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jeudi 23 mai 2024

A volonté, de Mademoiselle Caroline et Mathou

 

 Mademoiselle Caroline ("née avec 25 kilos de trop") et Mathou ("des kilos en trop depuis bien trop longtemps") racontent à quel point les stéréotypes sur le surpoids leur pourrissent la vie au quotidien.

 Les injonctions sociales, le rappel de leur statut, est partout, dans les appels à faire un régime qui surgissent dans tous les sens (couvertures de magazines, livres, médiatisation de nouvelle méthode miracle, remarques des soignant·e·s et des proches, ...), les plaisanteries dans la fiction ou dans la vie quotidienne, les recommandations médicales parfois douteuses sur le fond et/ou sur la forme ("Je suis surpris, vous n'avez pas de cholestérol. J'aurais cru pourtant", "-Oui mais pour mon allergie? -Maigrissez, vous verrez, vous irez mieux", "vous avez une grosse hernie discale. Vous êtes enceinte de jumeaux. Vous allez donc prendre une quarantaine de kilos, telle que je vous connais. Vous allez avoir la moelle épinière écrasée, finir tétraplégique. Faudrait songer à l'avortement"). Les remarques déplacées sont fréquentes, et les personnes qui les font ne veulent pas entendre que c'est blessant ("tu te victimises", "c'est parce qu'on tient à toi qu'on te dit ça, tu sais", "si tu te plais pas, t'as qu'à maigrir au lieu de nous faire chier avec ton poids", ...).

 Les autrices montrent à quel point cette ambiance les envahit, les pousse à réfléchir à leur moindre faits et gestes, culpabiliser ou s'inquiéter du moindre relâchement, se préoccuper sans arrêt de leur apparence ("je regarde si j'ai des mégabourrelets quand je m'assois... les gens vont les voir... je calcule comment m'asseoir pour que ça se remarque moins") et ce, qu'elles soient ou non effectivement au régime et, surtout, quoi qu'elles pensent de la légitimité de ces jugements et injonctions : "On a intégré leur grossophobie. Notre poids est devenu l'échelle de notre propre valeur. Tout ce qu'il ne faut pas faire, pas penser, pas intégrer, on le fait."

 Le combat est collectif et de long terme, et est magnifiquement rappelé dans la conclusion : "Quand on aura vraiment compris que le poids n'est pas une échelle de valeur, la grossophobie rend les gens plus gros, et plus tristes, personne ne décide si je suis belle, sexy ou désirable. Quand tout ça ne sera pas qu'un discours militant qu'on admire ou des phrases bateau de pseudo-développement personnel... que ce sera devenu des mots compris, intégrés, digérés auxquels on adhérera totalement, sans se dire "oui mais bon, si je perdais un peu, je serais une meilleure personne", ce jour là, on aura tout gagné".

lundi 6 mai 2024

Moi en double, de Navie et Audrey Lainé

 


 Navie est en obésité morbide. C'est un fait, puisque c'est son IMC qui le dit, et "l'IMC n'a pas été inventé par les magazines féminins pour nous pourrir la tronche et nous faire entrer dans un bikini qui coûte un SMIC, mais par l'OMS pour évaluer les risques liés au surpoids". Certes elle n'a pas de problèmes de santé pour l'instant, elle sait cacher ses moments de mal-être ("pour l'image, j'étais une experte"), mais derrière le surpoids il y a une hyperphagie, qu'elle associe à une part dépressive. Au sens propre et au sens figuré, c'est comme si elle portait le poids d'une autre personne ("vous portez sur vos épaules le poids moyen d'une femme de votre âge" "Je peux dire à mon mec qu'on fait des plans à trois, alors?").

 Après une prise de conscience brutale (la peur de ne pas rattraper à temps son fils qui courait vers la piscine), elle décide de tuer ce double, en commençant par se mettre au sport de façon très active ("J'aimerais vous dire quelque chose de plus chic, mais la vérité c'est que c'est Chris Powell, le coach de "Extreme Weight Loss", qui m'a donné envie de faire du sport"). Le double, joyeux, tente constamment de mettre cette détermination en échec ("Viens, on mange là! Allez! J'ai faim, moi! Un bon GROS burger! Et des FRITES! OHLALA des frites! HAN! Et des nuggets! Avec une petite sauce curry...").

 Au delà des parcours de prise et de perte de poids tout au long de la vie ("Je me souviens du goût des shakers Weight Watchers, j'avais 12 ans. Avec ma mère, c'était notre repas du soir", "A 19 ans, a commencé la valse à mille temps des nutritionnistes. En 12 ans, j'ai tout vu, tout entendu, tout essayé pour en arriver à chaque fois à la prise de poids supplémentaire. Histoire banale de tous les obèses."), c'est surtout la grande complexité du vécu avec l'obésité que le livre évoque. La figure du double permet de l'articuler tout au long du récit, mais pour autant il y a infiniment plus que deux facettes. L'alternance entre la joie de vivre (pour de vrai, pour convaincre les autres... ou pour se convaincre soi) et une violente détresse qui peut brusquement prendre toute la place, la légèreté et le sérieux ("Vous avez jamais remarqué que quand on est obèse, si on met plus de 10cm d'eau dans le bain il déborde? Je suis tellement plus écolo que vous. Sauf pour l'huile de palme. Rapport au Nutella" "Vous avez jamais remarqué que quand on est obèse au milieu de la foule on voudrait disparaître sous terre et crever?"), la tension entre prendre soin de soi en mangeant comme on en a envie et prendre soin de soi en s'astreignant à une hygiène de vie ultra exigeante, entre cibler le comportement hyperphagique ou le mal-être qui pourrait en être la cause ("Comme j'ai peur de la police, j'ai choisi une addiction légale"), ... Complexité, en plus de celle, quasi constante, de son propre regard, du regard des autres : "Quand ça fait quinze ans que t'annonces que tu vas faire un régime, que tu perds 10kg en un mois et que tu reprends à chaque fois le double six mois plus tard tes proches, bien que bienveillants, ont toujours la même réaction : 1°) ils t'encouragent comme des pom-pom girls. 2)° ils se taisent quand tu reprends", "Parce que si on adore faire des compliments, on ne dit pas : "Merde, t'as pris vachement de poids, qu'est-ce qu'il se passe? C'est volontaire?" ".

 Le récit, en apparence linéaire, devient vite avec un peu de recul une invitation constante aux questionnements. La certitude d'une page peut être fortement nuancée dix pages plus tard, la stabilité n'existe pas dans cette bande-dessinée qui ressemble parfois presque à un dessin animé tant les dessins rendent extrêmement bien la sensation de mouvement, en particulier dans les moments de lutte entre Navie et son double.

jeudi 28 décembre 2023

Déraillée, de Jo Mouke et Julien Rodriguez

 

 

  Le·a lecteur·ice suivra le parcours de Pénélope Renard (qui est Jo Mouke, sauf quand ce n'est pas elle : "s'agissant d'un récit purement autobiographique, tout est vrai sauf ce qui a été inventé") dans l'univers perturbant et labyrinthique de l'HP-Kistan.

 Le jour de la Saint-Valentin, Pénélope prend son courage à deux mains ("Y a pas de review Google des meilleurs HP du monde", "Peur qu'on me dise qu'il n'y a pas de problème. Qu'on ne m'accepte pas") et se présente aux urgences psychiatriques de l'hôpital Saint-Anne, prononce pour la première fois le mot de "toxicomanie", parle de ses pensées suicidaires et de ses tentatives, et est hospitalisée avec son accord ("Le fait d'habiter au quatrième étage semble un élément favorable à ma candidature"). Transférée au service Maison Blanche, elle restera longtemps au service psychiatrie, jusqu'à ce que son combat pour être admise au service addictologie... un étage plus bas, ne finisse par aboutir. Quelques pages seulement seront consacrées au séjour dans le nouveau service, où le travail thérapeutique (groupes de parole avec des personnes concernées, interventions adaptées aux besoins, ...) semble commencer vraiment.

 La bande-dessinée rend extrêmement bien la sensation de confusion régnant à l' "HP-Kistan" : interlocuteur·ice·s, traitements, projets, changent, de même que l'état mental, les procédures recommandées (sinon qu'un séjour onéreux en clinique privée est très très souvent suggéré pour une meilleure prise en charge), l'espoir de Pénélope, celui de ses proches (qui ont par ailleurs un avis chacun·e sur ce qu'il convient de faire), ... Un immobilisme pesant s'articule avec le mouvement constant des rencontres, de la façon d'envisager l'étape suivante... Les rapports avec l'extérieur sont complexes aussi. Comment passer du temps avec ses parents en continuant de leur cacher ce qui a mené à l'hospitalisation? Est-ce qu'il faut dire oui ou non à ce projet pro séduisant qui va se matérialiser dans un avenir proche? Est-ce que c'est possible de faire face à la tentation violente du message d'un dealer ("Mes symptômes portent un nom : LE CRAVING. C'est le désir ultraviolent de consommer quoi qu'il en coûte, de chercher comment se procurer le produit sans capacité d'autorégulation, en totale perte de contrôle") alors qu'on commence enfin à aller mieux, et combien de fois ce sera possible?

 Un parcours intense qui se termine par une dédicace "à la vie", mais qui contient aussi le rappel que la guérison, même partielle ("Dix ans!!! Et il se définit toujours comme dépendant!"), n'est pas l'issue pour tout le monde.

mardi 26 décembre 2023

Mal de mère, de Rodéric Valambois

 

  Dans ce récit autobiographique, l'auteur parle de l'alcoolisme de sa mère, de la prise de conscience ("la révélation"), quand il minimise ce que lui dit sa (petite!) sœur ("alcoolique, c'est quand t'es bourré! Enfin, je sais même pas si tu sais ce que ça veut dire, être bourré. Je t'expliquerai quand tu seras plus grande") avant de se sentir bête quand elle brandit, comme preuve, une bouteille cachée sous le matelas du lit parental, à sa mort, "à l'hôpital, dans son sommeil. Elle n'a pas du souffrir", apprise par téléphone, et à l'ambiance étrange du jour de l'enterrement ("Tu n'y es pour rien mais ça ressemble tellement à ta vie. C'est moche, nul, pathétique, sans dignité").

 Le parti pris est extrêmement clair : il s'agit de parler de la vie d'une personne alcoolique, et non de tenir un propos sur l'alcoolisme en général. Cette distance est renforcée par le fait que le récit n'est pas fait par la personne alcoolique elle-même. C'est précisément un objet de frustration intense pour l'auteur : les tentatives de comprendre, de dialoguer, sont réduites à néant (même si la piste d'une sensation d'enfermement dans la vie de famille, de frustration, se détache régulièrement). Le père qui sort au milieu d'un entretien avec un psychiatre qui plutôt qu'apporter le regard extérieur professionnel qu'il attendait répète les propos de la mère, bien trop familiers, y compris des détails intimes, devant les enfants, la tentative d'échanger vraiment ("Dis. On est là pour ça. On peut comprendre. On peut t'aider") lors d'une soirée qui avait particulièrement mal commencé ("Tu ne nous a pas parlé de la semaine! Tu viens nous voir uniquement pour nous faire chier!"), utilisée pour tenir des propos plus blessants et choquants que constructifs (insatisfaction sexuelle, tentative d'avortement pour la plus jeune des enfants qui est là au moment de la conversation, ...) ou encore la fois où, alors que l'espoir revient quand elle revient d'une cure de désintoxication ("c'était sûr, ma mère avait changé. Elle était plus belle et plus gentille"), elle descend continuellement du linge à la cave alors même que l'auteur l'encourage à ne plus rechuter ("on va faire des efforts. On va tous faire des efforts"), attitude qui s'éclaire bien trop rapidement quand il s'avère qu'elle y a caché une bouteille ("On a rempli trois coffres de voiture de bouteilles vide. Celle-là, tu l'as achetée cet après-midi"). 

 Cette situation s'inscrit bien entendu dans un environnement. Le conflit entre les parents est très explicitement instrumentalisé (la mère accuse régulièrement les enfants d'être contre elle à cause d'une alliance montée par le père), mais les interactions peuvent être plus complexes, comme avec les grands-parents. Ceux-ci vont d'abord, à l'occasion d'une annonce faite par surprise dans une ambiance plutôt orageuse, héberger la mère en estimant que la libérer de la mauvaise influence de son mari réglera le problème ("Si ma fille boit, c'est que vous la rendez malheureuse! Ici, elle ne boit pas!"). Ils vont renoncer en l'espace de deux jours en trouvant une bouteille cachée dans le garage, mais resteront dans une alliance avec leur fille, y compris contre leurs petits-enfants ("-Ça fait plusieurs mois qu'on a de nouvelles de personne et pendant ce temps-là, ils passent te voir en cachette! -J'ai tout de même le droit de voir ma mère"). A ces jeux d'union et de désunion s'ajoutent les colères non-dites : pourquoi le père n'est pas plus ferme en arrêtant de lui donner de l'argent? pourquoi le boucher continue d'accepter de lui vendre de l'alcool alors qu'il est nécessairement au courant de la situation? pourquoi l'auteur lui-même n'a pas toujours le courage de vider les bouteilles qu'il trouve?

Un texte de présentation de la BD montre une prise de distance avec la colère du passé ("Elle n'était pas seulement ma mère, elle était aussi une femme, une épouse, une institutrice. Je ne l'avais d'abord jugée que comme mère, alors que c'est d'abord à elle-même qu'elle avait infligé tout cela", "certains événements me sont apparus sous un autre angle") et en effet, même dans les passages qui pourraient sembler les plus cyniques, le regret, l'amertume, semblent dominer.

mercredi 1 novembre 2023

Autopsie des échos dans ma tête, de Freaks


 

  Ce livre porte l'ambition de Freaks de parler de ce qu'est sa vie avec la maladie mentale, mais surtout de porter sa voix, un projet où il est plus simple de savoir ce qu'on ne veut pas ("la glamorisation niaise de la folie a tendance à me gonfler. Mais je n'aime pas non plus quand on en exagère la noirceur à outrance... sans parler des discours médicaux aseptisés") que ce qu'on veut : la maladie mentale, est-ce que c'est d'abord des symptômes, le regard des autres, les relations complexes avec l'institution psychiatrique, une recherche d'épanouissement qui passe par l'adaptation à ses besoins et limites?

 L'autrice arrive à articuler tous ces aspects, peut-être en parlant plus d'elle qu'elle ne l'aurait voulu ("je voulais écrire ma folie sans faire un livre intime") mais surtout en faisant parfaitement percevoir l'aspect social du sujet. Certes, si elle ne livrera pas son diagnostic ("ma folie a un sens politique qui n'est pas déterminé par son diagnostic"), le travail de vulgarisation est bien là et de qualité, de la description extrêmement claire de différents symptômes (mythomanie, paranoïa, dépression, dissociation... et je peux attester que l'hypersensibilité aux sons est remarquablement bien décrite!) aux directives anticipées pour se protéger juridiquement dans les moments de crise ou encore le parcours de combattant·e pour obtenir l'Allocation Adulte Handicapé, incluant beaucoup d'attente, de l'incertitude ("vous recevrez une réponse de la MDPH. Souvent ça se passe comme ça... vous n'avez pas bien rempli le formulaire/on a tiré aux dés, vous avez perdu/ le certificat médical doit être rempli par un autre médecin/ votre tronche ne nous revient pas/ votre projet de vie n'est pas assez convaincant") et qui commence par un dossier laborieux à remplir, incluant un projet professionnel ("mais je ne peux pas travailler. C'est pour ça que je demande l'AAH") et un projet de vie à remplir sur papier libre ("bonjour mon projet de vie est de ne pas mourir il faut manger pour ne pas mourir il faut de l'argent pour manger bisous, Freaks").

 Mais surtout, le livre permet de saisir la difficulté de définir la maladie mentale, et a fortiori la folie ("j'en ai passé, des nuits blanches sur Internet, à plonger de trou de lapin en trou de lapin à la recherche d'une définition de la folie qui serait un tant soit peu universelle... Sans grande surprise, je n'en ai pas trouvé", "Déviant. Antisocial. Marginal. C'est supposé être péjoratif, tout ça?"). Certaines souffrances décrites sont lourdes et indéniables, certaines tentatives d'automédication s'avèrent dangereuses sur le long terme ("Ça fait un bien fou. Mais mon histoire avec la drogue ne s'arrête pas là. En altérant mon esprit altéré de nature, j'avais soudain la sensation de contrôler mes hallucinations, ma peur des autres, mon angoisse, mes émotions... évidemment, c'était juste une illusion. Quand mes amis de défonce ont commencé à faire des overdoses, la descente fut brutale"). Pour autant, on tique avec l'autrice quand un médecin moralisateur impose un isolement total ("vous n'avez pas des livres? Non. Des crayons, du papier? Non. La télé? Non."), après une tentative de suicide, à une adolescente qui ne supporte physiquement pas l'ennui, ou quand une protestation est rebaptisée "réticence aux soins", la joie de retrouver son téléphone confisqué "addiction", ou encore de nombreux dessins, bouée de sauvetage pour la patiente, "névrose obsessionnelle". On tique encore plus quand le manque d'écoute bascule dans la violence ("-J'ai mal. -On passe à la prise de sang. -Vous me faites mal, arrêtez! Arrêtez de faire comme si je n'existais pas! Arrêtez! -La patiente semble agitée, faudrait sédater. -Non pitié faites pas ça, arrêtez!"). L'enjeu des relations avec l'institution psychiatrique, par ailleurs relais d'injonctions sociales qui peuvent entraver le bien-être et l'atténuation des symptômes ("aimer la solitude est l'exemple parfait d'un comportement inoffensif que l'on tente de guérir car il dévie de la norme"), est donc complexe : à la fois rester en lien pour avoir accès à des médicaments ou à l'AAH évoqué plus haut, et danger car potentiellement vecteur de violences qui ne vont en rien aider à la guérison ("quand la noirceur refaisait surface, je camouflais les dégâts plutôt que de demander de l'aide").

 La stigmatisation de la folie, en plus de rendre moins audibles les critiques de la psychiatrie, constitue en soi une épreuve supplémentaire à travers le regard des autres ("essayer de retrouver une vie normale avoir été internée, c'était encore plus dur que l'internement en soi") : moqueries, trahisons, isolement social, exposition à des relations abusives en sont des conséquences directes. L'autrice a pu retrouver acceptation et sentiment d'appartenance dans les marges, au sein de la communauté punk où elle s'est aussi énormément documentée sur l'antipsychiatrie ("l'objectif de l'antipsychiatrie n'est ni d'empêcher l'accès au soin, ni de culpabiliser les personnes qui ont recours à la psychiatrie, mais de dénoncer l'hégémonie de cette dernière, et le contrôle social qu'elle opère sur la vie des malades."). Elle invite d'ailleurs les lecteur·ice·s à faire de même, en fournissant des ressources (en ligne : www.zinzinzine.net , https://commedesfous.com , https://icarus.poivron.org , http://lesdevalideuses.org et https://cle-autistes.fr ).

 Dans la continuité de ces revendications (ce n'est pas particulièrement surprenant que les couleurs utilisées dans cette BD soient le rouge et le noir!), l'autrice finit par brandir son identité de folle ("je suis folle, enfin, parce que c'est un mot qu'on a utilisé pour me faire beaucoup de mal et si je le transforme en arme, alors on ne pourra plus s'en servir contre moi plus tard"), sans bien sûr minimiser les souffrances ("il y a tellement de choses qui ont été dures dans la folie, traumatisantes, brutales, qui ont laissé à vie des cicatrices sur mon cœur"), et porte un message d'espoir ("des gens se battront pour toi et tes droits, même si tu n'as pas la force de te joindre à eux. Des gens seront là pour te soutenir et t'écouter, même si tu n'as pas la force de leur parler.", "plus que tout, j'ai des projets. Des projets que ni ma folie, ni la psychatrie, ni la société, ni personne ne pourront m'empêcher de concrétiser"). Un livre précieux, direct, plein d'énergie, accessible, pour se documenter sur la maladie mentale ou sur le rapport militant à la psychiatrie... à supposer qu'une distinction soit possible entre les deux.

lundi 4 septembre 2023

Brise le silence. Histoire de vie régénérante, de Melkior Capitolin

 

 Dans ce récit autobiographique fort, l'auteur, que j'ai connu comme formateur ACP sur le thème de l'addiction, recoud son identité en assemblant les pièces de puzzle de son histoire, qu'il n'a eues que très progressivement, et qu'il fait remonter à Zizi Capitolin, esclave affranchi ("l'officier civil du registre des nouveaux libres m'a affublé d'un prénom dégradant qui se réfère à une partie de mon anatomie, qui n'est pas exposée normalement") dont le mariage en 1851 est le "premier acte libre", et à Petry dit de Grangia Contat, paysan savoyard ("le soin que j'apporte à cette terre conforte le sentiment collectif d'être savoyard et aussi je me relie à cette communauté  à laquelle je suis uni") né en 1413. Comme le rappelle avec éloquence la postface de Martine Lani-Bayle, l'histoire familiale est nécessairement complexe : "sur 10 générations avec une amplitude temporelle d'environ 2 siècles 1/2 à peine, voilà un total de 1022 personnes : que d'évènements se cachent derrière tout ce monde, qu'est-il possible d'en savoir et selon quels critères de choix". Pour l'auteur, cette complexité est démultipliée par un secret pesant dont il n'obtiendra les éléments que par bribes, souvent dévoilées involontairement.

Il subit, enfant, "un cauchemar, toujours le même : tu tombes, tu te vois tomber du ciel, tu as peur, tu es terrifié, tu te réveilles avant de toucher le sol". L'atterrissage, violent ("tu touches le sol, tu t'écrases brutalement"), aura lieu à l'adolescence, quand la famille, sans bienveillance, confirme ce qu'une voisine a révélé par mégarde : celle qu'il appelait "maman" est sa grand-mère, et sa mère est celle qu'il pensait être une de ses sœurs. Une place particulièrement dure à trouver, à comprendre, sur fond de transferts d'un internat à l'autre, et de la conscience de son métissage ("j'ai entendu : -Café au lait, -Noir -Black -Métis -Negro (une fois)"). D'autres secrets continueront d'être révélés, encore à l'âge adulte : son père, dont l'identité lui aura longtemps été cachée malgré ses demandes répétées, est l'oncle de sa mère, et reste connu pour avoir tué son psychiatre. Il a été arraché, à l'âge de 8 mois, à la marraine à qui il avait été confié, qui voulait le garder ("il y a en moi un malaise qui s'installe quand je suis dans une relation amoureuse autour des huit mois"). Il a une sœur, qu'il rencontrera très tard, avec la sensation apaisante de trouver une nouvelle famille ("Quelqu'un a vécu la même folie et traversé les mêmes manques. Vous parlez du passé et construisez le présent. Tu te retrouves "oncle" et tu as un beau-frère.").

Une écriture puissante est au service de ce récit marquant, et ce qui est annoncé dans le poème qui ouvre le livre ("je me décris vulnérable et fort") et gagne à être relu à la fin décrit bien l'ensemble.

dimanche 25 juin 2023

Chute libre - carnets du gouffre, de Mademoiselle Caroline

 


 L'autrice décrit dans ce livre sa cohabitation avec la dépression pendant une dizaine d'année, de la première prescription d'anti-dépresseurs par son généraliste ("C'est bizarre... Vous ne riez plus?!"), prescription d'un mois en omettant de préciser qu'il ne faut surtout pas arrêter brusquement ("J'ai tenu un mois, mais je me sentais glisser. Tout redevenait pesant, lourd, mou... Et puis un jour je me suis mise à pleurer, comme ça, presque pour le plaisir de pleurer") à l'après, de nombreuses années et souffrances, jusqu'aux idées suicidaires, et 4 psys plus tard, un après certes relatif ("une jolie boîte de médicaments pour une prise quotidienne inéluctable", "il est hors de question que j'y retourne. C'est une lutte quotidienne. Je suis sur mes gardes") mais radicalement différent de ce qui a été vécu pendant toute cette période ("j'apprenais à 35 ans le bonheur, j'apprenais en fait à ne plus en avoir peur").

 Le récit couvre la compréhension progressive de la maladie, les moments les plus difficiles vécus avec les proches ("je me prenais la tête, je me parlais en la secouant... Un jour, mon homme l'a découvert et j'ai vu la peur, la vraie, sur son visage", "mon fils était terrifié : il n'avait jamais vu ma mère pleurer"), parfois soutenant·e·s ("merci du fond de mon âme à Raf, qui ne m'a jamais lâchée ni jugée") parfois moins ("M'enfin, je ne comprends pas!? Tu as tout pour être heureuse! Oui mais c'est dans ta tête, la santé, ça va?! Alors ça va"). Une maladie avec des moments de mieux donc d'espoir, et des moments plus alarmants qui déclenchent des sentiments d'urgence, souvent suivis du début d'un suivi psy plus ou moins concluant (quand ce n'est pas l'appel à d'autres types de pro -exorciste, magnétiseuse, ...-, démarches auxquelles l'autrice adhère moyennement -"J'avais un truc à lire. Façon "mantra"... Une feuille que je devais lire tous les jours devant mon miroir. Pour aller mieux, me calmer. Je l'ai fait une fois. A défaut d'aller mieux, j'ai bien rigolé"-).

 L'autrice fait une distinction très radicale entre ses trois premiers psy et le quatrième, recommandé par Christophe André (et à "seulement" 1h30 de route) dont elle a découvert par hasard qu'elle connaissait l'épouse. Les trois premier·ère·s l'écoutaient raconter ses difficultés, ce qui lui a permis d'avancer sur certains sujets, mais pas sur sa dépression (ce qui n'a pas empêché les deux premiers, au moment d'arrêter le suivi pour des raisons extra-thérapeutiques -déménagement pour l'une, retraite pour l'autre- d'affirmer que "Mais ça tombe bien. Vous êtes guérie"). Le quatrième se démarque dès les premières phrases (l'autrice est plus directe en parlant de "grosses claques dans ma face"), en particulier en la déculpabilisant ("Ce n'est pas de votre faute! Vous êtes tout simplement MALADE!") et en lui parlant de guérison ("Vous pouvez guérir. Et vous allez guérir"). Avec lui, pas d'espace pour parler de "ma mère, ma sœur, l'argent, mon boulot, la vie en général, mon corps affreux, les questions en spirale, l'Himalaya, pourquoi elle et pas moi?, mes bouquins", mais de la psychoéducation ("mon cerveau déforme allègrement la réalité", "le moindre "traumatisme" laisse une longue trace. Il est comme bloqué dans le système nerveux, gravé", "je sais que je ne risque rien, mais je ne le ressens pas, j'ai peur"), et des exercices, des "choses nases" (méditation, sollicitude, fleurs, croix sur la main pour penser à faire une "crise de calme" -exercice de relaxation dont l'efficacité croît avec la répétition- en la voyant) mais qui fonctionnent ("j'aurais pu en rire, mais là, je buvais ses paroles"). En plus de l'impact direct sur les symptômes, le mieux-être s'accompagne d'un changement intérieur ("je m'autorisais à me faire du bien", "Un boulot super pourri? Que si je veux", "J'ai le droit"). 

 Le livre est assez dense en informations, mais le format BD et autobiographique fait qu'on s'en rend surtout compte après la lecture. Le parcours est raconté pour l'essentiel en temps réel, sur un ton positif mais sans angélisme, y compris pour l'après. Il permet d'éclairer sur différents aspects de la dépression, y compris certains qui sont inattendus (le fait par exemple que ça peut ne pas se voir de l'extérieur, que c'est parfois difficile d'identifier et de comprendre ce qui aide ou pas, ...).


mercredi 7 juin 2023

Troubles alimentaires. Mieux comprendre pour mieux guérir, de Sabrina Palumbo

 



 Ayant subi à 17 ans l'épreuve des débuts de l'anorexie mentale puis plus tard celle d'une hospitalisation en psychiatrie traumatisante où elle a subi, sur une durée d'un an, solitude imposée couplée à un manque d'intimité ("de temps en temps le rideau se relevait sans que je ne sache quand ni pourquoi"), arbitraire (interdiction d'avoir une montre ou des livres, sans explications entendables, contrainte d'utiliser un pot de chambre rarement vidé car les toilettes sont fermées à clef), contention, mensonges ("un médecin m'avait dit que l'objectif était que j'atteigne 48 kilos et qu'ensuite je pourrais sortir ; et quand j'ai atteint les 48 kilos, il m'a dit que je pourrais sortir quand mais règles seraient revenues") ou violences physiques (trainée par les cheveux par une infirmière), ce n'est qu'à 30 ans que l'autrice s'est engagée activement dans un processus thérapeutique et a choisi de faire confiance à un thérapeute (en ce qui concerne l'hospitalisation, elle est transparente sur le fait qu'elle lui a sauvé la vie physiquement parlant, qu'elle était elle-même violente et que la psychiatrie souffre d'un manque de moyens y compris dans le niveau de formation en troubles du comportement alimentaire, mais estime que de la bienveillance aurait été infiniment plus efficace pour l'apaiser, et bien entendu pour l'efficacité des soins).

 Elle a depuis engagé un travail thérapeutique sur elle s'appuyant sur de nombreux modèles (TCC, états modifiés de conscience, introspection, systémie, psychologie positive, ...), s'est investie dans une spiritualité qui la connecte à une vision du monde plus épanouissante, et a créé une association extrêmement impliquée dans la création de dialogues entre patient·e·s, familles et professionnel·le·s (et entre patient·e·s bien sûr, elle rappelle souvent l'importance des groupes de parole). Elle propose aujourd'hui aussi un accompagnement s'appuyant sur la Thérapie d'Acceptation et d'Engagement. Ce livre dégage très précisément une énergie de partage, et semble être constitué de ce que l'autrice aurait aimé, ou peut-être plutôt aurait eu besoin d'entendre, lorsqu'elle s'est retrouvée désarmée ("le plus important est de sortir de l'isolement coûte que coûte", "je sais maintenant qu'on ne s'en sort pas tout seul et qu'un soutien réel doit être assuré") face à l'anorexie : les débuts sont difficiles (ses premiers contacts avec l'introspection, ou avec la méditation de pleine conscience, ont été moyennement concluants), le parcours ne sera pas linéaire ("je ne saurai évoquer la guérison sans parler de la notion de perte", "chaque petite victoire compte"), des réalités douloureuses voire effrayantes ou traumatisantes seront découvertes ("ce qui fait l'anorexie, c'est tout sauf le symptôme", "le problème, à la base, n'était pas la nourriture"), il ne faut pas compter atteindre un état de plénitude absolue (elle même estime être non pas guérie mais en état de rémission), mais la récompense de ce parcours si exigeant sera au rendez-vous ("cette maladie m'a connue fragile, mon vécu me rend forte").

 Extrêmement personnel, succédant d'ailleurs au plus autobiographique encore L'âme en éveil, le corps en sursis de la même autrice, ce livre propose de se concentrer non pas sur la description des différents troubles du comportement alimentaire, ni sur le détail des différentes propositions thérapeutiques (la préface du psychiatre Alain Perroud souligne d'ailleurs que la science est plutôt en train de ramer pour élaborer une méthode dont l'efficacité se détacherait), mais sur un aperçu, de l'intérieur, de ce à quoi peut ressembler le processus thérapeutique. Il comporte pourtant, en filigrane, des conseils bien concrets : savoir renoncer au perfectionnisme qui voudrait faire devenir un·e patient·e qui maîtrise et réussit tout du premier coup, surmonter les expériences thérapeutiques difficiles mais seulement pour trouver une relation, une méthode, un axe qui convient mieux, et surtout communiquer, ce qui pour l'autrice a été important avec d'autres patient·e·s mais aussi, quand c'est devenu possible dans de bonnes conditions, avec ses proches.

vendredi 26 mai 2023

Les 5 regrets des personnes en fin de vie, de Bronnie Ware

 

 Enfance et adolescence dans une ferme (elle en est devenue végétarienne), travail dans des banques, dans des bars, expériences de la scène avec ses propres créations musicales ou encore de la photographie où elle est passée du loisir à la vente, l'autrice croise ses nombreuses vies avec celles, comme le titre l'indique, des personnes qu'elle a rencontrées et surtout accompagnées pour la plupart jusqu'à la fin dans le cadre de son travail en soin palliatifs. Des personnes âgées ou moins âgées (rendues dépendantes par une maladie dégénérative ou un accident), entourées de personnes aimantes ou subissant un environnement conflictuel, ont explicitement ou implicitement contribué à la guider vers l'élaboration de ces cinq commandements, pour profiter au maximum du temps accordé entre la naissance et la mort.

 Vivre comme on le veut vraiment et non pour répondre aux attentes des autres, une idée qui peut sembler simple à saisir bien que beaucoup moins à appliquer quand on l'entend de Grace, prisonnière de la tyrannie de son époux puis tombée gravement malade peu après qu'il ait été, enfin, amené en maison de retraite, mais plus complexe quand on cherche plus précisément à dénouer ce qui relève de nos aspirations profondes et d'injonctions sociales qui ne nous correspondent pas. Se poser la question sérieusement, comme l'autrice promet de le faire à Grace, reste un premier pas important ("de tous les regrets et enseignements partagés avec moi alors que j'étais assise à leurs côtés, le regret de ne pas avoir vécu une vie qui leur correspondait vraiment était le plus commun de tous. C'était aussi celui qui générait le plus de frustration, car la prise de conscience des clients arrivait trop tard"). Le regret d'avoir trop travaillé est communiqué à l'autrice, ironiquement, alors qu'elle travaille douze heures par jour, et que les exigences du métier (selon la santé de la personne accompagnée, ce n'est parfois vraiment pas le moment de s'absenter) peuvent parfois encore accélérer cette cadence. C'est pourtant une opportunité de s'interroger sur le sens du travail : si John est passé à côté d'une vie amoureuse et familiale en continuant de travailler 15 ans après sa retraite parce qu'il aimait le statut que ça lui procurait (son épouse est tragiquement décédée l'année où il allait la prendre, après s'être engagé à la prendre... dans un an), cette relation permet à Bronnie Ware de s'interroger plus précisément sur ce que représentaient ses carrières successives, et d'orienter ses choix futurs. L'expression des sentiments, le troisième regret, revient régulièrement, tant c'est un parcours pour l'autrice elle-même, ayant grandi dans un environnement familial difficile où il était souvent plus prudent pour elle de ne pas dire tout ce qu'elle pensait. Cette nouvelle boussole a mis fin à certaines relations (elle a estimé après coup que c'était un mal pour un bien : pourquoi s'accrocher à une relation qui repose sur un mensonge, un malentendu, un non-dit?), mais a permis d'en renforcer d'autres, et elle est maintenant très attachée à ce principe. Le souvenir de Joszef, souffrant de ne pas avoir partagé à sa famille ses souvenirs de camp de concentration, soit tout un pan de son identité, tout en ne se sentant plus capable de le faire, l'a par ailleurs marquée. En ce qui concerne le quatrième enseignement, rester en contact avec ses amis, elle a aidé une résidente de maison de retraite à le réaliser, heureuse de renouer avec les talents de détective acquis en travaillant au service antifraude de sa banque mais aussi d'apporter du bonheur dans un environnement particulièrement sombre, tout en prenant conscience que tout le monde ne pourrait pas bénéficier des services d'une aide-soignante détective (par ailleurs, plusieurs des amis retrouvés étaient décédés). Lors d'une dépression violente (jusqu'à être extrêmement proche d'une tentative de suicide) vécue après cette carrière intense, c'est d'ailleurs la présence, parfois insistante et pleine d'abnégation, de proches, qui l'a le plus aidée, et le manque d'empathie d'autres ami·e·s l'a particulièrement blessée dans cette période d'extrême vulnérabilité. Le cinquième regret recensé est celui de ne pas s'être accordé assez... de bonheur. Moins simpliste qu'il n'y paraît, ce regret implique une bienveillance envers soi qui peut parfois être difficilement accessible, la compétence d'avoir de la gratitude pour le positif même dans les moments difficiles, ...

 Derrière des principes de vies certes rendus profonds par leurs sources (savoir ce qu'on risque de regretter sur son lit de mort avant d'y être effectivement, ça fait incontestablement gagner pas mal de temps!) mais qui peuvent sembler superficiels (ah bon, il faut faire ce qu'on veut vraiment, sourire et avoir des ami·e·s? moi qui était convaincu que la clef du bonheur était de faire la gueule, de s'entourer de personnes désagréables et de passer le plus de temps possible à faire des choses qu'on déteste!), une profondeur supplémentaire m'a été rendue accessible par... les éléments qui m'ont fait tiquer! La compassion devant les pires comportements parce que quelqu'un qui se conduit mal c'est quelqu'un qui souffre? A mon sens ça peut être presque condescendant (la souffrance retirerait tout libre-arbitre?), c'est un message qui peut être dangereux (dans certains cas, c'est beaucoup plus urgent de poser des limites -ce que l'autrice sait par ailleurs faire!- que d'écouter le petit cœur qui souffre) et que dire des personnes qui souffrent et sont bienveillantes? Faire confiance à l'Univers qui va tendre une main salvatrice quand tout va mal? Ça a réussi à l'autrice, qui aurait eu une vie infiniment plus ennuyeuse et qui l'aurait tellement moins épanouie si elle n'avait pas pris tant de risques, et certaines coïncidences qu'elle rapporte sont belles, frappantes et inspirantes, mais incontestablement certaines personnes, dont des personnes qu'elle évoque, n'ont pas bénéficié de ces moments magiques (elle croise d'ailleurs ce message avec l'affirmation que les personnes qui meurent jeunes sont rappelées pour une raison, ce qui peut revenir pour certaines sensibilités -à commencer par la mienne!- à pousser le mysticisme un peu loin). Le bonheur c'est d'abord une question d'attitude? Ça peut être très culpabilisant pour une personne en souffrance qui on l'imagine n'a vraiment pas besoin de ce fardeau en plus, tout en étant déresponsabilisant pour les proches ("tu es triste? arrête!").

 Et pourtant... dans son moment de dépression, elle prend conscience que son attitude compassionnelle lui a souvent fait du bien (en particulier pour ne rien faire qui relève de l'illégalité à des collègues aides-soignantes moyennement bienveillantes envers des personnes vulnérables) mais l'a aussi empêchée d'exprimer une colère qui lui retombe dessus en cascade avec des ruminations brutalement douloureuses. L'idée que le bonheur est une question d'attitude l'a aidée à reprendre pied mais à un moment très spécifique où elle commençait à retrouver de l'énergie. La confiance dans l'Univers s'exprime en décrivant des moments de lâcher prise absolu (surrender en VO), concept très spécifique et important pour elle, qu'elle distingue de l'abandon, lâcher prise qui l'a sauvée dans des moments de détresse extrême mais dont la description ne donne certainement pas envie de passer par là délibérément. La lecture entre les lignes de l'articulation complexe entre ces principes qui peuvent sembler consensuels et la réalité d'une vie infiniment riche mais qui a parfois demandé une force intense, parfois (là encore c'est entre les lignes) impliqué des choix et des mouvements très défensifs, donne un niveau de lecture qui enrichit considérablement le tout, transforme en questions ce qui ressemblait à des réponses qu'il y avait juste à cueillir d'un mouvement paresseux de la main.

dimanche 29 janvier 2023

Goupil ou face, de Lou Lubie

 


 

  Depuis la fin de l'adolescence, Lou connaît des périodes sombres, très sombres. Dépression, pas dépression? Les avis des proches ("C'est dangereux de s'autodiagnostiquer" "Impossible, voyons! Elle est trop jeune") et même des professionnel·le·s ("Je ne vais quand même pas vous prescrire des antidépresseurs, si?") divergent. Toujours est-il qu'elle a besoin d'aide, vraiment, et que c'est compliqué d'en trouver ("-Vous êtes jeune, jolie et intelligente. Ça va vite s'arranger. -Et mes crises d'angoisse, comment on les prévient que je suis jeune et jolie?" "La prochaine fois, on va travailler sur le bonheur. CB?"). Certes, il y a des périodes où ça va mieux, et même beaucoup beaucoup mieux, mais la rechute, brutale, reste une menace constante. Une psychologue orientée TCC, la première, pense à un trouble de l'humeur de type cyclothymie (ce qui expliquerait l'échec des traitements précédents), et oriente vers un psychiatre, disponible 2 semaines plus tard, pour une médication appropriée. Entre temps, une nouvelle rechute survient, plus violente que les précédentes, au point qu'une pulsion suicidaire particulièrement forte pousse Lou à se faire hospitaliser en psychiatrie. Nouvelles frustrations ("J'espérais beaucoup de l'hôpital psychiatrique. J'allais avoir une horde de psychiatres à portée de main! En fait, la seule chose qu'on tuait là-bas, c'était le temps"), nouveaux avis contradictoires ("Mais enfin mademoiselle, tout le monde a des variations d'humeur! Les vrais bipolaires, on les remarque très vite. Leur comportement est excessif et risqué. Ils font des achats impulsifs sans en avoir les moyens, ils sortent nus dans la rue... Par exemple. Vous avez déjà acheté deux voitures d'un coup. Non? Vous voyez, vous n'êtes pas bipolaire" "Test infaillible élaboré par une psychiatre : Avez vous déjà acheté deux voitures d'un coup? Oui -->  Vous êtes bipolaire. Non --> Vous n'êtes pas bipolaire"), Lou a toujours urgemment besoin d'aide mais elle en a surtout marre, vraiment marre, des soignant·e·s ("VOS GUEULES! Nan mais c'est dingue! Je vous pose à tous la même question, et chacun me donne une réponse différente!").

 Le diagnostic se confirmera finalement... par un article du Nouvel Obs  sur la cyclothymie dans lequel elle se reconnaîtra fortement. Son problème, jusque là représenté par une sorte de loup terrifiant, sera désormais incarné par un renard ("-Tout ça... tout ça à cause d'un petit renard de rien du tout? -Tu voulais quoi, une baleine? -Mais tu faisais deux mètres de haut et t'étais tout noir et t'avais plein de dents! -Forcément, si tu t'intéresses à moi seulement quand je vais mal!"), pas facile à vivre et encore moins à contrôler pour autant. Le tempérament cyclothymique concerne 6% de la population, mais il peut être plus ou moins intense (le renard de Lou est "un gros relou" selon elle, "beau et vigoureux" selon lui), et constitue non pas seulement un tempérament cyclothymique mais un trouble cyclothymique, un type de bipolarité, aux côtés, dans la classification présentée dans la BD, de la bipolarité de type 1 (celle qui fait acheter deux voitures d'un coup) et de type 2. Au niveau neurologique, elle se caractérise par une instabilité de l'activité de la dopamine, qui alternativement grimpe en flèche, provoquant des crises d'hypomanie (très forte énergie, euphorie ou irritabilité, projets qui se multiplient, besoin intense de nouveauté, ...), ou chute brutalement, faisant basculer dans une période de dépression. Dans la liste des co-morbidités, ou des "(pas) super pouvoirs" du renard, peuvent figurer la boulimie, les troubles obsessionnels compulsifs, la phobie sociale ou les troubles anxieux, ainsi qu'un risque suicidaire extrêmement élevé. Il est a priori impossible de se débarrasser du renard, mais il peut être plus ou moins contrôlé, avec un traitement et une hygiène de vie (alcool, drogues, café, sommeil décalé, stress et antidépresseurs accentuent les symptômes) adaptés et surtout en le connaissant bien et en sachant expliquer aux proches à quoi s'attendre et comment réagir (ne pas prendre personnellement les moments de dépression où la personne se renfermera sur elle-même voire sera agressive, par exemple). Dans l'édition de 2021, 9 pages supplémentaires sont d'ailleurs consacrées aux proches de personnes souffrant d'un trouble cyclothymique.

 Le support de la bande dessinée et l'humour et la pédagogie de l'autrice, l'aspect très incarné de ce récit autobiographique permettent de rendre extrêmement claires certaines informations assez techniques, et alors que le livre rentre vraiment dans le détail des symptômes et de comment y faire face, on ne s'ennuie pas une seconde, aspects dont on mesure d'autant plus l'importance après l'errance diagnostique particulièrement dure décrite dans la première partie.

mardi 7 juin 2022

Découvrir un sens à sa vie grâce à la logothérapie, de Victor Frankl

 


 Si le titre du livre (et sa couverture, du moins celle de l'édition que j'ai eue entre les mains) peuvent donner l'impression qu'il s'agit du dernier livre de développement personnel qui vous livrera la clef très simple du bonheur et du succès à laquelle personne n'avait pensé avant, inutile d'aller loin dans la lecture, entre Gordon Allport qui dans la première phrase de la préface rappelle que l'auteur avait tendance à demander à ses patient·e·s "pourquoi ne vous suicidez-vous pas?" (ce n'était pas une question rhétorique!!!), ou la première des deux parties, autobiographique, où Victor Frankl fait le récit de son expérience de détenu en camp de concentration, pour voir que la légèreté ne sera pas spécialement de mise.

 L'articulation entre cette première partie, illustrant l'adaptation, prenant parfois des formes inattendues, du psychisme à des conditions si extrêmes que même les qualifier d'extrêmes semble dérisoire (l'auteur rappelle qu'il y a eu 3% de survivant·e·s), et la seconde où il expose les principes de la logothérapie, qui repose sur la recherche intérieure de sens, paraît à la lecture aller de soi, et pourtant la première a été écrite de façon indépendante (et les deux peuvent être lues indépendamment l'une de l'autre), Frankl voulait d'ailleurs dans un premier temps la publier de façon anonyme. Ce n'est que dans un second temps, suite à des demandes de lecteur·ice·s, qu'il a relevé le défi d'accompagner ce texte d'une tentative de saisir l'essence de la logothérapie sur quelques dizaines de pages (une brève postface va suivre vingt-cinq ans plus tard).

Psychanalyste de formation (on peut assez prudemment suspecter que c'était le cas de pas mal de psychiatres autrichiens du début du XXème siècle), l'auteur commence sa définition de la logothérapie en la distinguant de la psychanalyse : selon lui, non seulement l'humain ne recherche pas l'homéostasie mais a au contraire un besoin vital de tension ("la santé mentale est fondée sur un certain degré de tensions entre ce que nous avons déjà réalisé et ce qui nous reste à réaliser, ou sur la différence entre ce qu'on est et ce qu'on devrait être"), mais il n'attache en plus pas tant d'importance que ça à l'augmentation du plaisir et la diminution des souffrances ("je ne pourrais pas vivre pour mes mécanismes de "défense", pas plus que pour mes "formations réactionnelles". Mais l'humain peut néanmoins vivre pour préserver ses idéaux et ses valeurs"). Il propose le concept de névroses noogènes pour désigner la souffrance liée à la crise de sens à laquelle la logothérapie propose de remédier ("les névroses noogènes proviennent de l'absence de raison de vivre"). Dans la mesure où ce sens ne peut être qu'intimement saisi (sinon il s'agit d'imitation -"conformisme"- ou d'obéissance -"totalitarisme"-), la logothérapie ne peut être que fondamentalement non-directive ("le rôle du logothérapeute s'apparente davantage à celui de l'ophtalmologiste qu'à celui du peintre"), et la liberté en est une composante essentielle ("chaque être humain propose la liberté de changer à chaque instant"), propos renforcé par l'expérience de l'auteur en camps de concentration où il a pu observer que, même dans cette situation où la menace de mort était constante et la souffrance physique intenable, les détenus, au quotidien, faisaient des choix ("dans les camps de concentration, les "différences individuelles" ne s'aplanissaient pas du tout ; au contraire elles s'accentuaient").

 L'une des clefs de la logothérapie est le rapport au temps. Cela peut constituer dans un regard vers l'avenir dans l'idée, peut-être évidente dans le cadre d'une recherche de sens, d'avoir un projet, mais aussi pour se demander comment seront perçus, dans quelques dizaines d'années, les choix faits aujourd'hui. Le regard peut aussi se tourner vers le passé, pour une relecture des actes déjà accomplis ou encore des vécus difficiles : le rapport à la souffrance est en effet une part importante du travail. Contrairement à ce que peuvent laisser entendre une lecture (très!) rapide, ou l'occurrence à plusieurs reprises de la formule de Nietzsche "ce qui ne tue pas rend plus fort", il ne s'agit certainement pas de complaisance envers les vécus les plus durs mais de "savoir comment souffrir, si on ne peut pas faire autrement" ("l'homme est prêt à souffrir s'il le faut, mais à la condition, bien sûr, que la souffrance ait un sens"). La souffrance a-t-elle été au service d'une cause? D'une personne chère? Une source d'apprentissage? Un changement de perspective intérieur peut apporter de la clarté dans les moments les plus sombres.

 Le livre est synthétique et propose plusieurs clefs pour appliquer une perspective originale, ne se centrant ni sur les symptômes ni sur le fonctionnement psychique mais sur des préoccupations existentielles.

mercredi 16 mars 2022

J'ai choisi la vie. Être bipolaire et s'en sortir, de Marie Alvery et Hélène Gabert

  


 Ce livre croise les récits autobiographiques, depuis l'enfance et même l'héritage familial (les premiers chapitres ne sont pas sans faire écho à la psychogénéalogie), de Marie et Hélène, respectivement atteintes d'un trouble bipolaire de type I (plutôt constitué de "crises violentes") et de type II ("un quotidien d'oscillations permanentes entre les hauts, les bas et les milieux acceptables"). Peut-être à cause de la confusion causée par les états extrêmes provoqués souvent brusquement par le trouble bipolaire (ou alors, de façon plus pragmatique, parce que les chapitres, écrits respectivement par l'une et l'autre, sont courts et se succèdent rapidement), difficile de ne pas parfois se mélanger les pinceaux entre Hélène et Marie, ce qui est aussi une façon de donner un aperçu de la difficulté de s'y retrouver lorsqu'on passe par tous ces états (sans compter qu'en plus des atteintes de l'humeur, les traitements peuvent diminuer cognitivement). "Une personne atteinte de troubles bipolaires pourrait faire un bon personnage de cirque. Tour à tout, et parfois même simultanément, le clown qui rit, le clown qui pleure. Le lanceur de torches qui joue avec le feu. Le magicien capable de faire apparaître ou disparaître soudainement les choses les plus extraordinaires. Le contorsionniste capable de se mettre en boule pour s'éclipser et mieux réapparaître. Le dompteur maîtrisant ses tourments, phobies, addictions ou troubles obsessionnels compulsifs, alimentaires ou de l'attention. Le trapéziste qui se lance dans le vide pour enfin rebondir. Le funambule en équilibre au péril de sa vie."

 Si les parcours sont différents, les échos sont nombreux, comme la vie d'adolescente ou de jeune adulte où un moment difficile implique le risque de s'effondrer, les études et la vie professionnelle où les performances ("s'intéresser à une personne malade, ce n'est pas la démunir de ses ambitions") alternent  avec le besoin de s'arrêter, parfois longtemps, la vie amoureuse ("Guillaume est resté... de même que je ne suis pas partie") et surtout parentale (l'inquiétude pour les enfants exposés au différents états... sans compter le risque d'hérédité de la maladie, mais aussi la gestion particulièrement délicate du traitement au moment de la grossesse), le diagnostic, tardif, à la fois coup de poignard ("le diagnostic me choque", "je déambule dans la rue comme une alcoolique titubante", "je pensais être au bout du combat. Et pourtant, ce jour là, je compris qu'il n'en était rien") et soulagement ("je m'accorde des circonstances atténuantes"), la difficulté de vivre avec le traitement ("trois régulateurs d'humeur, cela fait trois pages d'effets "indésirables", comme on dit") même quand il est bien ajusté ou encore, pour Marie, les hospitalisations particulièrement éprouvantes (" "Profite de ton temps pour lire et écrire!" me dit naïvement mon mari. Mais si j'étais dans cette forme, qu'irais-je faire dans un hôpital? Les médicaments m'assomment littéralement"). Sont aussi comparés les mérites respectifs, des TCC (qui permettent, complémentaires avec les médicaments, de mieux faire face aux symptômes) pour Hélène, et de la thérapie freudienne très orthodoxe pour Marie, qui lui a certes permis de mieux se connaître mais jamais d'évoquer sa maladie, bien que son psychanalyste soit également psychiatre.

 Ces récits secouent, à l'image des vécus évoqués, et s'ils ne nient pas les difficultés (les risques de suicide, d'invalidité professionnelle, sont mentionnés), montrent qu'on peut vivre avec le trouble bipolaire, tout en étant très clairs sur les épreuves à traverser, le poids au quotidien, que ça implique.

lundi 28 février 2022

Pourquoi es-tu restée? de Christine Payot

 


 Je dois admettre que ce qui a attiré mon attention vers ce récit autobiographique n'est pas la question posée dans le titre (les raisons de rester, dans les situations de violences conjugales, sont multiples... l'efficacité des manipulations -le dénigrement constant ou au contraire les promesses récurrentes de, cette fois, se reprendre et tout arrêter-, l'isolement social construit par l'agresseur·se, les difficultés matérielles, le danger -le moment de la séparation est celui où le risque de passage à l'acte violent voire meurtrier est le plus élevé-, ...), mais à l'inverse celle de savoir comment l'autrice a pu partir après 25 ans de relation, 25 ans de violence et d'emprise.

 Si Jérôme sait en effet dans un premier temps se montrer "gentil, prévenant", au point de convaincre l'autrice de quitter son compagnon actuel pour lui, il impose vite ses propres règles, fait comprendre, de moins en moins implicitement, que l'important, ce sont ses désirs. Il accepte, réticent, qu'elle fasse un stage chez les pompiers pour lequel elle est enthousiaste, mais c'est pour lui reprocher, de façon virulente ("Il ne dit pas un mot. Ensuite, il hurle... Il gueule après moi, accélère et tape sur son volant à coup de poing"), d'avoir osé figurer sur la photo de groupe faite à la fin. Elle va passer des vacances chez sa correspondante en Allemagne? C'est un motif de rupture. Finalement, c'est annulé, ouf! Mais il ouvre sa valise et constate qu'il y a des jupes, c'est suspect! Ces deux incidents, et d'autres, lui seront reprochés un nombre incalculable de fois.

 Les règles imposées sont de plus en plus absurdes, de plus en plus violentes, jusqu'à interdire à la famille de l'autrice d'être présente à leur mariage (et aller les narguer en klaxonnant devant leur maison le jour même), lui interdire un travail s'il risque d'impliquer un contact avec des hommes. Il devient de plus en plus capricieux, estime qu'il est à plaindre que sa compagne soit inconsolable après une fausse couche, puis plus tard que leur fils pleure. Il boit, s'enferme, devient de plus en plus agressif avec les années. Il s'énerve contre les voisins trop bruyants jusqu'à exiger un déménagement, ne travaille pas et bien sûr refuse à l'autrice le droit de travailler elle-même (tout en exigeant qu'elle aille lui acheter alcool et cigarettes), regarde pendant des heures des documentaires sur des dictateurs (pour les admirer!) et des films pornographiques. L'autrice apprend à repérer les signes avant coureurs de ses colères qui explosent souvent la nuit, redescendra à sa rencontre alors qu'elle est déjà couchée pour préserver les enfants (qui, iels le confirmeront plus tard, entendent tout, évitent même d'aller aux toilettes pour ne pas prendre de risques), apprendra à laisser autant que possible passer l'orage ("Un mot, une réflexion, un reproche. Je sais qu'il ne faut rien répondre. Pourtant, il l'attend sa réponse en tapant du poing sur la table, il hurle, se relève, se rassoie. Va-t-il oser ce soir?"), les interrogatoires interminables où il cherchera des preuves d'adultère, l'accusera continuellement, lui qui en début de relation lui avait fait la liste de ses conquêtes, de vouloir "faire la pute", ce qui semble être selon lui le but dans la vie de l'ensemble des femmes.

 Elle fera un premier pas vers la sortie de cette prison en créant un espace pour elle, un blog littéraire, en se mettant elle-même à l'écriture, avec son accord (il dénigrera régulièrement ses compétences d'écrivaine), en s'engageant à ne pas interagir avec des hommes. Mais la règle est de plus en plus difficile à respecter : comment garder un lien avec une communauté dans ces conditions? Elle s'interdit d'abord les messages privés, puis renonce aussi à cette règle. C'est ainsi qu'elle fait la rencontre de Marco, et échange de plus en plus avec lui, malgré le risque, s'aperçoit qu'elle a des sentiments. Elle se livre peu à peu, en minimisant de moins en moins. Il partage avec elle des vidéos sur les pervers narcissiques : le profil correspond énormément à celui de Jérôme!

 La séparation arrive enfin, avec l'aide de sa mère, d'une association, de Marco, et Jérôme continue d'être méchant, mesquin, de poser des exigences, de garder le plus d'affaires possibles (y compris des souvenirs ou la voiture de leur fils aîné), utilise les enfants pour faire du mal (il les suit, les épie, lorsqu'il les voit les interroge sur les faits et gestes de leur mère). L'autrice découvre la vie sans cette chape de plomb avec laquelle elle a si longtemps vécu, mais doit subir le système judiciaire dont il s'empare pour manipuler encore ("l'avocate de Jérôme, que je connais, se penche vers moi et me dit : -Vous savez, il vous aime encore, il a sur lui un petit cadre avec une photo de vous. Il me l'a montré. Il est vraiment peiné par votre séparation"), en particulier en demandant un droit de visite, qui lui sera accordé (en terrain neutre), visites auxquelles il ne daignera pas se rendre ("Encore une fois, pourquoi laisser une nouvelle chance à un homme qui en a laissé passer des centaines? Pensent-ils vraiment dans ces tribunaux que nous n'avons pas déjà eu notre compte de fausses excuses, de plaintes, de remords?"), et surtout vivre avec la crainte qu'il ne décide, un jour, d'utiliser son fusil ("Chaque jour, j'ai peur au point de ne plus oser regarder ces histoires meurtrières. La question me taraude  : je porterai quel numéro?", "Son neveu a commis un féminicide : je l'apprends en écrivant ce livre. Il a pleuré, lui aussi, aux obsèques de sa compagne en tenant la main de sa petite fille. Et pourtant, c'est lui qui l'avait étouffée puis il avait noyé ses deux chiens"). Mais malgré ces difficultés et injustices, aucun regret d'avoir fait ce choix : "partir, c'est se sauver".

 Ce livre est adressé aux victimes de violences conjugales, femmes et hommes, mais aussi à leurs proches ("son silence et son effacement ne sont pas une acceptation. Lui parler, c'est être un soutien, un encouragement ou juste incarner une écoute. Ecoutez ce qu'elle consentira à vous dire. Soyez une présence. Ne la jugez pas. Vos jugements, vos critiques, donnent raison à son bourreau"), et à la France qui est malheureusement encore loin de faire le nécessaire pour protéger les victimes.

mercredi 5 janvier 2022

On becoming Carl Rogers, d'Howard Kirschenbaum

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 Cette biographie, publiée en 1979 alors que Carl Rogers avait 77 ans (il n'avait pas encore, par exemple, écrit A way of being, mais un des articles qui y figure est mentionné), a été écrit en collaboration avec le principal intéressé (ce qui a permis d'accéder à une quantité considérable de correspondance), mais aussi ses proches, et l'auteur précise bien qu'il avait le dernier mot sur le contenu.

 Howard Kirschenbaum relève le défi d'articuler la personnalité, la carrière, l'apport théorique, la vie personnelle du thérapeute, chercheur, enseignant, "révolutionnaire tranquille" (terme qu'il s'approprie dans Un manifeste personnaliste) Carl Rogers. Si son parcours laisse difficilement imaginer une enfance et une adolescence dans un milieu rural, dans une famille fondamentaliste religieuse peu portée sur la vie sociale (il ne faudrait tout de même pas fréquenter de trop près ces gens qui font des choses dépravées comme, par exemple, danser) et qui communique souvent sur le mode du sarcasme, quelques éléments qui vont caractériser le fondateur de l'Approche Centrée sur la Personne apparaissent déjà : l'énorme capacité de travail (y compris le développement de compétences commerciales), le pragmatisme (Rogers mène de sa propre initiative des expériences dans la ferme de ses parents, dont un élevage de papillons lune qui l'a particulièrement marqué -il tenait un carnet pour recenser ses observations-) et même, déjà, la défiance envers l'autorité dans l'apprentissage (il lisait énormément sur l'agriculture mais était extrêmement réticent à se faire expliquer quelque chose directement par une personne qui était supposée s'y connaître). Un tournant aura toutefois lieu lorsque, excellent étudiant, il est sélectionné pour représenter son université en Chine dans une conférence mondiale sur le christianisme (World Student Christian Federation's Conference). Le voyage de six mois sera pour lui l'occasion d'échanger avec des étudiant·e·s qui ont différentes visions de la religion, donc d'écouter avec intérêt le point de vue de l'autre, de questionner avec sincérité ce qui relevait parfois du dogme figé, pour son plus grand plaisir (le plaisir de ses parents qui découvraient tout ça par courrier était, disons, un peu plus mitigé), mais aussi d'être spectateur de façon directe voire brutale de la pauvreté, des inégalités, de l'injustice, expérience qui déjà l'avait choqué.

 Etudiant en théologie, et quelques temps pasteur, très critique, en particulier de la supériorité morale que se prête parfois une religion sur une autre (y compris dans sa pratique de pasteur), Rogers se dirige finalement (enfin?) vers des études de psychologie. Et, ça tombe sous le sens, celui qui créera une approche axée sur la non-directivité et l'empathie sera formé... aux tests, surtout (la psychométrie est en plein développement) et à la psychanalyse, un peu. S'il reste un excellent étudiant et chercheur (certes, il cherchera à utiliser les tests intelligemment et à les adapter aux besoins des personnes en face mais, non, il ne va pas rejeter héroïquement la méthode en la qualifiant de déshumanisante), son pragmatisme et, comme en théologie, sa volonté de poser des questions sincères, vont l'amener à explorer d'autres voies. Il observe par exemple que des enfants agressifs et violents changent très rapidement après être placés dans une famille d'accueil apaisée et bienveillante (et il s'intéresse à ce qui se déroule, spécifiquement, dans les familles d'accueil en question). Le livre contient de nombreux exemples spécifiques de ces premières découvertes de Rogers en tant que thérapeute. Il quitte l'université de Rochester en 1939 pour devenir enseignant à Columbus. Il utilise le terme "client" (au lieu de "patient") pour la première fois dans un article de 1940, et La relation d'aide et la psychothérapie, qui contient les éléments essentiels de la thérapie non directive, est publié en 1942.

 Longtemps avant de seulement écrire les premières lignes de Liberté pour apprendre, Rogers, y compris voire surtout lorsqu'il est en position d'autorité, exerce les principes de non-directivité dans le travail en équipe, recueille et écoute les propositions de chacun, n'utilise pas son statut au point qu'il est souvent difficile d'identifier son propre avis. Quand c'est nécessaire, il sait pourtant se faire entendre : certains courriers publiés dans le livre montrent qu'il maîtrise à un certain niveau la discipline du sarcasme enseignée dans sa famille, mais aussi qu'il a tendance à ne pas abandonner lorsqu'il a un objectif. Concernant la publication de ses livres (dont le succès a souvent été une surprise : les livres étaient avant publication souvent jugés trop vulgarisés pour des experts, mais trop techniques pour le grand public), il a souvent fait du forcing pour certaines décisions, et les ventes lui ont généralement donné raison. Il identifie a posteriori sa vision de l'enseignement comme la continuité de sa vision de la thérapie : de la même manière que le·a thérapeute ne peut prétendre être un·e expert·e de la façon dont le·a client·e doit mener sa vie, l'enseignant·e est là pour fournir des ressources à l'élève mais certainement pas pour lui indiquer, encore moins lui imposer, une direction. Rogers, qui multipliait les évaluations dans le cadre de la recherche pour affiner ses hypothèses et rendre plus pertinentes ses propositions, est par ailleurs particulièrement remonté contre l'évaluation dans le cadre de l'enseignement.

  Une partie particulièrement épanouissante de sa carrière a été la recherche sur mais surtout la pratique des groupes de rencontre, qui avait l'intérêt théorique de proposer l'application de l'Approche Centrée sur la Personne, contrairement aux client·e·s qui viennent frapper à la porte d'un·e thérapeute, à des personnes a priori non souffrantes. Un projet particulièrement ambitieux de recherche sur l'application à des personnes au contraire particulièrement démunies (en particulier des personnes schizophrènes) a occasionné de nombreuses frustrations suite à un conflit interne. Heureusement, même si ça ne figure pas dans la biographie de Rogers, des propositions très prometteuses ont été faites, en particulier la pré-thérapie mais aussi, par exemple, ce livre là.

 Les derniers évènements mentionnés dans cette biographie sont les activités plus directement politiques de Carl Rogers, ou encore les difficultés qu'ont provoquées dans son couple la maladie... et les rétablissements de son épouse. Comme le mouvement qu'il avait décrit des décennies plus tôt dans Réinventer le couple, chaque évènement provoque un changement dans la relation amenant à un (ou plutôt deux) changement(s) individuel(s).

 Le livre s'attarde en détail (mais en anglais seulement, à ma connaissance...) sur chaque évènement qui n'est décrit que très succinctement ici, et sur d'autres encore. Carl Rogers se montre parfois conforme à ce qu'on peut imaginer, d'autres fois surprend. La richesse de sa pensée, sa complexité... et les liens avec sa personnalité énergique et (paradoxalement?) exigeante, sont restitués en longueur. Les personnes les plus familières reconnaîtront des extraits de certains livres, mais proposés dans un contexte plus vaste. Rogers, qui s'il recevait avec plaisir les retours sur l'impact positif de son travail avait tendance à grincer des dents devant trop de déférence envers sa personne (au point de faire dire à l'un de ses proches qu'il n'aimait pas les rogériens), n'apprécierait peut-être pas cette conclusion, mais ce récit de son parcours personnel permet d'encore mieux comprendre l'ACP.

mardi 6 avril 2021

Pandorini, de Florence Porcel


 Ses vies sociale et professionnelle en suspens jusqu'à ses 19 ans à cause de graves problèmes de santé, la narratrice compte bien prendre sa revanche, entrer dans la vie par la grande porte. L'opportunité arrive bientôt : figurante sur un tournage avec le légendaire et charismatique Pandorini, acteur dont ceux et celles qui l'ont vu en vrai évoquent le magnétisme, fondateur et soutien très actif des Colettines, centres d'accueils pour victimes de violences conjugales, elle dépose une vidéo de démo dans sa loge, avec ses coordonnées. Après une attente interminable, c'est... l'acteur lui-même qui la rappelle! Il laisse un message vocal, tente de la joindre deux soirs à la même heure. Le troisième soir, la narratrice s'assure d'être disponible pour décrocher et... il lui propose un rendez-vous! Elle va rencontrer, elle, le légendaire Pandorini! Le rejoindre sur un tournage, puis être à son bureau. Pourtant, alors qu'elle avait tant envie de partager son incroyable aventure avec ses amies après le message vocal qu'elle a écouté et fait écouter tellement de fois, elle n'aura plus du tout envie d'échanger, au point d'être virulente, après le premier appel. Ce moment où l'échange a pris très subitement une connotation étrange ("-Est-ce que vous êtes heureuse? -Euh... oui... Oui, mon école me plaît beaucoup... -Et dans votre vie amoureuse? -Euh... oui, là euh je sais pas..." suivi de questions de plus en plus intrusives, obscènes "Vous n'avez jamais embrassé un garçon alors?" "Vous n'avez jamais fait l'amour?" "Vous vous caressez?" "Vous vous caressez comment?"), elle n'a vraiment pas envie de l'évoquer. Et il lui faudra un moment pour parler de ce qui s'est passé pendant le rendez-vous en question ("il a été trop cool parce qu'il a mis la capote sans faire d'histoire, hein Soline c'est pas si fréquent, il a été doux j'ai rien senti - enfin je veux dire j'ai pas eu mal - enfin si un peu à la fin mais c'est normal, il a pas insisté quand j'ai refusé de faire ce qu'il m'a proposé oh la la c'était tellement adorable de sa part"), avant de rentrer dans une fureur terrible parce que son enthousiasme n'est pas partagé.

 Structuré narrativement par les réactions médiatiques aux dénonciations des violences sexuelles commises par Pandorini (multiplicité croissante des témoignages d'un côté, défense plus ou moins agressive de la personne de l'autre), cette histoire peut en rappeler d'autres, en particulier après le mouvement #MeToo, après les réactions provoquées par l'obtention d'un César par Polanski. Et pour cause : ce récit est de très forte inspiration autobiographique. Florence Porcel a d'ailleurs, depuis la parution, porté plainte contre Patrick Poivre d'Arvor. Mais, si c'est bien la multiplicité des regards qui est au cœur du récit, c'est avant tout à travers l'évolution du regard de la narratrice, qui progressivement cessera de voir ce 22 mars comme "le plus beau jour de (s)a vie" suivi d'une histoire d'amour, et accédera finalement, quatorze ans plus tard, à une perception lucide ("de quel DROIT, Jean-Yves, DE QUEL PUTAIN DE DROIT?", "Cette situation n'est pas normale : IL T'A FAIT DU MAL") mais apaisée ("la déflagration avait fusionné les deux moi").

 Si ce temps était aussi long, aussi douloureux (vaginisme, tentative de suicide, médication nécessaire, ...), c'était toutefois nécessaire, car il s'agissait bien d'un viol, d'un traumatisme, avec le temps que ça implique pour s'en remettre alors que tant de vulnérabilités, parfaitement identifiées par l'agresseur, étaient présentes ("mon cerveau, sachant que la vérité m'aurait été insupportable, m'en a protégé comme il a pu"). Le rappel, simplement, des faits, est une première étape : le double-jeu de Pandorini, jouant la complicité voire la timidité avant de donner des ordres avec froideur, la confusion des genres dans un rendez-vous qui était supposé être professionnel (si elle a bien fait carrière, la narratrice n'a bénéficié d'aucun coup de pouce de l'acteur et producteur si influent), le fait qu'elle ait eu mal pendant le rapport et l'ait exprimé très clairement, sans aucune prise en compte en face, ... Et même dans la poursuite de la relation : il continue d'abord à être en contact avec la narratrice, par appels et SMS, puis disparaît du jour au lendemain, réapparaît avec un comportement ambigu... rien pour définir sainement la relation, la clarifier, l'aider à l'oublier ou à comprendre ce qu'elle représente effectivement pour lui. Et pourtant, même si l'attirance physique n'était pas vraiment là (la narratrice préfère Di Caprio), c'était le légendaire Pandorini : si son objectif était vraiment de coucher avec cette actrice de 19 ans à l'entrée de sa carrière, il avait bien des façons plus saines, et tout aussi fiables, d'arriver à ses fins.

 Un choix fort du récit est de se concentrer, plus que sur la destruction du criminel, de celui qui a provoqué tous ces traumatismes, semble-t-il à de nombreuses personnes (le récit commence d'ailleurs à la mort de Pandorini, alors que Patrick Poivre d'Arvor est bien vivant), sur le récit personnel de reconstruction. Accepter que ça prend du temps, accepter qu'il y ait de l'ambivalence ("je t'aimais"), montrer qu'il y a une fin possible à ces souffrances, sans rendre, en rien, les faits plus acceptables. Florence Porcel a déjà montré qu'elle savait exprimer sa colère de façon exceptionnelle, ce récit en est une preuve, considérable, supplémentaire, avec des enjeux à la fois individuels (la souffrance a une fin, les vécus paradoxaux sont pleinement légitimes et font même partie intégrante des mécanismes de ce type de violences, d'autres sont passé·e·s par là) et collectifs (les associations, les médias, ont leur rôle à jouer et le pouvoir de faire bouger les choses).

lundi 16 décembre 2019

Le monstre – la suite, d’Ingrid Falaise




 Si partir d’une relation abusive est en soi difficile, voire dangereux, et constitue une étape extrêmement importante, les souffrances ne s’arrêtent hélas pas là. En dehors du problème bien réel et pressant de subir ou d’appréhender que l’agresseur ne revienne à la charge (même sans passage à l’acte, en cas de contact encore possible, l’alternance potentielle entre menaces, insultes, et promesses d’amour et de changement sont un écho bien trop similaire à la situation qui vient d’être fuie), les mois ou les années vécus, par bien des aspects, laissent des traces durables dans le psychisme. Comme l’explique Sophie Lambda, "On cherche pas à "se remettre d’une rupture", on cherche à guérir de la peste!". Alors que Le monstre, avec sa narration qui débute avec la déposition auprès d’un avocat, pouvait donner le sentiment apaisant que tout était fini, Ingrid Falaise raconte ici les longues années qu’il lui a fallues, après avoir subi insultes, isolement social, coups, exploitation économique, viol collectif, tentative de meurtre, en deux ans de relations ("je suis comme un oiseau blessé, aux ailes déchirées : vulnérable et misérable"), pour aller au bout de sa reconstruction, mais surtout dire que, si difficile que ce soit, si hors de portée que ça puisse sembler, c’est possible ("oui, des ailes, ça repousse").

 En dehors des messages, alternativement effondrés, langoureux, insultants ou menaçants laissés massivement par M, sa présence brusque dans un parc en face du lieu de travail d’Ingrid, jouant l’amoureux transi mais aussi rappelant qu’il a retrouvé sa trace ("Je serai dans le parc, à midi, tous les jours, en attente d’un signe de vie de ta part") -avant d’être chassé par un détective privé-, celui qui est appelé le monstre a laissé des traces profondes, visibles (l’alliance encore portée quelques temps après la séparation, une bosse sur le nez, rappel douloureux pour Ingrid à chaque fois qu’elle se regarde dans le miroir, des crises de panique) et invisibles (ses insultes, qu’elle continue d’entendre régulièrement comme s’il s’adressait encore à elle, l’hypervigilance qu’elle a été contrainte d’adopter - "un monstre saura toujours nous surprendre. C’est une des armes qu’il détient"-, les cauchemars terrifiants et fréquents, …). Parmi les épreuves à surmonter, il y a celle d’avoir vécu, à certains moments, aussi lointain que ça puisse sembler a posteriori, une relation amoureuse ("le sevrage est abrupt et j’ai de la difficulté à m’y adapter", "pourquoi ne puis-je pas simplement effacer les bons moments qui reviennent me hanter, nos fous rires et nos retrouvailles, qui m’injectaient ce poison de la passion?"), avec des moments où croire que ça pouvait aller mieux n’a fait qu’amener plus de souffrances ("J’ai enduré les mots, les coups. Je lui ai donné ma vie. Je marchais au pas et me moulais à son désir. Pourquoi ? Pour rien"). Vivre après la séparation, c’est certes la fin d’un isolement social, d’une emprise psychique imposés, mais c'est aussi conserver une solitude contrainte, avec le sentiment d’avoir dans une certaine mesure trahi ses proches en rejoignant l’agresseur par le passé, la volonté de taire le pire pour les préserver, mais aussi les humeurs changeantes, l’automutilation en cachette…

 "Je dois gravir ce puits, seule, pierre par pierre". Ce livre montre en effet à quel point la résilience est progressive et exigeante, avec une temporalité parfois si décourageante qu’elle en est cruelle (après de nombreux combats contre elle même, de nombreuses victoires, Ingrid, indépendante financièrement, est dans un couple stable, réussit professionnellement et artistiquement et… a des envies suicidaires). Pour tenir, elle s’est fait du mal (automutilation, drogue, boulimie, …), a parfois fait du mal aux autres (incapable de s’engager dans une relation amoureuse, elle séduisait des hommes avant de les rejeter, s’assurant de garder le pouvoir à chaque seconde). Chaque victoire semble être l’annonce d’une nouvelle épreuve, quand ce n’est pas un fonctionnement alors indispensable qui deviendra un obstacle ("Ses mots n’ont plus d’impact. Ils butent contre le mur de glace qui désormais me protège. Ce mur qui ne laisse plus rien entrer ni sortir. Cette protection invisible dont je me suis moi-même faite prisonnière"). Sortie des griffes du monstre, Ingrid est certes en sécurité (même si ça implique le recrutement d’un détective privé, qui par ailleurs fera lui-même des avances déplacées), mais vit avec ses parents, est dépendante financièrement. Elle parvient à réussir un entretien d’embauche, ce qui nécessite de se faire confiance, mettre en valeur ses compétences, alors qu’elle a été violemment dénigrée au quotidien pendant deux ans, mais ça l’expose, alors qu’elle est vulnérable, aux humeurs d’un supérieur abusif. Elle se sent capable de retrouver l’univers de la séduction, mais c’est pour être elle-même la marionnettiste des hommes qu’elle séduit. Un peu plus tard, paradoxalement rassurée par l’idée qu’une relation amoureuse ne dure pas toute la vie, elle s’engage sérieusement (non sans hésitations) avec une homme sécurisant, protecteur (la vraie conquête amoureuse à faire étant surtout de retrouver son amour pour elle!). Après des années de relation stable, d’épanouissement professionnel, elle s’effondre : une thérapeute lui fait remarquer que l’investissement dans le travail, dans le sport, dans son régime alimentaire, dans l’épuisement que ça implique, est une fuite de l’écoute de son passé, et lui propose une thérapie de groupe sur plusieurs jours qui restera un événement important. Les thérapeutes eux·elles-mêmes, rencontré·e·s plus ou moins brièvement, apporteront soit rien pour certain·e·s, soit des outils ponctuels, pertinents au moment de la rencontre. En plus des blessures traumatiques, restent à combler les failles qui ont augmenté la vulnérabilité, l’envie de plaire, la difficulté à dire non ("je ne savais pas que dire non lorsque le creux de notre poitrine le dicte, c’est se respecter"). Si l’autrice est transparente sur la douleur, le découragement, le désespoir qu’elle a endurés, elle est aujourd’hui dans une relation amoureuse pleinement épanouie, mère alors qu’à un moment de sa vie elle y avait définitivement renoncé, a appris la phrase magique "ça ne me convient pas" (utilisée peut-être avec un peu trop d’enthousiasme au début), et s’implique activement dans la lutte contre les violences conjugales.

 Ce livre qui parle d’obstacles qui s’empilent les uns après les autres, de culpabilité envers soi, envers ses proches, de comportements autodestructeurs, de moments de désespoir, de thérapies qui ne permettent de faire qu’une partie du chemin, indique donc surtout qu’il y a une issue, que le processus est long et irrégulier et que rechute ne veut pas dire échec, et la transparence sur les difficultés renforce la force positive du message. Pour les lecteur·ice·s français·e·s, le livre est disponible (uniquement, sauf erreur de ma part), comme l’autrice me l’a indiqué sur Twitter (oui, c’est du name-dropping parfaitement gratuit) sur www.librairieduquebec.fr

jeudi 14 novembre 2019

Qu’est-ce qui monte et qui descend ? Chronique d’une borderline, de KNL




Idées très sombres, cauchemars atroces, TOCs, émétophobie depuis l’enfance, puis crises d’angoisse, dépression, automutilation, "pensées magiques merdiques", peur excessive de l’abandon, tentatives de suicide… KNL a attendu l’âge de 25 ans pour être diagnostiquée borderline, et quatre ans de plus pour qu’ "un (fabuleux) psychiatre" trouve le traitement adapté ("ma vie est calme et paisible (alléluia!!").

 KNL partage avec nous, en aquarelle avec "des p’tits points, des milliers de p’tits points", deux ans de carnets de bord ("certains ont à leur cursus, HEC, l’ESSEC, l’ENA… UCLA. Mon parcours personnel tourne plutôt vers les CMP, CHU et autres HP, chacun sa destinée") : la clinique sur la butte d’Orgemont, sa tisanière ("un peu comme le bistrot du coin… mais sans alcool"), son "steak semelle de rando" et son ascenseur fou ("A tous ceux qui ont pensé tellement fort "elle n’a qu’à prendre les escaliers"… Eh bien non! Il n’y en a pas!"), l’extrême dureté de l’hôpital psychiatrique, les permissions, les rechutes, l’hôpital Saint Anne, et même deux voyages (dont l’un sera uniquement onirique) respectivement au Sénégal et sur l’île de la Réunion. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a des hauts et des bas, même si on oublie l’instabilité émotionnelle propre au trouble borderline : l’autrice compare souvent sa vie à un grand huit.

 Le ton lui-même varie, de la description documentaire de la maladie, des considérations sur le quotidien, l’environnement, les autres patient·e·s de la clinique ou de l’hôpital, aux proches de KNL (sa mère, " maman super-woman", et Romain, son "super amoureux", "dit Chou ou Chouchou") et aux moments les plus durs. En effet, si le ton est souvent léger, si l’humour fonctionne bien (" "-Je vais prendre votre tension, 10/8! Très bien, votre week-end s’est bien passé? -Oui, oui, très agréable, et le vôtre? -Bien, je vous remercie… et le transit, ça va? -Oui, oui très bien, et le vôtre ?" Blanc... ", "Comme quand on est tout petit à l’école, la maîtresse nous classe dans des groupes selon notre niveau, les wapitis, les castors ou encore le groupe des coccinelles. A l’hôpital, c’est pareil, mais en moins fun, je suis dans le groupe "Surveillance 2" "), certains passages sont bien plus sombres. C’est vite tentant de l’oublier, mais il est question de peur de rechuter, d’environnements parfois presque traumatisants ("Chaque fois que j’essaye d’aborder les illustrations concernant mon séjour en hôpital psychiatrique, je bascule dans des crises d’angoisse ingérables. Voici ma solution, je vais plutôt dessiner des crevettes dans leur milieu naturel (et pourquoi pas ?)"), et de tentatives de suicide ("pour calmer le jeu, je décide de me faire un bain bien chaud, l’idée paraissait bonne… […] Mon sang se mélange à l’eau claire, c’est intrigant, puis de plus en plus impressionnant. Très vite, je me retrouve immergée dans une eau écarlate devenue tiède", " "J’ai trois visions récurrentes maman, je me vois allongée sur un brancard avec une perfusion sur chaque bras et les poignets attachés aux barreaux du lit?" "Oui, c’est parce que tu étais agitée, tu n’arrêtais pas de les arracher" "). Mais ces moments si douloureux sont ceux qui donnent le plus de force au message final : "A vous qui êtes en plein combat, tenez bon ! De tout mon cœur je vous encourage à résister, à batailler, car un jour, vous en sortirez vainqueur et votre vie aura un tout autre sens".

Dans ce voyage bref mais intense (la métaphore du grand huit est appropriée!), l’autrice informe sur la violence du trouble borderline, sur la diversité de ce qui peut être vécu en cas d’hospitalisation, sur la difficulté de trouver un traitement adapté et sur ce que ça entraîne en effets secondaires, sur des années, sur la rapidité à laquelle il est possible de basculer dans une crise d’angoisse ou pire… et trouve la force de terminer son récit sur un message optimiste.