont limités à un quart d'heure, contacts téléphoniques avec l'extérieur limités à un par jour – au point que l'autrice se fait arracher le téléphone des mains en plein appel quand elle avait oublié -effet secondaire des électrochocs- qu'elle avait appelé plus tôt dans la journée, on conseille à la mère de prendre de la distance - "je devais me distraire et me changer les idées, aller au théâtre par exemple, faire du sport, me détendre, et surtout les laisser faire leur travail, au lieu d'interférer sans cesse"- quand elle s'inquiète un peu trop avec des remarques précises, ...). Peggy Claude-Pierre sait toutefois aussi être directive sur certains points, ne se contentant pas d'observation et de disponibilité ("Peggy a été claire : sous les 45 kilos, je dois arrêter", "On détermine des lignes de conduite un peu plus structurées. Je fais de l'anglais une demi-heure par jour. J'écris à Peggy une heure par jour, maximum, pour désencombrer les pensées tapageuses […] Tant pis si les pensées continuent de sourdre à mes oreilles, supplient d'être transcrites").

 Malgré la brièveté du livre, la précision de l'autrice pour décrire ses souffrances, le fait que les chapitres soient datés chronologiquement, donnent une idée de la longueur du supplice, du désespoir qui a dû souvent s'emparer de Caroline Valentiny et de sa famille, qui est restée très présente, comme l'équipe de Peggy Claude-Pierre. Si sombre que soit l'essentiel du contenu, c'est donc surtout un message d'espoir, une invitation à, quand il n'y a pas d'autre solution, rester capable d' "entendre l'herbe pousser", pour reprendre l'expression d'Arnhild Lauveng. C'est aussi une description des souffrances de la dépression bien plus parlante que "TOCS, automutilations, anorexie, boulimie, attaques de panique, impressions angoissantes d'irréalité, pensées galopantes, perception morcelée du monde et de soi".