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lundi 8 septembre 2025

L'empathie est politique, de Samah Karaki

 

 L'empathie, c'est la connexion, c'est un lien profond, intime et émotionnel, c'est le souci de l'autre, pour tout dire, c'est presque l'humanisme concentré en un seul mot, c'est forcément bien, non? Est-ce que je n'ai pas entendu moi-même à plusieurs reprises, dans des groupes de recontre ACP, s'exprimer l'espoir d'un cercle vertueux d'empathie qui pourrait par ricochet amener à la paix dans le monde? Qui aurait la drôle d'idée de vouloir que les soignant·e·s, le monde du travail, les responsables politiques, aient moins d'empathie?

  La neurologue Samah Karaki va questionner très frontalement son statut implicite (et d'ailleurs parfois explicite) de baguette magique, avec des réflexions sourcées et des exemples spécifiques. Première fissure, aussi conséquente qu'évidente quand on la regarde en face, et probablement encore plus évidente pour une experte du fonctionnement du cerveau, l'empathie est, d'un point de vue cognitif, coûteuse (de façon assez analogue à l'attention). Si tentant que ce soit d'imaginer un univers constitué de personnes plus ou moins empathiques, ce qui impliquerait que si on rend plus empathiques les personnes qui le sont moins tout est réglé ou presque, l'empathie n'est pas un trait de personnalité (même si certains traits de personnalité la favorisent probablement, par opposition à d'autres!), le cerveau n'est absolument pas configuré pour être empathique avec tout le monde tout le temps. D'ailleurs, même Martin Buber, cité dans l'intro pour mon plus grand plaisir, dit qu'une relation Je et Tu (par opposition à une relation Je et Cela) n'est telle que pendant un temps donné.

 La conséquence, peut-être contre-intuitive, est une désensibilisation (la sensibilité à la souffrance de l'autre diminue avec l'exposition), ou encore une fatigue compassionnelle : la souffrance de l'autre me fait du mal donc mon objectif devient de m'en prémunir. L'autrice déplore ainsi que la réponse aux injustices et aux violences du monde devienne parfois une annexe du développement personnel, avec des recommandations et un mode de vie à adopter pour se préserver soi et garantir son épanouissement propre face à ce qu'endurent les autres. Un aspect plus insidieux est que le fait que l'empathie ait un coût donne la sensation d'avoir agi, d'avoir payé sa dette sociale, en ayant lu un texte, regardé une vidéo : "maintenant que j'ai bien partagé la souffrance de cette personne que je ne connais pas, je vais pouvoir passer à autre chose tout en estimant que je suis supérieur·e moralement à ceux et celles qui n'en ont pas fait autant".

 L'empathie est aussi une forme d'identification, et personne ne sera époustouflé·e de lire qu'on s'identifie plus aux personnes qu'on estime nous ressembler. L'humoriste Pierre-Emmanuel Barré propose le concept de mort-mélanine, à substituer à celui de mort-kilomètre (plus une tragédie a lieu loin, moins le public est touché), en constatant qu'un attentat terroriste aux États-Unis génère plus de compassion en France qu'un attentat terroriste en Turquie... la psychologie sociale a largement confirmé ce type de mécanismes. De nombreux critères diminuent l'empathie : la couleur de la peau, le fait de comprendre ou non la situation (un contexte géopolitique jugé trop complexe donnera un sentiment de fatalité et provoquera une grande distance émotionnelle), la sensation que les victimes sont responsables, ou encore l'anonymat, comme exprimé dans la citation (dont j'ai appris dans le livre qu'elle n'était en fait pas une citation de Staline) "un mort c'est une tragédie, un million de morts c'est une statistique". Pire, l'empathie peut rendre bien plus violent·e! Les personnes désignées comme ennemies de celles auxquelles on s'identifie ("dans les contextes de conflit, la cohésion interne du groupe s'intensifie", "la victime a toujours raison moralement" et ce y compris voire surtout quand la personne identifiée comme victime fait partie d'un groupe dominant) deviennent plus facilement des monstres diabolisés voire des cibles à détruire ("plus de 100 études et une méta-analyse ont documenté une association solide entre les biais d'attribution hostiles et les comportements agressifs"). L'empathie, ce n'est pas se promener avec un grand sourire et un écriteau "free hugs", c'est un mécanisme qui peut très fortement renforcer le "nous contre eux" à l'origine des pires violences.

 Enfin, l'empathie est une sensation d'identification, mais pour des raisons pratiques (non, ne cherchez pas, même avec la physique quantique ça ne marche pas) on ne se met pas littéralement à la place de l'autre. Dans la mesure où on ne peut partir que de ses représentations, on se met donc à la place d'un autre imaginaire, au détriment de la complexité voire en se contentant de percevoir les aspects de l'autre qui nous conviennent, d'autant que l'empathie n'est pas un dialogue. Je rentre en empathie avec la personne en détresse, vulnérable, que j'ai vue sur la vidéo, ou pire encore avec les personnes en détresse que j'identifie comme étant toutes les mêmes. Si seulement je pouvais les aider, en répondant à ma façon aux besoins que je suppose être les leurs, quelle gratitude je recevrais probablement! Certes, le trait est forcé, mais l'autrice donne des exemples, détaille des mécanismes, où on n'est franchement pas si loin de cette caricature. Et surtout, si l'idée paraît évidente une fois visible, on est loin, très loin, de cette représentation intuitive de l'empathie comme une rencontre (en tant que thérapeute dont la pratique est axée sur l'empathie, je me sens obligé d'ouvrir une petite parenthèse hors de l'aspect social : l'Approche Centrée sur la Personne implique de vérifier régulièrement qu'on a, précisément, bien compris ce que la personne vivait et exprimait, l'un des intérêts des reformulations empathiques est qu'elles permettent d'être contredit·e).

 C'est un livre qui secoue, et je pense qu'il secouera particulièrement les rogérien·ne·s. Le "révolutionnaire tranquille" Carl Rogers articule son projet thérapeutique à un projet politique, et si tout ne repose pas sur l'empathie (l'autrice invite dans la conclusion à laisser la place à l'inconfort de la rencontre... si on applique sérieusement les principes de l'ACP en pédagogie où à n'importe quel niveau collectif, l'inconfort est garanti!), c'en est le pilier le plus ostensible et, probablement, le plus tentant, et à mon avis c'est probablement à cause des contresens qui sont dénoncés par Samah Karaki : non, l'empathie, ce n'est pas un état d'illumination ou de sagesse qu'on acquiert, non, rencontrer l'autre, ce n'est pas un élan d'amour humaniste irrépressible, ça peut déclencher de la colère, du mépris, du rejet, et si on l'oublie c'est probablement qu'on est plus rempli de naïveté au mieux et de condescendance au pire que d'empathie.

 J'ai bien eu quelques objections pendant la lecture. Si l'empathie est politique, comme le rappelle le titre, est-ce que précisément en tant que ressource limitée elle ne devrait pas être objet de mobilisation, plutôt que rejetée comme une fausse bonne idée? L'action politique, ça consiste beaucoup à occuper l'espace : rendre de l'empathie aux personnes qui n'en ont pas parce que subissant des discriminations (je pense par exemple aux victimes de violences sexistes et sexuelles, on pourrait aussi parler des victimes de violences policières, ou aux critiques médiatiques qui observaient après le 7 octobre 2023 que les reportages tendaient à montrer des témoignages personnels côté israélien, et des gravats d'immeubles côté palestinien), est-ce que ce n'est pas précisément un combat à mener? L'expérience de Milgram a certes montré que l'empathie n'empêchait pas de torturer une personne innocente (les sujets de l'expérience vivaient un inconfort extrême, pour autant les résultats de l'expérience sont glaçants), mais a aussi montré que plus il y avait de proximité physique, moins les personnes obéissaient longtemps. L'autrice dénonce le coût de l'empathie, sa sensation de fausse proximité, qui donne l'impression d'avoir agi, soutenu, en n'ayant absolument rien fait de concret, mais relève aussi que la diffusion de la photo et de l'histoire d'Aylan Kurdi, enfant noyé en fuyant la Syrie en guerre, a fait augmenter les dons aux associations.

 Bien sûr ces réflexions sont anecdotiques au regard de l'importance et de la qualité du travail du livre (qui d'ailleurs contient probablement plusieurs contre-arguments à leur opposer), que je recommande à tou·te·s et en particulier aux thérapeutes humanistes qui sont à mon avis, y compris pour de bonnes raisons, très vulnérables aux illusions qui y sont dénoncées.

jeudi 23 mai 2024

A volonté, de Mademoiselle Caroline et Mathou

 

 Mademoiselle Caroline ("née avec 25 kilos de trop") et Mathou ("des kilos en trop depuis bien trop longtemps") racontent à quel point les stéréotypes sur le surpoids leur pourrissent la vie au quotidien.

 Les injonctions sociales, le rappel de leur statut, est partout, dans les appels à faire un régime qui surgissent dans tous les sens (couvertures de magazines, livres, médiatisation de nouvelle méthode miracle, remarques des soignant·e·s et des proches, ...), les plaisanteries dans la fiction ou dans la vie quotidienne, les recommandations médicales parfois douteuses sur le fond et/ou sur la forme ("Je suis surpris, vous n'avez pas de cholestérol. J'aurais cru pourtant", "-Oui mais pour mon allergie? -Maigrissez, vous verrez, vous irez mieux", "vous avez une grosse hernie discale. Vous êtes enceinte de jumeaux. Vous allez donc prendre une quarantaine de kilos, telle que je vous connais. Vous allez avoir la moelle épinière écrasée, finir tétraplégique. Faudrait songer à l'avortement"). Les remarques déplacées sont fréquentes, et les personnes qui les font ne veulent pas entendre que c'est blessant ("tu te victimises", "c'est parce qu'on tient à toi qu'on te dit ça, tu sais", "si tu te plais pas, t'as qu'à maigrir au lieu de nous faire chier avec ton poids", ...).

 Les autrices montrent à quel point cette ambiance les envahit, les pousse à réfléchir à leur moindre faits et gestes, culpabiliser ou s'inquiéter du moindre relâchement, se préoccuper sans arrêt de leur apparence ("je regarde si j'ai des mégabourrelets quand je m'assois... les gens vont les voir... je calcule comment m'asseoir pour que ça se remarque moins") et ce, qu'elles soient ou non effectivement au régime et, surtout, quoi qu'elles pensent de la légitimité de ces jugements et injonctions : "On a intégré leur grossophobie. Notre poids est devenu l'échelle de notre propre valeur. Tout ce qu'il ne faut pas faire, pas penser, pas intégrer, on le fait."

 Le combat est collectif et de long terme, et est magnifiquement rappelé dans la conclusion : "Quand on aura vraiment compris que le poids n'est pas une échelle de valeur, la grossophobie rend les gens plus gros, et plus tristes, personne ne décide si je suis belle, sexy ou désirable. Quand tout ça ne sera pas qu'un discours militant qu'on admire ou des phrases bateau de pseudo-développement personnel... que ce sera devenu des mots compris, intégrés, digérés auxquels on adhérera totalement, sans se dire "oui mais bon, si je perdais un peu, je serais une meilleure personne", ce jour là, on aura tout gagné".

lundi 16 janvier 2023

Politicizing the person-centred approach, dirigé par Gillian Proctor, Mick Cooper, Pete Sanders et Beryl Malcolm

 



 Si l'Approche Centrée sur la Personne a tardé à être explicitement politique (il a fallu attendre 35 ans entre le premier livre de Carl Rogers et son Manifeste personnaliste), elle l'est par essence depuis ses débuts, en supprimant le statut de sachant·e du ou de la thérapeute ce qui n'est pas sans enjeux, et cet aspect est allé en se renforçant, en particulier avec des prises de positions radicales et des actions allant dans ce sens dans le domaine de la pédagogie, ou encore quand Rogers se demande pourquoi la société a la drôle d'idée de centrer les relations amoureuses autour du couple, au point qu'il s'approprie le qualificatif de "révolutionnaire tranquille" (et j'ai d'ailleurs fait mon mémoire sur cet aspect du travail de Rogers) (mon mémoire est fini, yay!!!).

 Ce livre est constitué de nombreuses interventions dans l'ensemble brèves qui rendent hommage à, mais surtout se proposent de renforcer, que ce soit au niveau théorique ou au niveau pratique, cette dimension, se demandent comment décentrer l'Approche Centrée sur la Personne de la personne et plus l'orienter vers la société. En effet, quand "un enfant meurt toutes les 15 secondes du fait du manque d'eau potable, plus de 30 000 décès quotidien sont évitables, la moitié de la population d'Afrique sub-saharienne vit avec moins d'un Dollar par jour -soit la moitié des subventions accordées pour une vache européenne-, un sixième de l'humanité vit dans des bidonvilles", faire des groupes de rencontres, ça peut paraître manquer d'ambition. Plusieurs articles sont d'ailleurs consacrés à l'aide aux personnes les plus démunies économiquement. L'un, écrit à quatre mains, décrit la mise en place d'écoute gratuite auprès d'une population très défavorisée au Brésil : contrairement à certaines idées reçues (qui ont d'ailleurs été opposées aux organisateur·ice·s du projet), même dans les pires conditions matérielles, cette assistance psychologique a un vrai intérêt (dans d'autres articles, des éléments sont donnés pour aider à répondre à la question d'aider matériellement -ce qui renforce la relation thérapeutique en confirmant très concrètement l'engagement du ou de la thérapeute- ou non -pour éviter de créer ou renforcer une verticalité dans la relation-).

 L'enjeu de la communication est aussi difficilement contournable, dans la mesure où la conflictualité est un des aspects constitutifs des enjeux politiques. Rosemary Hopkins observe par exemple sa difficulté à concilier le partage de la colère des victimes et l'empathie, l'approche positive inconditionnelle, envers les bourreaux qui sont de fait aussi des êtres humains (mais leur redonner leur humanité, c'est aussi les responsabiliser, ce qui dans certains cas ne facilite pas nécessairement l'empathie). Fiona Hall décrit un projet pédagogique prometteur qui a connu une fin frustrante, ce qu'elle attribue entre autres à la difficulté de trouver un équilibre entre écouter vraiment les personnes disons les moins enthousiastes, et ne pas leur donner une place disproportionnée. Dave Mearns fait part de son dilemme, avec des exemples concrets, lorsqu'il organise des choses qui nécessitent un soutien institutionnel : certes se draper de pureté idéologique a l'avantage du confort mais l'inconvénient d'amener à l'immobilisme, pour autant rentrer dans des cases pour obtenir des moyens indispensables, est-ce que ce n'est pas légitimer et renforcer les cases en question ("les services d'assistance sont d'abord là pour avoir l'air d'aider")? Il ajoute que les critères quantitatifs, pour justifier de l'intérêt d'un projet, peuvent être remplacés ou contournés par le récit de parcours de vie liés au projet en question ("les administrateurs aussi sont des personnes").

 Un point commun entre l'objectivité affichée de critères administratifs ou de la recherche en général et la subjectivité de l'Approche Centrée sur la Personne est le risque de voiler les inégalités insidieuses. En effet, la société contemporaine est extrêmement inégalitaire, et les inégalités, les discriminations, ne se limitent pas à la sphère économique. De la même façon que l'objectivité de la recherche n'est pas si objective et ne permet pas d'échapper à un point de vue par défaut raciste et sexiste (des exemples concrets sont donnés en ce qui concerne le sexisme), la focale portée sur le développement individuel peut détourner l'attention de la diversité des contextes. Rogers s'est incontestablement emparé de cette question ("Rogers, avec son histoire de la pomme de terre, reconnaît clairement l'existence d'environnements différents (et inégaux), ce qui a une forte résonance avec beaucoup de réflexions féministes et anti-racistes"), mais pour autant cet enjeu peut vite être oublié, surtout lorsqu'il rappelle des réalités inconfortables ("les thérapeutes ont plus de chances d'être blancs et de classe moyenne"). Les conséquences concrètes sont détaillées dans plusieurs articles du livre, par exemple la frustration de ne pas être représenté·e, les introjects différents en particulier en ce qui concerne l'expression de la colère (Bea White décrit l'équilibre délicat, pour les femmes victimes de violences passées ou présentes, entre renforcer l'horizontalité -en particulier en ne répondant pas aux questions posées pour rappeler que le·a thérapeute n'aura pas de meilleure réponse que le·a client·e- pour redonner du pouvoir et nommer les situations de violences car ne pas le faire risque de légitimer le discours intégré de culpabilisation des victimes), la difficulté à comprendre ce que signifie "plus de pouvoir" pour la personne (c'est le cas de Suzanne Keys avec un étudiant handicapé) et la sensation d'être jugé·e. L'un des articles constitue en un rappel technique sur la notion de privilège, s'appuyant fortement sur ce texte, que pour l'anecdote j'ai traduit (je peux donc vous l'envoyer en français si vous me le demandez par mail).

 Voisin mais distinct de la discrimination, le sujet de l'interculturalité est également abordé, rappelant en particulier que le rapport à l'horizontalité est encore plus compliqué dans certaines cultures et que dans cette mesure la non-directivité peut être mal vécue (en général elle est mal vécue par tout le monde au début, mais là encore plus) ou encore que des personnes issues de cultures plus collectivistes auront plus de mal à s'impliquer dans le développement de leur personne. Dans un article particulièrement intéressant, Rundeep Sembi, Sikh, raconte comment elle s'est débattue avec la connotation presque opposée du pronom "je" dans l'Approche Centrée sur la Personne (subjectivité, responsabilisation, affirmation de liberté, ...) et parmi ses proches (orgueil mal placé, égoïsme, ...). Les beaux principes universels ne sont pas nécessairement si universels que ça...

 Le livre est riche et exigeant, et la diversité des interventions est fortement au service du propos. Il n'existe malheureusement qu'en anglais, et profitera plus, je pense, aux personnes qui ont déjà de bonnes connaissances sur l'ACP (c'est plus intéressant d'être sensibilisé aux espaces de fragilité de l'édifice après en avoir constaté dans un premier temps la solidité), même si je pense que beaucoup de questionnements peuvent rejoindre ceux d'autres approches voire de l'engagement en général.

mercredi 24 mars 2021

Voices of the Voiceless, de Jan Hawkins


 Jan Hawkins, elle-même mère d'un fils handicapé mental, et d'autres qui seront présent·e.s à travers des interviews ou des textes, détaillent l'intérêt de l'Approche Centrée sur la Personne auprès d'un public d'handicapé·e·s mentaux·ales. Si ce domaine est particulièrement emblématique de l'intersection entre les aspects cliniques et politiques de l'ACP, cette approche est dans les faits peu présente, les thérapeutes ACP étant peu nombreux·ses, voire réticent·e·s, à s'y impliquer (plusieurs sujets d'une recherche de l'autrice ont exprimé leur sentiment de solitude, et l'autrice a même entendu plusieurs personnes dire que l'ACP, qui a pour objectif le développement de l'expression et de l'intelligence, n'avait pas d'intérêt pour des personnes qui n'étaient pas intelligentes et ne savaient pas communiquer). 

 Les thérapeutes ACP, c'est peut-être le centre du problème, ne sont pourtant pas les seul·e·s à penser que, pour ces personnes, les principes rogériens n'ont pas d'importance. L'empathie, l'encouragement à faire des choix, ou même simplement l'écoute, nombreux·ses sont celles et ceux qui n'y ont pas droit. Quand à l'approche positive inconditionnelle, quand la réponse en institution à des conflits et comportements difficiles est une approche strictement comportementaliste, le concept même est souvent inaccessible. Si l'autrice critique souvent le thérapeute imaginaire holywoodien qui bouleverse l'existence de ses patient·e·s, le simple fait d'écouter, de chercher vraiment à comprendre, a souvent été la source de changements importants. Difficultés à communiquer ou non, les client·e·s évoqué·e·s par Jan Hawkins sont bien, pleinement, des êtres humains, avec une personnalité propre, des désirs et préférences, des émotions positives et négatives (l'autrice déplore que face à un comportement problématique, la recherche de solutions fait souvent l'impasse sur... la motivation du comportement!), une sexualité, des vécus d'attachement et de deuil, un désir d'autonomie, des traumatismes (beaucoup sont ou ont été victimes de violences sexuelles... et en plus de ne pas être cru·e·s, écouté·e·s, ont vu leurs comportements de détresse liés au traumatisme réprimés). L'autrice est particulièrement remontée contre le "diagnostic" de recherche d'attention : en plus de nier par anticipation la légitimité des besoins et souffrances derrière un comportement, ça implique que le désir d'attention, pourtant pleinement humain, n'est pas légitime. Plusieurs intervenant·e·s disent d'ailleurs ne pas être choqué·e·s par les expressions de colères virulentes : iels auraient aussi du mal à supporter de telles conditions de vie.

 Si le message politique est clair (le premier livre de Rogers lu par l'autrice est Le Manifeste Personnaliste), si la pertinence clinique est largement étayée, le livre ne verse pourtant pas dans l'angélisme, et ne nie certainement pas les difficultés. La rencontre présentée en introduction aboutit d'ailleurs à un échec, douloureux au propre et au figuré puisque Danny, la personne présentée, au gabarit de rugbyman, mord les autres patient·e·s et éducateur·ice·s, dans un cas jusqu'à l'os. L'entrée en relation thérapeutique ACP, et c'est le cas pour tou·te·s les client·e·s, comme le rappelle une thérapeute interviewée, consiste à apprendre le langage de l'autre. Dans certains cas, la seule solution consiste à procéder par essai-erreur, et c'est parfois laborieux, comme la fois où il a fallu 5 ans pour comprendre que ce résident qui se tapait la tête contre un placard demandait "simplement" un thé (une fois cette demande comprise, il en a progressivement fait d'autres). Parfois, le simple fait d'avoir une émotion entendue, identifiée, acceptée, est un moment fort, source de changements, tant c'est inhabituel. La compréhension demande souvent un travail d'équipe (avec le recueil du consentement du ou de la client·e, dans la mesure du possible, pour évoquer un sujet en dehors de l'espace thérapeutique) : c'est en recensant laborieusement ce qu'il se passait aux moments où Carl déclenchait l'alarme incendie que l'équipe a pu comprendre que ça arrivait aux moments des rotations de personnel, dont il n'était pas informé. Un autre client se servait dans les poubelles, tout en admettant que c'était sale... l'écoute a permis de déterminer que c'était parce qu'il avait faim!

 Le message porté est fort, et il est puissamment porté, que ce soit par l'autrice ou les autres intervenant·e·s, avec une grande implication émotionnelle. Les nombreux exemples rendent l'intérêt des valeurs humanistes extrêmement concret et direct. Pour autant, le message n'est vraiment pas flatteur, y compris pour les institutions et thérapeutes ACP, et je me demande si ce livre a contribué à faire bouger les choses depuis sa publication (sauf erreur de ma part, par exemple, le sujet est absent du manuel de l'ACP).


lundi 30 novembre 2020

La différence des sexes, dirigé par Nicolas Mathevon et Eliane Viennot




 Projet initié avant la panique morale organisée politiquement autour de la soi-disant théorie du genre, ce livre met en avant le poids des stéréotypes qui ont alors subi un effet grossissant, en se concentrant sur l'univers de la recherche, qui n'est malheureusement pas épargné ("cette corporation est du reste tout autant que les autres victime des discriminations qui gangrènent la société", "comment se fait-il que le monde de la recherche français soit pour partie si frileux face à un concept aussi opérant que le genre?"). Dans des domaines aussi divers que le droit du travail, la danse, la littérature, la biologie, l'éthologie, l'histoire du sport, ou encore (ouf!) la psychologie sociale, les auteur·ice·s illustrent les différents obstacles à la production d'un savoir qui s'affranchirait de la norme de la domination masculine.

 C'est en effet une norme, qui donc ne dit pas toujours son nom, qui pèse sur les choix de sujets de recherche, voire sur les présupposés scientifiques : la charge de la preuve elle-même peut être génératrice d'une certaine inertie dans les croyances. Clémentine Vignal montre par exemple que, dans l'étude du comportement animal, des modèles théoriques non seulement anthropomorphisés mais aussi conformes aux stéréotypes conservateurs de la répartition des rôles hommes/femmes n'ont pas été mis à l'épreuve autant qu'ils auraient dû l'être dans le cadre de la recherche scientifique (et, de fait, une prise en compte plus sérieuse de la variabilité des comportements dans le monde animal, une distance critique plus importance avec une grille de lecture trop hâtive de certaines observations, a affaibli certaines idées). Dans le domaine pourtant très différent de la littérature, Eliane Viennot rapporte la panique condescendante qui a accompagné l'inscription de textes de Louise Labé au programme de l'agrégation de lettres (" "Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir raconter pour tenir jusqu'en mars?", se désolaient bien des collègues présent.e.s à la "journée de l'agreg" parisienne de novembre") avant, devant le constat que finalement la richesse des textes justifiait largement leur présence au programme, de déclencher un retour de bâton ("la femme appelée Louise Labé (dont l'existence est attestée) n'avait jamais écrit les œuvres connues comme les siennes. La raison? Trop savant! Une femme ne pouvait pas écrire cela!"), là encore sans arguments scientifiques solides. Les présupposés n'éclairent toutefois pas tout : dans le cas de la musicologie, de la littérature, les œuvres féminines sont parfaitement recensées, accessibles, tout autant que celles de leurs homologues masculins. Leur invisibilisation est donc difficile à expliquer autrement que par un manque d'intérêt préalable. Enfin, certains domaines sont dévalorisés d'office, ou jugés moins prestigieux, se prêtent moins à une carrière ambitieuse, car considérés comme féminins ("les résistances rencontrées en France et le peu de crédit (dans tous les sens du terme) accordé à la danse découlent en grande partie de sa catégorisation féminine, dévalorisante", "la primatologie était alors considéré comme une sorte de loisir de femmes farfelues et misanthropes", "il y avait de toutes façons peu de candidats masculins car les carrières se faisaient dans les universités ou aux Muséums : s'éloigner durablement de ces centres influents n'était pas (n'est probablement toujours pas) une bonne stratégie pour une personne ambitieuse", ...).

 Ironiquement, la recherche qui fournit des éléments pour s'affranchir de ces biais risque d'être taxée de militante plutôt que scientifique, d'être attaquée sur son existence même plutôt que sur le fond. Pascal Charroin prend d'ailleurs soin de préciser qu'il n'est absolument pas féministe, et que ses recherches sur l'histoire du sport ont été purement guidés par le désir de défricher un territoire nouveau (sans parler de ma grande perplexité devant sa capacité à isoler, dans ses motivations, une curiosité chimiquement pure, je suis intrigué par l'idée qu'il ait accueilli ses découvertes sur le sexisme et l'homophobie dans le foot depuis la fin des années 60 avec l'intérêt le plus neutre). En dehors de l'argument difficile à prendre au sérieux que le militantisme féministe, qu'il soit de fait par le sujet de recherche choisi ou actif et revendiqué, efface par magie la rigueur scientifique alors que l'androcentrisme par défaut (dans un milieu, à l'instar de beaucoup d'autres, où le pouvoir est majoritairement masculin) se trouve tout aussi magiquement dénué d'idéologie, le changement de point de vue a parfois en soi enrichi la recherche. Joëlle Wiels, sur le sujet (pour le moins technique!) de la biologie du développement de l'appareil génital, affirme sans problème avoir progressé grâce à des associations militant pour les droits des personnes transgenres et intersexes ("les rencontres auxquelles j'ai participé et les contacts que j'y ai établis ont été une grande source d'enrichissement intellectuel"). L'existence de biais n'est toutefois pas niée par les auteur·ice·s, comme par exemple la tentation éventuelle de genrer plus que de raison les travaux féminins (Florence Launay, musicologue, marque une perplexité certaine devant les recherches de Susan McClary qui associent la montée paroxystique à une écriture masculine parce qu'elle évoque l'orgasme masculin, vision pour le moins essentialiste de la composition musicale comme de la sexualité, Nathalie Grande met en garde contre la tentation de chercher du féminisme dans les textes des autrices du XVIIème siècle là où il n'y en a pas forcément) ou encore, derrière un bel habillage théorique, de finalement peu remettre en question le poids systémique des stéréotypes et discriminations de genre ("la prolifération des discours sur le genre, la sexualité, les identités... produit comme une illusion rhétorique, qui n'implique aucune remise en question des rapports sociaux de sexe, des rôles, du genre en tant que système, et surtout laisse non résolue, parce que non posée, la question des corps, de la façon dont ils intègrent le genre et sont susceptibles de s'en défaire", pour le domaine de la danse).

 Dans ce livre qui explore la thématique à la fois des discriminations de genre et des biais pesant sur la recherche donc la production de savoir, la structure à plusieurs voix est particulièrement enrichissante : d'une part le luxe offert aux lecteur·ice·s de bénéficier du regard de spécialistes d'autant de domaines différents dans un même espace est pour le moins appréciable, et d'autre part il permet de constater à la fois l'universalité du problème et, indirectement, d'observer la diversité des rapports au militantisme, sujet malheureusement incontournable quand le simple choix d'un sujet de recherche, le simple questionnement d'un modèle théorique, est en soi une résistance, quelles que soient les motivations préalables.

vendredi 16 octobre 2020

Ados LGBTI, de Thierry Goguel d’Allondans

 


 A travers des sources très diverses (récits autobiographiques, travaux de philosophes et de sociologues -Judith Butler et Michel Foucault sont beaucoup cité·e·s-, entretiens avec 18 personnes âgées de 18 à 25 ans), l’auteur, sociologue, donne des éléments pour mieux saisir, tout en tenant compte de sa diversité, le vécu des ados (et des adultes aussi, d’ailleurs) LGBTI.

 Sans surprise, il sera énormément question de… normes. L’auteur constate d’ailleurs que, généralement, plus une société est patriarcale, plus elle tend à être homophobe (tout en favorisant, paradoxalement, l’homosocialité, en réduisant les espaces de mixité). Être, ou même paraître, une personne LGBTI, c’est implicitement remettre en question le cadre normatif de la binarité des sexes, de la conjugalité à visée reproductive, des injonctions sociales à la virilité ou à la féminité. Les rappels à l’ordre peuvent être d’une extrême violence, de la part des parents même (Krystal, femme trans, sera chassée du domicile à l’âge de 8 ans, "Crève, vite!", dira un autre père à son fils lors de son coming-out) ou des institutions (les enfants intersexes subissent souvent de nombreuses interventions chirurgicales sans intérêt médical, traumatisantes physiquement et psychiquement, généralement sans leur consentement éclairé ni celui de leurs parents… bien que ces violences soient recensées comme telles par des organisations internationales, la France a refusé à 72 voix contre 9, le 1er août, de légiférer contre).

 Sans nécessairement aller jusqu’à ces extrêmes, les discriminations (au logement, à l’emploi), les insultes, font partie du quotidien, le harcèlement scolaire étant particulièrement grave au collège. Autre forme de discrimination : les figures d’identification sont rares. En milieu scolaire en particulier, les programmes scolaires sont parfois muets sur l’homosexualité de telle ou telle personnalité étudiée, et l’auteur estime que le simple fait que des membres du personnel éducatif (enseignant·e·s, infirmier·ère·s, …) puissent afficher une identité de genre ou une orientation sexuelle non normée aurait des effets conséquents en terme de santé publique.

 Les voies proposées, qui ne sont pas forcément utilisées de façon binaire, sont donc soit de s’intégrer (par exemple en se dissimulant, allant parfois jusqu’au mariage hétérosexuel), soit de résister, en refusant la discrétion ou en cherchant une communauté plus tolérante ou simplement moins homophobe, ou encore en militant ou en épousant et co-créant une culture LGBTI qui, comme son nom ne l’indique pas, est multiple (certain·e·s jeunes interviewé·e·s ressentent par exemple une certaine amertume envers la Gay Pride, ne se reconnaissant pas dans cette représentation ostensible et estimant qu’elle nourrit l’homophobie).

 Si la qualité du livre est inégale (le fait que les personnes LGBTI trouvent un meilleur accueil dans les milieux militants qui concernent les droits des animaux, c’est une impression de l’auteur, ou c’est documenté? Et que dire de ce passage plus gênant que sourcé où l’auteur explique que la sexualité lesbienne tient plus de la sensualité que de la sexualité, avec de citer La Vie d’Adèle comme un exemple de représentation sérieux, alors que les concernées ne sont pour la plupart vraiment pas de cet avis - un exemple ici -), il a le mérite de couvrir de très nombreux sujets et de nommer clairement les discriminations sans que la lecture, loin de là, ne laisse une sensation misérabiliste. Le livre est accessible et se lit relativement vite, ce qui en fait une bonne base pour une première approche du sujet, par exemple par des professionnel·le·s régulièrement au contact de jeunes (enseignant·e·s, travailleur·se·s sociaux·ales, professionnel·le·s de santé, …).


mercredi 30 septembre 2020

La névrose de classe, de Vincent de Gaulejac



 Ecrit par un sociologue, ce livre, qui décrit les difficultés personnelles causées, principalement, par l’ascension sociale, a l’ambition d’être une proposition de "sociologie clinique". En effet, Vincent de Gaulejac, en citant Bourdieu, regrette que la sociologie soit tombée dans un piège du "refus de l’existentiel", "cause essentielle du sociologue d’interroger certaines souffrances sociales". Les recueils de données sociologiques sont donc articulés avec des concepts psychanalytiques, et des commentaires de romans autobiographiques (principalement des romans d’Annie Ernaux, qui a validé l’analyse de l’auteur après sa lecture de la première édition). Le livre a été réédité 30 ans après (en 2016), prenant en compte l’évolution des formes de mobilité sociale (la lutte des classes se muant dans une certaine mesure en lutte des places).

  Le concept même d’ascension sociale est par certains aspects une injonction contradictoire : la réussite individuelle est une victoire sur les classes sociales plus prestigieuses, en ne restant pas à sa place, mais aussi une trahison de ceux et celles que l’on quitte, en passant du côté des possédant·e·s. Les complexités créées par ce type de situation sont particulièrement bien illustrées dans la biographie de François, présenté dans l’introduction : son père, ouvrier, communiste et syndicaliste CGT, méprise les bourgeois·e·s qui sont riches par le simple fait de leur capital, tout en admirant la richesse obtenue par la réussite. François est très bon élève sans être excellent, et échouera à réaliser le rêve par procuration de son père en n’étant pas admis à Polytechnique. Toutefois, il épousera la fille d’un polytechnicien, accédant par le mariage au statut de bourgeois… pour le plus grand plaisir de son père. Adhérant lui-même aux valeurs communistes, il souffrira beaucoup des injonctions contradictoires paternelles ("les bourgeois·e·s sont méprisables… mais je vais t’admirer si tu deviens un bourgeois") et de la sensation de trahison que lui donnera sa réussite (certes il n’a pas été admis à Polytechnique, mais il est ingénieur et doctorant en économie). La contradiction est plus violente encore à vivre quand, comme dans le cas de l’écrivain August Strindberg, les parents qui font pression pour la réussite ont eux-même subi un déclassement vécu comme humiliant (des études sont d’ailleurs citées pour montrer qu’un déclassement collectif, alors perçu comme un accident de l’histoire, sera bien moins douloureux qu’un déclassement individuel, qui sera plus spontanément attribué à un échec personnel). Certain·e·s ont pu surmonter cette contradiction en étant par exemple instituteur·ice, donc en restant en contact avec leur communauté d’origine (cette solution n’a toutefois pas fonctionné pour Colette, qui a livré son récit de vie à l’auteur dans le cadre d’un séminaire clinique : alors qu’elle pouvait accéder à ce statut précédemment enviable, elle a réalisé qu’elle pouvait viser plus haut, et qu’institutrice ce n’était finalement pas une ambition satisfaisante).

 Les rappels de cette contradiction se feront sentir régulièrement à différentes étapes du vécu : le statut social, ce n’est pas seulement l’acquisition de compétences qui permettent de se vendre à un meilleur prix, c’est aussi un cadre de vie, des codes sociaux. Cet entre-deux d’orgueil et de honte peut se présenter dès l’enfance. L’exemple particulièrement illustratif de la remise de prix à l’école est donné : l’enfant a pu battre les bourgeois·e·s sur un de leurs propres terrains (la réussite scolaire) et se fait féliciter publiquement, mais… c’est en présence de ses parents, qui sont alors soumis au regard des autres parents de l’école, moins bien vêtus, moins bien rodés aux manières jugées bonnes. De nombreux exemples de ce types sont donnés à travers l’analyse d’écrits d’Annie Ernaux : en accomplissant les souhaits de réussite de ses parents, elle a appris à… avoir honte de ses parents, après avoir eu honte d’elle-même quand elle subissait le regard des autres. La notion d’apprentissage de codes a aussi des conséquences dans le monde du travail, comme ça a été identifié chez les cadres : les cadres autodidactes sont bien plus exposé·e·s à des problèmes de santé, suite à l’ascétisme qu’il leur a fallu pour en arriver là, et une fois dans le monde du travail restent défavorisé·e·s, par exemple quand les acquis qui leur ont permis d’obtenir ce statut (rigueur, discipline) sont différents de ceux qui sont utiles pour y évoluer (flexibilité, réseau, …). 

Les vécus identifiés sont articulés avec des concepts psychanalytiques comme par exemple le complexe d’Œdipe (l’auteur rappelle qu’Œdipe était roi) ou le clivage. Comme Œdipe brisant des interdits fondamentaux, la personne qui réalise son ascension sociale brise un interdit en prenant une place qui n’est pas la sienne. L’intégration du complexe d’Œdipe est prolongée par l’identification d’enjeux avec les injonctions, par forcément les mêmes, du père et de la mère, ou encore en faisant un parallèle avec le développement sexuel (comme dans le cas d'Annie Ernaux, qui après une confession pendant laquelle le prêtre s’était beaucoup préoccupé de sa sexualité, s’était sentie sale en percevant suite à ce questionnement que ses parents étaient considérés comme sales, ou encore Colette, dont le développement psychique a été perturbé par le fait que son père ait renvoyé une domestique qui était enceinte de lui, créant pour elle des enjeux complexes). Les liens entre sociologie et clinique sont particulièrement clairs dans le dernier chapitre qui présente les séminaires "Roman familial et trajectoire sociale", qui rappelle fortement le travail d’Anne-Ancelin Schützenberger (elle recommande d’ailleurs ce livre) en invitant les participant·e·s à explorer leur rapport personnel avec ces enjeux à travers le récit, la construction d’un arbre généalogique mais aussi d’autres supports comme le dessin ("moins on sait dessiner, mieux c’est") ou encore des jeux qui évoquent le psychodrame.

 L’articulation entre sociologie et clinique tient ses promesses, même si le passage brusque de la socio à la psychanalyse m’a parfois laissé perplexe (s’appuyer sur des données et la page d’après s’appuyer sur des suppositions, en leur donnant le même poids… mouais…). L’importance et la complexité du sujet sont bien rendues, et clarifiées par des illustrations parlantes, le tout renforcé par une proposition thérapeutique très concrète à la fin. 


samedi 5 septembre 2020

Anti-Discriminatory Practice in Counselling and Psychotherapy, dirigé par Colin Lago et Barbara Smith


 

 Sur le sujet des discriminations, les productions théoriques de l’Approche Centrée sur la Personne que j’ai pu lire étaient plutôt radicales et exigeantes, malgré les contresens qui auraient pu être à craindre ("l’intolérance c’est très mal mais nous c’est pas pareil on travaille d’humain à humain et en plus on est empathiques"), que ce soit dans le manuel de l’ACP ou même dans la critique directe d’entretiens de Rogers. Ce livre ne fait donc pas tout à fait figure d’OVNI, et, sans surprises, est axé sur l’ampleur du travail à faire, qu’il soit individuel ou dans les institutions.

  Si les chapitres sont pour leur grande majorité divisés par thématique (homosexualité et identité de genre, racisme, sexisme, classisme, personnes défigurées, réfugié.e.s, …), les approches sont assez différentes entre elles, constituées par exemple de témoignages personnels (récit autobiographique ou vécu de thérapeute), d’approche historique de la lutte contre les discriminations (pour l’homosexualité par exemple, de la fin de la pathologisation au postmodernisme et sa déconstruction du genre), ou encore de réflexions plus directement cliniques ou institutionnelles (par exemple en rappelant la douloureuse réalité de l’absence physique et théorique des personnes pauvres, les thérapies et plus encore la formation n’étant pas accessibles à tou.te.s, ce qui, cercle vicieux, fait que les personnes défavorisées qui accèdent tout de même à la formation se sentent incompétentes ou pas à leur place). Une petite place est même laissée à l’intersectionnalité, avec un chapitre sur les personnes qui sont à la fois noires et handicapées. Je regrette en revanche que la discrimination des personnes en surpoids ne soit pas évoquée (elle est peut-être moindre au Royaume-Uni -les auteur.ice.s sont pour l’essentiel britanniques-, mais j’en doute).

  Les suggestions pour s’améliorer sont, en revanche, assez répétitives : il s’agit, vous ne devinerez jamais, de faire un travail sur soi. Ce n’est toutefois pas une raison pour ne pas lire le livre, d’une part parce que ledit travail sur soi est guidé, avec des questions spécifiques, et d’autres part parce que les chemins que peuvent prendre les stéréotypes pour s’immiscer dans la thérapie (sans parler de la formation) sont nombreux. Comment s’assurer qu’on ne parle pas à une personne âgée de façon plus condescendante qu’on ne le ferait avec une personne plus jeune? Qu’on s’adapte de façon appropriée à ses troubles physiques et cognitifs? Que la qualité de l’écoute est suffisante pour faire face aux injonctions sociales à se préoccuper de son déclin plutôt que de développement personnel? Quel·le thérapeute peut prétendre avoir un regard neutre et apaisé sur la religion, et pourra appliquer l’approche positive inconditionnelle avec le·a client·e qui est dans des questionnements spirituels, parfois extrêmement douloureux, qui pourront paraître saugrenus? Mick Cooper, dans l’introduction, précise que l’état de la science confirme que les stéréotypes concernent tout le monde, et qu’ils sont un obstacle particulièrement lourd quand la thérapie se passe mal. Mais, comme en témoigne une vignette clinique, même quand la thérapie se déroule bien par ailleurs, un inconfort peut venir se mettre en travers du processus thérapeutique. Gina accompagne Andy, en couple avec un homme. Andy a plus de désir que son compagnon, et, en accord avec lui, couche avec d’autres hommes. Gina est mal à l'aise quand les récits d’Andy se font trop explicites. Andy perçoit une part de cet inconfort, et évite progressivement le sujet. Ce n’est que quand Andy fait part de sa gène à lui que Gina partage de façon appropriée ce qu’elle ressentait malgré elle, et que ce sujet, par ailleurs important dans le tournant que prend la vie amoureuse d’Andy, peut être exploré plus sereinement. L’ACP a cette particularité d’avoir souvent les mêmes réponses aux difficultés rencontrées (travailler sur soi, rentrer dans le cadre de référence de l’autre), mais accepter d’explorer une gène peut être plus difficile quand le nœud du problème est un ressenti, par exemple, raciste, sexiste ou homophobe.

  Les auteur·ice·s ne se sont toutefois pas réuni·e·s juste pour dire de travailler sur soi. Des notions plus originales sont présentées, comme le concept inattendu de sandwich (pour une personne qui a subi de nombreux traumatismes, prendre le temps d’identifier la tranche supérieure -l’attachement à la mère-, la tranche inférieure -l’attachement au père- -oui, pour un livre sur les stéréotypes, c’est super hétérocentré-, et, pour la garniture du sandwich, délimiter et réfléchir à chaque traumatisme connu -violences physiques ou sexuelles, injonctions contradictoires, deuils, insécurité, isolement, ...-), les nombreuses exigences du travail avec des réfugié·e·s (barrière de la langue et présence de l'interprète, difficulté pour la personne de comprendre le concept de psychothérapie, divergences culturelles, traumatismes durs à révéler, risque d’absences à cause d’un quotidien précaire et imprévisible, ou...  colère contre l'administration qui peut se faire envahissante), ou encore l’importance de la prise en compte du contexte patriarcal, et l’importance encore plus cruciale de l’empowerment, dans la thérapie de certaines femmes (en particulier lorsqu’elles sont victimes d’oppression dans leur couple et/ou leur famille). Un autre conseil, simple mais qui ne vient pas nécessairement à l’esprit, quand l’entrée dans le cadre de référence de l’autre semble encore compromise, est d’adapter les relances en fonction ("qu’en penserait tel·le membre de votre famille ? telle autorité religieuse ?" …). Si son identité appartient d’abord au ou à la client·e (percevoir ses propres préjugés est vital, focaliser de soi-même sur la vie de la personne en fonction de la couleur de sa peau parce qu’on se sent une poussée d’antiracisme n’est pas souhaitable pour autant), il est aussi souvent suggéré, quand la distance ressentie est plus grande qu’elle ne devrait l’être, d’aller plus loin que la simple écoute et se renseigner activement sur la culture de l’autre.

 Le sujet est important, si tentant que ça puisse être de ne pas en prendre la mesure, et les enjeux sont traités avec le sérieux nécessaire, que ce soit sur le plan social ou thérapeutique. Les auteur·ice·s parviennent à développer la théorie dans des espaces courts (chaque chapitre fait une petite dizaine de pages) tout en revenant régulièrement au concret voire au terre à terre, avec des questions précises à se poser à soi-même. S’il est probablement accessibles à tout·e thérapeute (anglophone), la lecture sera plus aisée pour les thérapeutes ACP, habitué·e·s aux problématiques développées sur l’écoute et l’empathie. C’est probablement aussi un outil pertinent pour accompagner les supervisions sur ces sujets là.

jeudi 12 mars 2020

Le harcèlement sexuel, de Muriel Salmona




 Pour la collection Que Sais-Je?, la psychiatre Muriel Salmona, déjà autrice d’un travail important sur la vulgarisation des conséquences des violences sexuelles, présente de façon synthétique cette violence qui, selon la loi française, consiste en "le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante, ou comme le fait, même si c’est unique, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle pour lui ou un tiers".

 Mais, si l’article de loi est clair, pourquoi consacrer un Que Sais-Je? au sujet (et, accessoirement, pourquoi parler du livre sur un blog de psycho)? L’enjeu dépasse hélas de loin la sphère juridique… probablement un peu voire beaucoup trop, d’ailleurs, puisque, par exemple, "sur les 1004 plaintes pour harcèlement sexuel en 2016, plus de 80 % ont été classées sans suite". Le harcèlement sexuel est en effet par de nombreux aspects ancré culturellement, à travers des injonctions sociales, des stéréotypes, favorisant l'impunité, qui concernent les auteur·ice·s et les éventuel·le·s spectateur·ice·s, mais aussi les victimes ("près de 30 % des victimes n’en parlent à personne"). Sous couvert d’humour, de tempérament maladroit de l’auteur·ice, d’approche un peu directe de la séduction, le harcèlement sexuel est une violence qui dit rarement son nom, au point que la victime risque d’être mise en cause si elle proteste trop, avec parfois une absurde accusation de conservatisme. C’est pourtant le harcèlement sexuel qui est au service de la préservation d’un système de domination, les minorités (de genre, de couleur de peau, de religion, d’orientation sexuelle) étant les plus visées : l’accès à l’espace public (dans le cas du harcèlement de rue, recensé par exemple sur le site Paye ta Schneck), aux études, à l’espace professionnel… et même à Internet ("les femmes sont 27 fois plus harcelées sur Internet que les hommes"), est rendu plus inégalitaire, les femmes sont visées dès l’adolescence. Résultat de nombreux combats militants, l’outil législatif est là, y compris dans l’entreprise où "les employeurs ont une obligation de sécurité de résultat" et où l’auteur·ice de harcèlement peut être sanctioné·e sans décision de justice, mais les mentalités, y compris celles du personnel policier et judiciaire, n’ont pas encore suffisamment changé pour protéger les victimes de façon satisfaisante.

 Les victimes voient donc leur quotidien rendu plus difficile, leurs opportunités rendues bien plus coûteuses (ce qui devrait être la norme devient un combat), mais voient aussi leur santé risquer de se dégrader. Faire rédiger un livre sur ce thème par une psychiatre est pleinement pertinent, d’ailleurs "les victimes savent bien que les soins sont essentiels puisqu’elles citent comme premier recours le médecin traitant et le médecin psychiatre, avant le recours aux forces de l’ordre"… seulement, le milieu médical est particulièrement exposé aux injonctions sociales évoquées plus haut. Selon l’AVFT, "le monde médical est, avec le milieu de l’hôtellerie et de la restauration, le milieu professionnel où les victimes de violences sexistes et sexuelles sont le plus nombreuses, que ce soit chez les soignantes ou les patientes". Et, même chez les professionnel·le·s, les conséquences sur le psychisme sont mal connues, les comportements même qui sont provoqués par les séquelles des violences peuvent nuire à la crédibilité des victimes : la sidération empêche d’agir de la façon la plus adéquate possible, l’émoussement émotionnel donne une impression d’indifférence qui contraste avec la gravité des faits évoqués, les conséquences du traumatismes poussent à des conduites à risque, … Ces manifestations sont connues de façon particulièrement fine par l’autrice, qui les vulgarise autant que possible depuis des années, et les explications sur le sujet sont synthétiques et claires et pourtant… j’ai été en difficulté avec cette partie du livre. En effet, les conséquences des violences sexuelles en général sont évoquées, mais sans préciser les spécificités du harcèlement sexuel. La démarche reste pertinente : le harcèlement sexuel est une forme de violence sexuelle, et surtout "il est rare qu’une femme ayant subi un type de violence sexuelle n’en ait pas subi d’autre", mais il a aussi des aspects spécifiques (absence de contact physique impliqué, plus grande répétition potentielle en particulier dans le cas du cyberharcèlement, …) qui ne seront pas commentés. Est-ce que le risque de développer une mémoire traumatique est le même qu’en cas, par exemple, de viol? Est-ce qu’il y a des facteurs de risque à surveiller particulièrement? Le·a lecteur·ice ne le saura pas.

 Le constat du livre pourrait être particulièrement sombre : si la législation bouge, la pratique policière et judiciaire semble à la traîne, alors qu’avec le développement des réseaux sociaux, l’anonymat et la facilité du geste décuplent les comportement de harcèlement (rien qu’en traînant sur Twitter entre deux paragraphes de ce résumé, j’ai pu lire une personne qui relayait les menaces de viol et de torture qu’elle avait reçues sur CuriousCat). Et pourtant, si l'état des lieux n’est pas euphémisé, le livre dégage une énergie positive : l’autrice relaye aussi les combats associatifs, par exemple celui de Féministes contre le cyberharcèlement, ou les victoires culturelles comme le mouvement #MeToo. Selon elle, la clef pour lutter est l’information, la plus massive possible, en particulier en milieu scolaire : ce livre contribue précisément à mieux et plus informer. Il tient aussi les promesses d’un ouvrage synthétique : les données sont sourcées, les chiffres sont nombreux, et les différentes rubriques (législative, médicale, statistique, conduites recommandées pour les victimes, …) faciles à repérer.

jeudi 30 mai 2019

De l’identité nationaliste, de Nicolas Kervyn, Jacques Philippe Leyens et Maïder Deschamps




Frustrés du manque de présence des psychologues sociaux·les dans les débats sur l’identité nationale française (par opposition aux "romanciers, journalistes, philosophes, sociologues, historiens, géographes, essayistes"), une journaliste et deux chercheurs en psychologie sociale… belges nous font partager ce que leur discipline peut apporter. Leur angle principal est une distinction entre l’identité nationale (le patriotisme, le plaisir de l’appartenance, "nous" et "vous") et l’identité nationaliste ("nous" et "eux", "qui va chercher dans l’histoire des justifications à la xénophobie, qui convertit les différences culturelles en différences de valeur", "qui distingue les "vrais français" des autres"). Alors que le·a patriote aura plutôt tendance à se réjouir de l’immigration (l’amour de son pays est partagé), le·a nationaliste la verra comme une tragédie et, pire encore, une menace.

Si l’opinion défavorable des auteurs et de l'autrice envers le nationalisme est plutôt limpide, iels ouvrent leur essai sur les vertus du patriotisme… qu’iels jugent fondamental au point de faire un lien avec la théorie de l’attachement. C’est pour elle et eux l’occasion d’aller plus loin dans la distinction en rappelant que la théorie de l’attachement a permis d’établir qu’un lien affectif plus sécurisant permet précisément d’atténuer la peur d’explorer, d’aller vers l’autre. Iels poursuivent leur raisonnement avec l’exemple concret de prisonniers de guerre ayant été soumis à l’isolement et à des tentatives de lavage de cerveau : "les soldats les moins influencés étaient ceux qui se référaient le plus à leur famille et à leur pays. De même, les prisonniers fidèles à une religion se trouvaient moins soumis", "ils avaient internalisé leur groupe d’appartenance : ils n’étaient pas seuls". Le patriotisme implique aussi l’intégration de valeurs morales ("loin d’être influencé par l’idéologie ennemie, McCain était sorti davantage convaincu du bien-fondé des opérations américaines"), et leur trahison peut avoir diverses conséquences. Par exemple, le sergent Thomson, en essayant d’empêcher le massacre de My Lai pendant la guerre du Vietnam, alors même qu’il était dans une situation de conflit armé (où il s’était donc engagé pour tuer des combattants ennemis), s’est au nom de ses idéaux patriotiques opposé à des soldats de l’armée américaine. Allant plus loin, Mordechai Vanunu, heurté par la politique d’Israël, a diffusé des documents secrets (il était technicien dans une centrale nucléaire, ce qui lui a permis de dénoncer le développement du nucléaire malgré des accords de non-prolifération) mais a également quitté son pays, s’est converti religieusement, a changé de nom pour un nom anglophone (John Crossman) et a refusé à plusieurs reprises de parler hébreu. L’aspect inclusif du patriotisme est, pour les auteurs, particulièrement bien représenté par la citation de Barack Obama : "Je crois en l’exceptionnalisme américain tout comme je suspecte que les Britanniques croient en l’exceptionnalisme britannique et que les Grecs croient en l’exceptionnalisme grec".

Les auteurs et l'autrice approuvent également la citation de Romain Gary "Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres". La défiance envers l’autre, largement étudiée depuis des années par la psychologie sociale, n’est hélas pas l’exclusivité d’une personnalité ou d’une opinion particulière. Par exemple, on peut bêtement imaginer qu’un·e étudiant·e préfère avoir 15/20 que 13/20? Pourtant, dans une expérience menée auprès d’étudiantes en psychologie, une distinction pourtant assez superficielle (se destiner plutôt à une carrière auprès d’enfants ou auprès d’adultes) a suffi à provoquer une volonté de supériorité envers le groupe des "autres", même si cette supériorité avait un coût (dans le cas de cette expérience, préférer avoir 13/20 et que les autres aient 10/20, plutôt qu’avoir 15/20 et que les autres aient 17/20, ou encore que tout le monde ait 14). Cet effet n’est pas spécifique aux étudiantes en psychologie (en toute objectivité, je n’aurais jamais osé l’imaginer) : cette expérience est une réplication d’une expérience plus ancienne, pour laquelle la préférence pour un peintre plutôt qu’un autre avait donné des résultats semblables pour une somme d’argent à distribuer. Une autre tendance spontanée est l’ethnocentrisme : ceux et celles qu’on estime faire partie d’un exogroupe sont considérés au moins inconsciemment comme plus semblables entre eux, et bien entendu ayant plus de défauts, sinon moins de qualités. Les travaux de Susan Fiske ont montré que le fait d’accorder des qualités à l’exogroupe (les Noir·e·s sont sportif·ve·s, les Juif·ve·s sont travailleur·se·s, …) avait un effet pervers en rendant les stéréotypes plus résilients, en partie en les rendant plus socialement acceptables. Le fait de s’attribuer des identités multiples (nationale, professionnelle, religieuse, de centres d’intérêts, ...) permet de limiter ce type d’effets. Les auteurs et l'autrice rappellent quelques recherches montrant qu’on est tou·te·s, qu’on le veuille ou non, exposé aux stéréotypes, et que l’identifier est un premier pas pour mieux se comporter. Si le racisme explicite est plus rare que par le passé (même s’il est toujours existant - "chaque cri de singe ou jet de banane lors d’un match de foot, chaque plaisanterie de vieillard aigri sur la prochaine "fournée" d’artistes juifs nous rappelle que la déshumanisation n’est pas loin"), le danger vient aujourd’hui plus de l’infrahumanisation, plus discrète donc plus difficile à dénoncer mais aux conséquences bien réelles (discriminations sociales, économiques, policières, …) que de la déshumanisation (même si certaines populations, comme les Roms, subissent encore un racisme particulièrement violent).

Les arguments spécifiquement nationalistes vont porter sur une menace largement exagérée, qui peut porter sur les domaines de la menace réaliste (dans le sens où elle porte sur des éléments matériels, pas dans le sens où elle a quoi que ce soit de sérieux) et la menace symbolique (dans ce cas, c’est la culture qui est menacée). En ce qui concerne la menace réaliste, les auteurs et l'autrice donnent entre autres l’exemple des étranger·ère·s qui, lorsqu’iels travaillent, voleraient les emplois des Françai·se·s et lorsqu’iels ne travaillent pas, pilleraient les aides sociales, ou encore l’exemple du grand remplacement, qui ne s’appuie sur aucun élément démographique sérieux. De nombreux exemples permettent de constater que l’adhésion aux discours xénophobes est particulièrement forte en période de crise économique (montée du nazisme, crise grecque, …). En ce qui concerne la menace symbolique, les auteurs et l'autrice prennent  le temps de démontrer, avec l'exemple de l'Islam à quel point la part idéologique est importante, en particulier dans les débats sur le voile, en reprenant individuellement les arguments (libération des femmes, laïcité, lutte contre l’endogamie et le communautarisme) pour montrer qu’ils s’appliquent de façon disproportionnée dans ce cas précis (les restrictions vestimentaires pour les femmes sont loin de se limiter au voile, les signes ostentatoires de croyance juive ou catholique sont jugés bien moins alarmants, …).

Les auteurs et l'autrice s’intéressent également aux différentes façons dont la cohabitation peut être vécue, mais ce chapitre couvre malheureusement beaucoup de concepts en peu de temps, donc ne va peut-être pas très loin dans l’analyse des enjeux. Pour la population d’accueil, le souhait peut être l’intégration (ou multiculturalisme), dans laquelle les différences sont pleinement acceptées (les auteurs associent cette vision à celle de Nelson Mandela), l’individualisme où elles sont invisibilisées (cette vision est plutôt associée à Martin Luther King - "J’ai un rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais par le contenu de leur caractère"), ou pour les plus nationalistes la ségrégation (le moins de contacts possibles) ou l’assimilation (injonction à effacer sa propre culture). Pour les immigré·e·s qui seraient réticent·e·s à l’intégration, les attitudes restantes sont la marginalisation (n’accepter ni la culture de ses ancêtres ni la culture d’accueil), l’assimilation (déjà évoquée plus haut) ou la séparation (les auteurs donnent l’exemple de Markus Garvey ou de Kemi Seba, rappelant qu’ils avaient le soutien respectivement du Klu-Klux Klan et de l’extrême-droite française).

Enfin, le dernier chapitre concernera les conditions pour que le contact permette une meilleure cohabitation… et ne rendra hélas pas particulièrement optimiste, les stéréotypes ayant plus facilement tendance à se renforcer qu’à diminuer. Une concurrence voire une absence de but commun, une hiérarchie (ce qui est d’autant plus difficile à contrer qu’avec les effets du plafond de verre, les situations de différence hiérarchiques renforcent mais sont aussi renforcées par le problème), une cohabitation sans trop de contacts, vont soit augmenter soit ne pas diminuer le racisme implicite. Le racisme qui créée dans une certaine mesure une ségrégation par quartiers va ensuite servir de prétexte aux accusations de communautarisme. Les exemples même d’intégration réussie peuvent avoir des effets pervers ("selon un certain nombre de nationalistes, dont Renaud Camus est le plus célèbre avec Alain Finkielkraut, elles ne seront jamais réellement Françaises. Pour d’autres, apparemment plus tolérantes, elles doivent faire preuve d’un talent qu’on n’exige pas d’un Français"). Les conditions de contact identifiées comme idéales sont une situation de collaboration volontaire inscrite dans la durée entre individus de même statut, bénéficiant du soutien des institutions… plutôt utopique difficile à organiser à grande échelle. Le seul domaine sur lequel les auteurs et l'autrice accordent leur optimisme est… le passage du temps! Aux Etats-Unis, les premier·ère·s immigré·e·s italien·ne·s étaient "considérés dans leur ensemble comme des mafieux", les Irlandais·es "associés à des cochons", alors qu’aujourd’hui la question de leur intégration ne se pose plus. Plus surprenant, l’exemple de… la tour Eiffel, il est vrai peu discrète, est donné.

Les auteurs et l'autrice insistent dans l’introduction sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique mais d’ "une réflexion, si pas objective, du moins honnête et rigoureusement documentée". J’ai d’abord eu du mal à comprendre ce qu’iels voulaient dire, puisque la psychologie sociale est précisément une discipline scientifique. Iels ont probablement voulu désigner leurs efforts de contextualisation : beaucoup d’exemples sont donnés dans l’actualité et l’Histoire, et en effet les auteurs et l'autrice ne sont pas historien·ne·s, ni sociologues, ni politologues. La précision, la représentativité des exemples donnés, ne peut pas être la même que pour la base scientifique qui appuie leurs observations. Mais même si certains passages ont pu me paraître un peu rapides (bon, j’ai aussi grincé des dents pour la biographie de Malcolm X ou de terroristes islamistes en fonction de leur situation d’intégration, mais c’est une part infime du livre), la promesse d’honnêteté et de rigueur est à mon avis remplie (la principale limite est que le livre, ancré dans l’actualité, risque de vite vieillir -encore que la présence médiatique d’Eric Zemmour ou d’Alain Finkielkraut ne me semble pas avoir particulièrement diminué-), et les explications par la psychologie sociale des mécanismes de l’identité et de la discrimination restent au cœur de l’essai.

samedi 12 mai 2018

Allodoxia, observatoire critique de la vulgarisation, d'Odile Fillod




 Si je vous dis que des chercheur·se·s ont constaté qu'exposés à des jouets pour garçons et pour filles, les singes mâles ont montré une préférence pour les jouets pour garçons, et les singes femelles pour les jouets pour filles, et que vous me faites confiance (ce qui n'est en soi pas nécessairement une bonne idée puisque sur ce blog je présente des contenus que je viens de lire, donc mon niveau d'expertise est très relatif, mais c'est un autre sujet), vous allez probablement vous imaginer des singes mâle se ruant sur des jouets pour garçons, et des singes femelle se ruant sur les jouets pour filles. Si j'ajoute que "Chaque année, au moment de Noël, la section féministe de l'association Mix-Cité fait des descentes dans les grands magasins pour mettre en garde les parents sur la nature sexuée des jouets. Voyez-vous, acheter des poupées pour sa fille et des soldats pour son fils les inscrit à tout jamais dans un genre socialement déterminé. En décembre prochain, Mix-Cité devra aussi manifester dans les zoos", cela augmentera vos chances de penser que décidément, entre ça, la suppression du terme "Mademoiselle" et l'écriture inclusive, certains personnes ont du temps à perdre. Si j'avais fait une présentation de l'étude plus longue précisant que si mâles et femelles ont passé un peu plus de temps avec les jouets indiqués, aucun jouet n'a été complètement délaissé par l'un des deux sexes, que le jouet le plus investi a été la peluche (rangé dans les jouets neutres), que l'effectif était faible (ce qui augmente les chances d'obtenir des effets statistiques marqués) et que des singes ont été éliminés des résultats pour des motifs non renseignés donc suspects,  et que parmi les six jouets proposés, la casserole figurait dans les jeux féminins et la balle dans les jeux masculins, choix loin d'être incontestable (comme pour la peluche évoquée à l'instant), l'image aurait été considérablement nuancée, et la conclusion sur l'opposition aux jouets genrés encore moins évidente. Le fait que des années plus tard, une seule étude semblable a été publiée (ce qui peut suggérer que les autres tentatives de réplication ont échoué), avec une race de singes différente et même une classification des jouets différente (la peluche n'est plus un jouet neutre mais féminin), et a obtenu des résultats d'une amplitude peu déterminante, peut également faire tiquer.

 Pour cet exemple et bien d'autres de résultats de recherche peu fiables mais très médiatisés, l'autrice, sur ce blog explicitement militant, reprend dans le détail les recherches originelles, présente l'état de la science et l'historique de la médiatisation. L'écrasante majorité concerne les stéréotype de genre (ce dont je n'irais pas me plaindre) mais d'autres sujets sont également traités. Si les médias généralistes vont souvent un peu vite pour faire état de la recherche scientifique, beaucoup de choses peuvent se passer entre la présentation d'une étude par les chercheur·se·s, la communication sur cette étude par l'institution, le communiqué de presse officiel, et la reprise par des journalistes plus ou moins spécialisé·e·s, avec parfois une déformation suspecte qui laisse supposer une volonté de propagande idéologique (surtout quand c'est récurrent, comme pour de nombreux vulgarisateur·ice·s/chercheur·se·s nommé·e·s sur le blog). J'ai moi-même bénéficié directement du contenu de ce blog, en particulier en apprenant que le travail de Sebastien Bohler (auquel, en tant qu'abonné à Arrêts sur Images où il avait une chronique et à Cerveau&Psycho dont il est un contributeur important, j'étais souvent exposé) était bien moins rigoureux qu'il ne semblait l'être, ou que Boris Cyrulnik avait tendance à préférer un bon récit à un récit rigoureux (encore que le principal artisan, pour moi, de la décrédibilisation de Boris Cyrulnik a été Boris Cyrulnik lui-même, avec entre autres l'inoubliable affirmation non sourcée que pendant les guerres il n'y avait pas d'insomnies, ou encore sa simplification surréaliste sur la montée de l'idéologie nazie en Allemagne).

 Le travail est extrêmement détaillé et rigoureux, et la lecture des posts du blog (dont certains dépassent les 40 pages sur Word!) demandent souvent concentration et connaissances (les bases du sujet évoqués sont rappelées, mais ça ne devient pas simple pour autant de comprendre les fondamentaux de la génétique, des connectomes, de l'état de la science sur la schizophrénie ou de la maladie d'Alzheimer, …), même si des sarcasmes de haut niveau se glissent parfois entre deux explications très techniques : lecture des publications sur le thème évoqué (réplications, résultats, fiabilité des supports de publication, ...), détail et argumentation des failles de la procédure expérimentale, reprise des calculs, éventuellement contact avec les chercheur·se·s pour plus de précisions... le travail de fond est considérable (ce qui n'empêche pas les détracteur·ice·s du blog de très rarement argumenter sur ledit fond). L'autrice est également très présente (et souvent très patiente!) dans les commentaires (et pas seulement : il lui arrive de surgir dans une conversation sur le net -en commentaires d'un autre site par exemple- pour contre-argumenter quand son travail est critiqué). Hélas, le fait qu'une telle rigueur soit nécessaire est, par certains aspects, un peu désespérant. En ce qui me concerne par exemple, je ne cache pas que je n'ai pas tout à fait, entre le temps que ça demande, mon niveau affligeant de connaissances en stats, et le fait que, n'étant plus à la fac, il me faudrait payer pour avoir accès à la plupart des articles, tendance à faire ce travail à chaque fois qu'une étude est citée (j'en suis plutôt au stade où je me sens super rigoureux les fois où je prends l'initiative de regarder le résumé de l'étude en question). Pire, en dehors des livres de vulgarisation (dont certains en prennent pour leur grade), il me semble qu'il n'y a pas beaucoup d'options pour continuer à me former en dehors des revues directement scientifiques que Cerveau&Psycho (évoquée plus haut) ou Sciences Psy, dirigée par... Boris Cyrulnik. Reste l'option de médiatiser le blog qui, en plus de donner de précieux éléments de méthodologie, a pour objectif explicite de décrédibiliser certain·e·s expert·e·s (Sebastien Bohler, Peggy Sastre, …) qui ont beaucoup de visibilité médiatique pour que leur parole soit moins relayée.



samedi 29 avril 2017

Anorexie, ces phrases que j'en ai marre d'entendre, de Maëlys (sur simonae.fr )




 Bien qu'on en entende très souvent parler, les troubles du comportement alimentaire sont en fait plutôt mal connus, y compris par les professionnel·le·s ("beaucoup de personnels en lien avec des personnes malades ne sont pas proprement formés sur la maladie, qu'il s'agisse de personnel médical ou de personnes côtoyant notamment des adolescent.e.s"), d'où de nombreux stéréotypes (dont je n'étais très probablement pas exempt quand j'ai rédigé mes propres résumés de ressources sur le sujet), que les personnes concernées doivent endurer en plus de leurs souffrances.

 L'autrice précise par exemple dans l'article que oui, on peut être anorexique et par ailleurs aimer manger en général, que non, les anorexiques ne sombrent pas subitement dans la pathologie en voyant un mannequin photoshopé sur la couverture d'un magazine ("il ne faut pas nier que les images de la beauté imposées par les médias et les publicités ont un rôle à jouer, mais ramener l'anorexie uniquement à cela est un danger"), ou encore que maigreur et anorexie sont deux choses distinctes (et surtout que pour une personne concernée, entendre plaisanter sur l'anorexie supposée d'une personne très mince peut être extrêmement blessant), que comme pour d'autres maladies mentales (dépression, troubles borderline) ce n'est pas une question de volonté ("manger plus, ou même parfois juste manger est un acte très compliqué pour une personne anorexique"), que l'absence de diagnostic médical officiel n'est certainement pas la preuve d'une absence de pathologie ("ne dénigrez pas le vécu des gens"), ...

 Ce témoignage très personnel est complété par des données de l'Inserm qui rappellent entre autres que l'anorexie est bien une maladie, qui n'est pas nécessairement facile à diagnostiquer (risques de pathologie associées, manque de formation spécifique des professionnels, ...).

 Comme d'habitude dans mes résumés j'oublie beaucoup d'infos importantes, mais là ça tombe plutôt bien parce que c'est aussi vite fait de lire directement l'article . L'article lui-même est sur simonae.fr, un site de féminisme intersectionnel comme Everyday Feminism , mais qui contrairement à Everyday Feminism est, différence non négligeable, un site francophone. Dans la logique du féminisme intersectionnel, l'expression la plus importante est celle des personnes concernées, vous pourrez donc trouver bien des choses d'utilité publique sur d'autres pathologies mentales dans la section concernée (et bien des choses d'utilité publique tout court dans les autres sections, mais c'est un autre sujet).

 Le lien : http://simonae.fr/sante/sante-physique-mentale/anorexie-phrases-marre-entrendre/

mardi 7 mars 2017

Le ménage : la fée, la sorcière et l'homme nouveau, de Christine Castelain Meunier



 Emblème parmi d'autres des inégalités de genre, faisant partie pour chacun·e, qu'on le veuille ou non (certes pas toujours dans les mêmes proportions), du quotidien, le point de repère choisi par la sociologue Christine Castelain Meunier est à la fois pratique et central.

Si l'autrice rappelle, statistiques à l'appui, que sa répartition reste très inégalitaire et que, s'il s'agit d'un travail qui "souffre de sa double transparence : ni reconnu ni salarié", il s'agit bien d'un travail, n'en déplaise aux indicateurs économiques qui le prennent peu en compte ("comme si l'économie avait pu fonctionner tout ce temps sans le travail domestique féminin!"), et d'un travail qui demande du temps et de l'énergie (plus encore dans les pays économiquement en difficulté : "40 milliards d'heures par an pour aller chercher de l'eau les femmes d'Afrique subsaharienne"), le ménage est aussi pour certain·e·s un moyen de s'approprier le lieu de vie, voire dans une certaine mesure de se détendre, de se vider l'esprit. Le livre est précisément, même si des données quantitatives sont parfois rapidement fournies, constitué d'une série d'entretiens qui, au delà de la diversité des situations (couples de différents âges et niveaux sociaux, colocation, homoparentalité, …), montre que la répartition des tâches varie, mais que la perception de cette répartition varie également.

 Sans parler de révolution, cette série d'entretiens dessine une évolution marquée, incarnée avec éloquence par l'hilarité de jeunes de 20 à 23 ans devant la vidéo d'archive, perçue comme une aberration, d'une émission de télé décrivant la maîtresse de maison idéale. L'homme qui revendique aujourd'hui le droit de ne rien faire à la maison sinon bien vouloir mettre les pieds sous la table aura du mal à trouver un·e interlocuteur·ice compréhensif·ve. L'emploi du temps respectif, la préférence (ou la répulsion moindre) pour certaines tâches, sont le point de départ de la répartition de la charge de travail, qu'elle soit explicite (planning, contrat, …) ou implicite. Ceux et celles qui ont grandi en regardant faire leurs parents ou des professionnel·le·s se font plus facilement secouer par leurs conjoint·e·s ou colocataires ("on sent bien le glissement des frustrations d'une génération vers les revendications des générations suivantes"). Participer au ménage n'est plus pour l'homme une atteinte à la virilité, mais est au contraire valorisé comme un atout de séduction, selon des études chiffrées dans des couples hétérosexuels . Si cette évolution est nette (sans tomber dans la caricature : la répartition n'était pas de 100%/0% dans les générations précédentes), l'optimisme ne doit pas faire oublier que la situation demeure très inégalitaire, comme le rappellent les chiffres bruts ou encore, comme l'observe l'autrice à propos des études évoquées plus haut : "reste à se demander pourquoi il n'existe pas d'étude sur le rapport entre le degré de participation des femmes aux tâches ménagères et la qualité des relations conjugales et sexuelles!".

 Si les enjeux sociologiques du livre sont clairs et explicités, il s'agit plutôt sur la forme d'un livre qui reprend des entretiens, la diversité et les similitudes entre les situations individuelles apparaissant surtout en filigrane : le résumé que je viens de faire est donc plutôt un résumé de la conclusion du livre, qu'il faut prendre le temps de lire pour faire connaissance avec Soon Mee, Adèle et Bertrand, Malika, Sandra, ...

mardi 28 février 2017

La fabrique des exclus, de Jean Maisondieu



  Comme le titre l'indique, Jean Maisondieu détaille dans ce livre la façon dont la société fabrique l'exclusion, en particulier ce que recouvre et implique le statut d'exclu. Par "exclu·e·s", l'auteur désigne ceux et celles qui sont contraint·e·s de vivre des aides sociales, qui n'ont pas accès à l'emploi ou alors de façon précaire, sans pour autant souffrir de pathologie psychique ou de handicap (bien qu'il rappelle qu'iels sont aussi exposés à la précarité!).

  Maisondieu constate par exemple que le terme d'inclu·e n'existe pas : les exclu·e·s sont implicitement hors norme, alors que les inclu·e·s n'ont pas de compte à rendre pour justifier leur inclusion. Par ailleurs, l'exclu·e, jusqu'à ce qu'on soit concerné·e, c'est l'autre, puisqu'iel est exclu·e de la société , du cercle des gens normaux... qui prendront soin de limiter les contacts avec elle ou lui, de peur de voir de trop près leur humanité, et ainsi percevoir le risque de finir exclu·e aussi, ou de culpabiliser d'être inclu·e, d'avoir ce privilège sur quelqu'un qui est tout aussi humain. Cette frontière est parfois perçue de façon particulièrement brutale : l'auteur rapporte le cas de deux patients qu'il a rencontrés suite à une tentative de suicide, un artisan qui avait été contraint par des difficultés économiques à fermer son commerce (et avait pris la peine de laisser la porte de son atelier entrouverte pour que l'huissier n'ait pas à la forcer!) et un autre, cadre supérieur, qui s'était brusquement retrouvé sans emploi et avait préféré le suicide à la confrontation à sa famille et à ses proches (mais aussi à ses propres préjugés sur les chômeurs) quand, après des recherches infructueuses, il n'avait plus les moyens financiers de dissimuler le fait qu'il était sans emploi. Une autre personne s'était, suite à un acte manqué (ou du moins une maladresse très surprenante de son propre aveu), gravement blessée à la main, supportant mieux le statut d'accidenté que de bénéficiaire bien portant d'aides sociales.

 Les aides sociales, qu'elles soient directement sous forme financière ou par des dispositifs d'aide au retour à l'emploi, de soins médicaux ou psychiques, rappellent que la société a une responsabilité dans cette situation... jusqu'à ce que la responsabilité ne soit celle de l'exclu·e. Maisondieu l'a perçu directement alors qu'il voulait faire une recherche comparant les performances intellectuelles des exclu·e·s avec celle des élu·e·s. L'idée provoquait souvent des ricanements, mais il a fini par rencontrer un élu de bonne volonté pour en parler plus sérieusement. L'élu a quand même fini par refuser par crainte que la recherche ne dévoile trop d'information personnelles (parce que, chez les politiques, on est intransigeant sur le sujet de l'intimité). Pour l'auteur, c'était l'occasion de constater une inégalité supplémentaire, tant l'intimité du ou de la demandeur·se d'aides sociales est fouillée sans aucune considération, pour bien s'assurer qu'iel ne touche pas plus qu'iel ne devrait et qu'iel fait bien tous les efforts nécessaires pour s'en sortir ("C'est tout le mal de la fabrication des exclus. Ils ne demandent pas à être exclus, ils sont exclus, et ensuite on leur demande pourquoi ils se sont exclus"). C'est là l'hypocrisie du statut d'exclu·e : l'exclu·e est exclu·e à cause de la société, jusqu'à ce qu'iel soit le·a fautif·ve. Que sa moralité soit insatisfaisante, qu'iel ne semble pas, l'espace d'un instant, faire assez d'effort pour retrouver le cercle des inclu·e·s, ou, pire, qu'iel remette en question la bienveillance de la société à son égard ou qu'iel soit réticent·e à une réadaptation trop brusque (tel ce SDF à qui il manquait un œil et qui devait se faire installer une prothèse pour avoir accès à un emploi de balayeur dans les jardins publics : l'offre avait ses avantages évidents, mais le contraignait à renoncer à une partie de son identité, alors qu'il avait pendant des années trouvé un avantage à sa mutilation qui lui permettait de gagner plus d'argent en faisant la manche, et qui avait un cercle d'amis lié à ce quotidien), idl passera de victime à coupable. Si la citation de La Boétie ("ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux") n'apparaît qu'en filigrane, à travers les multiples efforts, parfois inconscients et de bonne volonté, pour mettre les exclu·e·s à genoux, les derniers vers des Animaux malades de la peste, de La Fontaine ("Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir"), figurent bien dans l'ouvrage.

 L'un des éléments qui renforce la frontière entre inclu·e·s et exclu·e·s est ce que l'auteur appelle la psychopathologie de l'exclusion. Si des psychothérapies sont proposées aux personnes souffrant d'exclusion, cette proposition semble parfois avoir pour but de sous-entendre que l'exclusion est le résultat de souffrances, alors même qu'elle tend plutôt à les causer. Si Maisondieu a bien reçu des patient·e·s effectivement dépressif·ve·s en consultation, la plupart de celles et ceux jugé·e·s dépressif·ve·s ont été bien mieux soigné·e·s par la perspective d'un retour à une meilleure situation que par des médicaments! L'auteur constate aussi que le stress, peut-être trop valorisant car souvent associé au monde du travail, est souvent dénié alors même que la situation de chômeur·se est particulièrement stressante. Il déplore qu'alors qu'à la Révolution la notion de malade mental·e a servi à reconnaître le statut d'humain à des individus qui ne l'avaient pas, elle est aujourd'hui utilisé pour exclure un peu plus les exclu·e·s ("il est vrai qu'il est plus facile de soigner des gens sous le prétexte qu'ils sont malades que de prendre soin d'eux").

 Si c'est surtout son expérience de psychiatre (et d' "inclus de bonne volonté") qui a guidé l'auteur dans l'écriture du livre, il n'est pas sans rappeler des concepts de psychologie sociale comme la dissonance cognitive (réinventer la cause en observant la conséquence), ou encore l'expérience de Milgram (où le bourreau va estimer que la victime ou le donneur d'ordres sont les vrais responsables de l'acte qui le met mal à l'aise). C'est aussi, en plus d'un ouvrage politique au propos virulent, une redéfinition des conditions de l'humanisme.