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jeudi 28 août 2025

Vivre après ta mort, d'Alain Sauterand

 


 Psychiatre plutôt spécialisé dans la thérapie des Troubles Obsessionnels Compulsifs, l'auteur propose un ouvrage à la fois accessible et détaillé sur les spécificités et l'accompagnement du deuil, après avoir lui-même été pris au dépourvu par ses propres manques lors d'une consultation.

 Le livre articule un regard général sur le processus de deuil et ses aspects contre-intuitifs (en particulier sa temporalité qui prend au dépourvu et la difficulté pour les personnes concernées à être comprises sur le long terme -"au cours des mois, de moins en moins de personnes pensent au défunt ou à l'endeuillé", "aucun proche ne perd la même personne", ...-) et un regard plus technique, par exemple sur les conséquences du deuil sur la santé physique et mentale (et les vulnérabilités qui augmentent le risque que le deuil soit un deuil pathologique), l'attitude à tenir face aux enfants qui est selon l'auteur peu documentée (principalement prendre la souffrance autant au sérieux que celle des adultes, prendre en compte leurs représentations et les contresens qu'ils pourraient faire, ne pas minimiser la situation ou tenir de propos contradictoires car les enfants finiront par le savoir, ...) ou encore le rapport au deuil des soignants.

 Plus que d'autres ouvrages sur le sujet, celui-ci s'attarde sur les spécificités du deuil pathologique. C'est un sujet particulièrement délicat : Christophe Fauré, autre expert, insiste par exemple sur l'importance de respecter des comportements qui pourraient paraître extrêmes et pathologiques, Emmanuelle Zech (citée plusieurs fois) disait récemment dans une conférence que la distinction entre deuil normal et pathologique n'apportait rien à ses accompagnements, le fait de pathologiser certaines attitudes risque d'amplifier le manque d'attention et d'écoute évoquée plus haut... autant dire que je n'ai pas tout à fait abordé cette partie avec un enthousiasme incontrôlable.

 S'il donne des éléments qui doivent alerter, en particulier le fait que les comportements ne semblent pas, sur le long terme, se diriger vers un apaisement, ou le fait qu'ils fassent du mal au reste de la famille qui n'ose rien dire (un exemple est donné d'une mère qui, après un échange, pose une photo de son fils décédé à côté de celle d'une autre personne décédée de la famille, plutôt que, via un montage, l'intégrer à chaque nouvelle photo de famille... un compromis qui semble lui convenir à elle aussi), il rappellera plus tard qu'il n'y a pas de consensus scientifique sur le sujet.

 C'est dans la dernière partie, qui consiste en des recommandations pour un accompagnement en TCC et pas nécessairement destinée au grand public, que les réserves sur cette distinction entre normal et pathologique sont levées ou en tout cas largement nuancées : en effet, ce n'est pas le·a thérapeute qui décrète que tel ou tel comportement est néfaste et doit cesser, mais la décision est prise en commun à la suite d'un échange. Le·a thérapeute demande à la personne accompagnée si le comportement qu'on pourrait questionner lui fait du bien, et c'est sa réponse qui compte, et qui pourra amener à la proposition de solutions et l'élaboration commune d'un objectif. La personne, par exemple, n'est pas considérée comme irresponsable ou trop bouleversée pour savoir ce qui est bon pour elle, et c'est une précision fondamentale.

 Ce livre est très complémentaire avec Vivre le deuil au jour le jour, de Christophe Fauré. Le premier, comme son nom l'indique, prend le temps de détailler cette expérience intense et profondément déstabilisante de vivre un deuil, ce livre là va donner plus d'éléments pratiques, ce qui correspond à d'autres besoins qui peuvent exister aussi. 

vendredi 4 avril 2025

Consolations, de Christophe André

 


 La vie, tôt ou tard, implique de traverser des moments sombres, voire des bouleversements. Il peut y en avoir plus, ou moins, de plus ou moins tragiques, on peut dans une certaine mesure s'en prémunir, dans l'idéal y échapper, mais chacun·e un jour ou l'autre se retrouvera a priori confronté·e à une réalité brutale, la maladie, l'accident, la violence, une précarité inattendue, une trahison, ... Réparer n'est pas toujours possible, reste alors à consoler.

  Christophe André s'est bien entendu trouvé une infinité de fois dans cette position de consoler, avec ses proches, avec ses patient·e·s, mais c'est après avoir été lui-même confronté à la maladie qu'il écrit ce livre. Cet inventaire, proposé avec douceur, de ce en quoi peut consister la consolation, ne fait pas l'impasse sur la complexité, ou plutôt sur l'exigence, du geste.

 La consolation a une forte dimension relationnelle. Elle consiste à utiliser les bons termes, pour la bonne personne, au bon moment. Certes, l'intention peut toucher, parfois en différé quand sur le coup une parole maladroite a réactivé la souffrance à vif, mais savoir où en est la personne, ce que lui dit sa douleur et éventuellement son désespoir, donne plus de chances d'aider vraiment. Et puis, quand on va trop vite, est-ce que ce n'est pas soi-même qu'on cherche à consoler, en minimisant la souffrance, en mettant une barrière pour ne pas s'identifier, plutôt que l'autre?

 Accepter la consolation peut d'ailleurs être difficile en soi, parce que c'est admettre une vulnérabilité, voire une réalité, qu'on a pour l'instant envie de nier, parce qu'on a trop appris à serrer les dents et ne pas s'apitoyer sur son sort, parce que la relation peut faire peur, encore plus quand on en a besoin. Christophe André met aussi en garde contre certaines convictions qui peuvent faire du bien quand elles viennent de la personne heurtée, mais qui peuvent être extrêmement malvenues quand elles viennent de l'extérieur, comme "ce qui ne tue pas rend plus fort" (il précise d'ailleurs que la phrase exacte de Nietzsche est "ce qui ne me tue pas me rend plus fort) qui peut être violent à entendre (ma vie est en train de s'écrouler et il faudrait que je dise merci?) et culpabilisant (est-ce que c'est parce que je n'ai pas le bon état d'esprit que je ne vais pas mieux?) ou encore l'idée que l'épreuve est un message de l'Univers.

 Donner, redonner du sens, offrir sa présence et son soutien, sont autant d'actes qui peuvent être réparateurs quand ils sont faits de façon ajustée, mais l'auteur évoque aussi des consolations plus immédiates. La vie est faite de négatif et de positif, mais là où le négatif s'impose, le positif, il faut en général s'en emparer plus activement. Christophe André cite plusieurs personnes qui, dans des situations extrêmes, se sont réjouies d'un bruit, d'une odeur agréable, d'un chemin familier, d'un contact avec la nature. Autant de choses que l'épreuve n'aura pas retirées, autant d'opportunités de contacter encore le bonheur, le plaisir, de bouffées d'oxygènes dans ces moments où notre monde semble irrespirable.

 C'est une lecture dans laquelle j'ai eu du mal à entrer. De mon point de vue de thérapeute en Approche Centrée sur la Personne, je voyais la consolation presque comme une diversion, un palliatif : c'est une acceptation, mais c'est aussi un renoncement. Je voyais la consolation comme un "oui, mais..." ("oui tu as perdu l'un de tes enfants, mais tu as des ami·e·s sur lesquel·le·s tu peux compter", "oui tu es maintenant malade chronique, mais tu peux encore t'épanouir dans telle ou telle activité si tu gères bien tes ressources") contradictoire avec un objectif de congruence (donc plutôt un "oui, et"), comme une façon de mettre un cache sur une souffrance qu'il y aurait lieu d'écouter et d'explorer pleinement (au bon moment!) pour aller vraiment mieux. Et... le début du livre ne m'a pas rassuré. En lisant dans les premières pages que les chagrins de l'enfance sont "intenses, absolus et vite consolés" (c'est bien connu qu'aucun enfant n'a jamais traversé quelque chose de grave et que tous les parents ont sans exception la réaction idéale) ou encore que dire à une personne condamnée qu'elle va s'en sortir "ce n'est pas mal faire : c'est mettre de l'amour dans une situation de désolation" et ce sans apporter aucune nuance (Elisabeth Kubler-Ross relève au contraire que quand la fin est une certitude, la personne concernée et ses proches évitent généralement le sujet pour ne pas se blesser mutuellement, et que c'est plutôt un soulagement quand c'est enfin évoqué), ma peur de la superficialité a plutôt explosé! 

 Et pourtant, ce début improbable que je ne m'explique pas passé, la consolation est bien délimitée, dans sa complexité, dans ses intérêts et ses limites. Comme pour l'ensemble des livres de Christophe André, le texte a aussi le mérite d'être accessible.

jeudi 28 novembre 2024

La malédiction du chat hongrois, d'Irvin Yalom

 

 


 Pour les six nouvelles qui composent ce recueil, Yalom dit avoir souvent hésité entre la pédagogie et la narration, et tranché pour la narration. En effet, si les récits sont denses, si les réflexions du thérapeute sont généralement retranscrites explicitement, souvent avec beaucoup d'autodérision (une autodérision où, paradoxalement, Yalom critique la plupart des fois son égo), les histoires se lisent bien, et on est impatient de connaître la suite, ce qui est par ailleurs un signe que ni les enseignements techniques ni la narration ne sont convenus.

 Les quatre premiers récits (je ne sais pas si l'ordre est le même dans la version anglophone et dans la version française) sont à la première personne. Yalom raconte un accompagnement de deuil particulièrement confrontant qui a secoué ses certitudes, et qui lui a valu d'être régulièrement secoué, pas au sens propre mais ça aurait peut-être été moins éprouvant, par sa cliente, une animation de groupe dans les conditions difficiles et frustrantes des thérapies de groupe en psychiatrie qui lui a valu des félicitations mais lui a laissé un sentiment d'inachevé et d'amertume, une rencontre intense, sur des années, avec une cliente atteinte de cancer qui lui a énormément appris et avec laquelle la relation était si fusionnelle qu'il percevait les conflits avec elle comme des conflits intérieurs, et, ce sera le seul récit imaginaire, une rencontre onirique avec sa mère au seuil de sa propre mort, qui donnera lieu à une explication de gravure émouvante et exigeante.

 Pour les deux autres récits, les lecteur·ice·s de Mensonges sur le divan retrouveront Ernest Lash, son intransigeance et ses questionnements constants. L'un des récits est centré sur le point de vue de la cliente, qui stagne dans sa thérapie et tient à le faire savoir le plus régulièrement possible et découvre, en écoutant la cassette de sa séance précédente, que Lash a enregistré par erreur et sans le savoir ce qu'il pensait d'elle dans le cadre d'une supervision... sur le contre-transfert négatif! L'autre récit tient plus du fantastique, et je ne vais certainement pas révéler qui le thérapeute va effectivement accompagner!

 Le thème du deuil est particulièrement présent, sous différentes formes, mais, Yalom oblige, c'est celui de la relation thérapeutique qui est le plus souvent à l'honneur. Comme d'habitude, la lecture est fluide mais il y a de quoi nourrir des réflexions pour un moment.

jeudi 8 juin 2023

Sortir du deuil, d'Anne Ancelin Schutzenberger et Evelyne Bissone Jeuffroy

 


 Les autrices, ayant perdu pour l'une son bébé de six mois et pour l'autre, à l'âge de 17 ans, sa sœur de 13 ans, donnent des éléments pour traverser la période du deuil et surtout lui donner sa juste place au-delà des injonctions sociales soit à rester digne et passer rapidement à autre chose soit au contraire à ne surtout pas surmonter la douleur par respect pour la personne perdue ("On nous apprend à gagner, mais on ne nous apprend pas à perdre. Or la vie est une succession de changements et de pertes.")

 Comme indiqué dans la citation précédente, le livre invite à prendre au sérieux tous les changements et pertes qui ont un impact. De ce point de vue, il n'y a pas de souffrance illégitime : les autrices donnent l'exemple d'une femme brutalement marquée d'avoir retrouvé, en retour de voyage, sa voiture accidentée devant chez elle. Au bout de trois mois, elle ressentira le besoin d'en parler dans un groupe d'accompagnement et effectuera trois séances. Elle considérera encore l'évènement comme "une perte difficile" des années plus tard. Et pourtant... elle est infirmière cadre, superviseur en soins palliatifs, donc a une connaissance certaine du sujet de la perte! Le deuil est un processus extrêmement personnel, avec une temporalité propre, et si être accompagné·e aide énormément, cet accompagnement doit impérativement se centrer sur les besoins de la personne en deuil ("évitez les mots de consolation maladroits : ils blessent. D'abord, ils démontrent à quel point vous ne comprenez pas ce que l'autre ressent", "si l'on ne sait pas quoi dire, il faut savoir qu'une présence, même silencieuse, produit un effet bénéfique"). Cet élément rend infiniment plus difficiles les deuils incompris, tabous ou honteux.

 L'épreuve du deuil est un moment qui impose de prendre soin de soi, et les autrices rappellent à quel point c'est une démarche qui n'a rien d'évident : "nous avons été "dressés" depuis notre enfance à lutter contre l'égoïsme, à nous méfier des "plaisirs", à rendre service". C'est pourtant aussi un pas vers l'altruisme : comment contribuer vraiment au bonheur des autres si se préoccuper de notre propre bien-être est un tabou moral? "Prendre soin de soi, se ressourcer, cela permet de pouvoir ensuite donner aux autres de façon positive, souriante et légère". Et, que ce soit dans le travail du deuil ou dans un autre contexte, les autrices rappellent que trop d'abnégation est une pente glissante vers le triangle de Karpman : une fois nos réserves épuisées, à trop vouloir être sauveur·se, on risque fort de basculer en persécuteur·ice ou victime. Les autrices recommandent l'attitude du Bon Samaritain : il fait le nécessaire mais pas plus, puis s'en va, sans attendre d'être détenteur d'une dette ou au contraire de s'exposer à l'ingratitude. Le thème du pardon est aussi largement évoqué, s'appuyant sur la justice réparatrice et le travail de Lytta Basset. Comme le deuil, le pardon est un processus interne ("un pardon facile a toutes les chances de ne pas être authentique", rappelle la citation de Lytta Basset qui ouvre le chapitre), mais quand il a vraiment lieu est un cadeau à la personne qui pardonne plutôt qu'à la personne pardonnée ("pardonner, c'est arrêter de souffrir de la rancœur, lâcher prise de cette énergie négative que comportent le désir de revanche, l'animosité, le ressentiment ou la haine" et même, libération supplémentaire, "renoncer à toute exigence de demande de pardon"). Ce n'est pour autant ni oublier, ni se réconcilier. Les autrice évoquent le "protocole de pardon" en PNL, où l'on restitue en imagination à l'autre, avec respect, un hameçon qu'on portait dans son cœur.

 Toutefois, si le deuil est une épreuve, voire un traumatisme, c'est aussi à long terme une opportunité : la perte de ce qui constitue dans une certaine mesure une partie de soi impose de se redéfinir, donc de changer ("les souffrances et les deuils sont souvent des épreuves initiatiques qui, comme toute épreuve, nous amènent à évoluer"). Le livre permet, autant que possible dans ce moment qui impose une part de lâcher prise et de respect d'une temporalité nécessaire mais pas seulement ("le travail de deuil est inconscient, donc non volontaire. Cependant, un travail conscient est possible"), de constituer des repères pour mettre le plus de chances possibles de son côté.

vendredi 26 mai 2023

Les 5 regrets des personnes en fin de vie, de Bronnie Ware

 

 Enfance et adolescence dans une ferme (elle en est devenue végétarienne), travail dans des banques, dans des bars, expériences de la scène avec ses propres créations musicales ou encore de la photographie où elle est passée du loisir à la vente, l'autrice croise ses nombreuses vies avec celles, comme le titre l'indique, des personnes qu'elle a rencontrées et surtout accompagnées pour la plupart jusqu'à la fin dans le cadre de son travail en soin palliatifs. Des personnes âgées ou moins âgées (rendues dépendantes par une maladie dégénérative ou un accident), entourées de personnes aimantes ou subissant un environnement conflictuel, ont explicitement ou implicitement contribué à la guider vers l'élaboration de ces cinq commandements, pour profiter au maximum du temps accordé entre la naissance et la mort.

 Vivre comme on le veut vraiment et non pour répondre aux attentes des autres, une idée qui peut sembler simple à saisir bien que beaucoup moins à appliquer quand on l'entend de Grace, prisonnière de la tyrannie de son époux puis tombée gravement malade peu après qu'il ait été, enfin, amené en maison de retraite, mais plus complexe quand on cherche plus précisément à dénouer ce qui relève de nos aspirations profondes et d'injonctions sociales qui ne nous correspondent pas. Se poser la question sérieusement, comme l'autrice promet de le faire à Grace, reste un premier pas important ("de tous les regrets et enseignements partagés avec moi alors que j'étais assise à leurs côtés, le regret de ne pas avoir vécu une vie qui leur correspondait vraiment était le plus commun de tous. C'était aussi celui qui générait le plus de frustration, car la prise de conscience des clients arrivait trop tard"). Le regret d'avoir trop travaillé est communiqué à l'autrice, ironiquement, alors qu'elle travaille douze heures par jour, et que les exigences du métier (selon la santé de la personne accompagnée, ce n'est parfois vraiment pas le moment de s'absenter) peuvent parfois encore accélérer cette cadence. C'est pourtant une opportunité de s'interroger sur le sens du travail : si John est passé à côté d'une vie amoureuse et familiale en continuant de travailler 15 ans après sa retraite parce qu'il aimait le statut que ça lui procurait (son épouse est tragiquement décédée l'année où il allait la prendre, après s'être engagé à la prendre... dans un an), cette relation permet à Bronnie Ware de s'interroger plus précisément sur ce que représentaient ses carrières successives, et d'orienter ses choix futurs. L'expression des sentiments, le troisième regret, revient régulièrement, tant c'est un parcours pour l'autrice elle-même, ayant grandi dans un environnement familial difficile où il était souvent plus prudent pour elle de ne pas dire tout ce qu'elle pensait. Cette nouvelle boussole a mis fin à certaines relations (elle a estimé après coup que c'était un mal pour un bien : pourquoi s'accrocher à une relation qui repose sur un mensonge, un malentendu, un non-dit?), mais a permis d'en renforcer d'autres, et elle est maintenant très attachée à ce principe. Le souvenir de Joszef, souffrant de ne pas avoir partagé à sa famille ses souvenirs de camp de concentration, soit tout un pan de son identité, tout en ne se sentant plus capable de le faire, l'a par ailleurs marquée. En ce qui concerne le quatrième enseignement, rester en contact avec ses amis, elle a aidé une résidente de maison de retraite à le réaliser, heureuse de renouer avec les talents de détective acquis en travaillant au service antifraude de sa banque mais aussi d'apporter du bonheur dans un environnement particulièrement sombre, tout en prenant conscience que tout le monde ne pourrait pas bénéficier des services d'une aide-soignante détective (par ailleurs, plusieurs des amis retrouvés étaient décédés). Lors d'une dépression violente (jusqu'à être extrêmement proche d'une tentative de suicide) vécue après cette carrière intense, c'est d'ailleurs la présence, parfois insistante et pleine d'abnégation, de proches, qui l'a le plus aidée, et le manque d'empathie d'autres ami·e·s l'a particulièrement blessée dans cette période d'extrême vulnérabilité. Le cinquième regret recensé est celui de ne pas s'être accordé assez... de bonheur. Moins simpliste qu'il n'y paraît, ce regret implique une bienveillance envers soi qui peut parfois être difficilement accessible, la compétence d'avoir de la gratitude pour le positif même dans les moments difficiles, ...

 Derrière des principes de vies certes rendus profonds par leurs sources (savoir ce qu'on risque de regretter sur son lit de mort avant d'y être effectivement, ça fait incontestablement gagner pas mal de temps!) mais qui peuvent sembler superficiels (ah bon, il faut faire ce qu'on veut vraiment, sourire et avoir des ami·e·s? moi qui était convaincu que la clef du bonheur était de faire la gueule, de s'entourer de personnes désagréables et de passer le plus de temps possible à faire des choses qu'on déteste!), une profondeur supplémentaire m'a été rendue accessible par... les éléments qui m'ont fait tiquer! La compassion devant les pires comportements parce que quelqu'un qui se conduit mal c'est quelqu'un qui souffre? A mon sens ça peut être presque condescendant (la souffrance retirerait tout libre-arbitre?), c'est un message qui peut être dangereux (dans certains cas, c'est beaucoup plus urgent de poser des limites -ce que l'autrice sait par ailleurs faire!- que d'écouter le petit cœur qui souffre) et que dire des personnes qui souffrent et sont bienveillantes? Faire confiance à l'Univers qui va tendre une main salvatrice quand tout va mal? Ça a réussi à l'autrice, qui aurait eu une vie infiniment plus ennuyeuse et qui l'aurait tellement moins épanouie si elle n'avait pas pris tant de risques, et certaines coïncidences qu'elle rapporte sont belles, frappantes et inspirantes, mais incontestablement certaines personnes, dont des personnes qu'elle évoque, n'ont pas bénéficié de ces moments magiques (elle croise d'ailleurs ce message avec l'affirmation que les personnes qui meurent jeunes sont rappelées pour une raison, ce qui peut revenir pour certaines sensibilités -à commencer par la mienne!- à pousser le mysticisme un peu loin). Le bonheur c'est d'abord une question d'attitude? Ça peut être très culpabilisant pour une personne en souffrance qui on l'imagine n'a vraiment pas besoin de ce fardeau en plus, tout en étant déresponsabilisant pour les proches ("tu es triste? arrête!").

 Et pourtant... dans son moment de dépression, elle prend conscience que son attitude compassionnelle lui a souvent fait du bien (en particulier pour ne rien faire qui relève de l'illégalité à des collègues aides-soignantes moyennement bienveillantes envers des personnes vulnérables) mais l'a aussi empêchée d'exprimer une colère qui lui retombe dessus en cascade avec des ruminations brutalement douloureuses. L'idée que le bonheur est une question d'attitude l'a aidée à reprendre pied mais à un moment très spécifique où elle commençait à retrouver de l'énergie. La confiance dans l'Univers s'exprime en décrivant des moments de lâcher prise absolu (surrender en VO), concept très spécifique et important pour elle, qu'elle distingue de l'abandon, lâcher prise qui l'a sauvée dans des moments de détresse extrême mais dont la description ne donne certainement pas envie de passer par là délibérément. La lecture entre les lignes de l'articulation complexe entre ces principes qui peuvent sembler consensuels et la réalité d'une vie infiniment riche mais qui a parfois demandé une force intense, parfois (là encore c'est entre les lignes) impliqué des choix et des mouvements très défensifs, donne un niveau de lecture qui enrichit considérablement le tout, transforme en questions ce qui ressemblait à des réponses qu'il y avait juste à cueillir d'un mouvement paresseux de la main.

dimanche 23 avril 2023

Deuil et mélancolie, de Sigmund Freud

 


 Ce texte, dont la rédaction s'est étalée sur deux ans environ (nourrie d'échanges théoriques avec différents psychanalystes), a été publié en 1917, donc pendant la période de la 1ère Guerre Mondiale où la question de la perte et du deuil était pour le moins immédiate! L'édition proposée par Payot et Rivages, en plus d'une riche introduction de Laurie Laufer, complète l'article par un texte de Karl Abraham (Perte, deuil et introjection) qui prolonge certaines réflexions et appelle à compléter les vides théoriques encore présents.

 Freud observe qu'alors que la douleur de l'endeuillé·e n'est pas questionnée, celle de la personne mélancolique intrigue et est perçue comme pathologique, alors qu'elles ont des aspects très semblables (en particulier le fait qu'elles ont une temporalité marquée, un début clair et une fin attendue). Il attribue cette perception au fait que le deuil concerne un objet bien identifié et identifiable, ce qui n'est pas le cas de la mélancolie. La forte tendance au dénigrement de soi des personnes mélancoliques guide Freud vers l'objet en question : ledit dénigrement est causé par une colère, inconsciente, dirigée vers soi mais constituée d'une colère réellement destinée à une autre personne, le plus souvent d'une personne qui a été aimée à la hauteur de la colère qui en résulte. Freud observe également que la perte, lorsqu'elle est souhaitée (guérison, libération d'une difficulté financière, ...), peut au contraire conduire à un état maniaque. Ces questionnements le mènent à affiner sa compréhension de la structure du psychisme, mais là on entre dans un domaine que je ne maîtrise pas suffisamment pour en parler de façon satisfaisante (je pense que si des psychanalystes me lisent iels ont déjà levé les yeux au ciel une fois ou deux devant des simplifications ou raccourcis dans ce paragraphe).

 Abraham s'appuie sur le texte et son expérience clinique pour constater le poids de l'introjection dans la perte. Par exemple, surmonter le deuil, c'est en partie incorporer l'objet de la perte (il donne l'exemple d'un homme devenu grisonnant à la mort de son père qui avait les cheveux blancs, ou d'un homme qui, ayant cessé de s'alimenter après le décès de son épouse enceinte et de l'enfant porté, a rêvé qu'il la mangeait après avoir retrouvé l'appétit).

 Au delà de l'enjeu de la compréhension du deuil, dans une grande mesure obsolète plus d'un siècle après, ces deux textes permettent d'assister la construction, tâtonnante, d'une cohérence d'ensemble du psychisme selon la grille de lecture psychanalytique.

vendredi 18 mars 2022

Accompagner un proche en fin de vie, de Christophe Fauré


 

  Dans une situation aussi extrême, à laquelle il est d'autant plus difficile de se préparer qu'y penser ou échanger dessus est potentiellement éprouvant, de nombreuses questions peuvent se poser, à différents niveaux. Christophe Fauré fait dans ce livre l'exploit d'être complet, synthétique, accessible, et comme à son habitude chaleureux.

 Le livre couvre à la fois les aspects extrêmement pratiques (à qui s'adresser pour quelle demande, comment interpréter telle ou telle manifestation d'une personne qui potentiellement ne peut plus s'exprimer rationnellement voire verbalement, quelles différences entre soins palliatifs et euthanasie, quelle forme va prendre la dégradation progressive jusqu'au décès, ...), et les aspects plus intimes, qui concernent l'aspect délicat de l'adieu. Concernant les aspects pratiques, le·a lecteur·ice apprendra par exemple que le traitement de la douleur est aujourd'hui plutôt efficace même s'il faudra potentiellement faire appel à une unité spécialisée, ou qui prend les décisions quand la personne concernée n'est plus en mesure de s'exprimer (la rédaction de directives anticipées est possible, les modalités sont détaillées). Des détails seront aussi donnés sur ce qu'il se passe, y compris physiologiquement, quand les fonctions corporelles, progressivement, ne répondent plus... le livre est certes accessible mais la franchise est de mise, et s'il est difficile de faire autrement pour préparer à cet aspect potentiellement impressionnant d'un sujet par ailleurs plutôt tabou, la lecture peut être éprouvante. C'est aussi l'occasion d'apprendre que l'audition et le toucher sont les derniers sens à disparaître, donc qu'on peut encore communiquer avec la personne même dans les dernières heures (tout en prenant soin du fait qu'elle ne peut pas répondre!), mais aussi qu'elle a généralement besoin de calme et d'apaisement (l'explosion de tensions entre proches, même si elles peuvent être nécessaires, doivent donc de préférence avoir lieu hors de la pièce).

 Le sujet de la communication est d'ailleurs traité en longueur, sans surprise pour cette période où c'est le moment d'échanger les derniers mots. Plus facile à dire qu'à faire, il est rappelé qu'il importe d'être attentif aux besoins de la personne mourante plus qu'aux siens (l'auteur donne l'exemple d'un proche qui diffuse des chants bouddhistes pour sa mère avant que sa compagne lui rappelle que sa mère est chrétienne, ou encore celui, plus délicat, du besoin d'éloigner les proches que la personne mourante ne veut pas voir). Le pardon, s'il peut éventuellement ne pas être d'actualité, peut aussi s'exprimer fortement par le non-verbal ("Vous pouvez l'énoncer dans le silence de votre cœur, alors que vous tenez la main de votre proche qui profite de votre présence pour sommeiller quelques instants. Vous pouvez le signaler par une étreinte qui dure quelques secondes de plus") voire, pour éviter de réactiver un conflit dans ces moments où le besoin de calme est si intense, s'exprimer après le décès (le livre donne l'exemple d'un homme qui va quotidiennement, 5 jours de suite, rendre visite à sa mère a la morgue pour lui exprimer ce qu'il porte, lui permettant d'être plus serein au moment de l'enterrement et de se libérer d'un poids qui aurait été particulièrement douloureux pendant la période de deuil). Plus simple et potentiellement tout aussi libérateur, l'auteur rappelle l'importance de dire "merci" à la personne.

 Une annexe importante concerne la conduite à tenir avec un enfant. Si tentant que ce soit en particulier lorsqu'on est soi-même démuni, la minimisation est risquée, l'enfant pourrait même avoir ensuite un manque de confiance durable (certes on l'a rassuré en lui disant que la personne qu'il aime allait s'en sortir, mais finalement elle est morte quand même). Le deuil étant difficile pour lui aussi, l'idéal est de le diriger vers un·e adulte qui peut l'écouter, éventuellement un·e psy. Une vigilance particulière est à porter sur une culpabilité qui peut naître à ce moment là ("j'ai souhaité la mort de ma sœur et c'est arrivé, est-ce qu'elle est morte à cause de moi?"). Concernant la vision du corps ou la présence à l'enterrement, l'idéal est d'écouter ses demandes et besoins et surtout de lui expliquer à quoi s'attendre. 

 Clair, synthétique et honnête, le livre semble idéal pour se donner les moyens de prendre soin et de l'autre dans ce moment si intense, voire pour se préparer à sa propre fin de vie.

vendredi 12 février 2021

Musiques confidentielles, de Sabrina Lomel




 L'autrice m'a gentiment proposé la lecture de son roman, autoédité, que vous pouvez retrouver ici : https://www.librinova.com/librairie/sabrina-lomel/musiques-confidentielles

 Depuis toute petite, Gabrielle Turet a l'oreille musicale, "cette étrange manie de faire résonner des mots plus que d'autres et de transformer les sentiments en de singulières musiques". Son attirance pour l'écoute est d'ailleurs remarquée par son entourage ("c'est ainsi qu'ont commencé mes premières consultations, au Balto, entre le flipper et le baby-foot"). Une rencontre avec Freud plus tard, la vocation de psychanalyste s'impose comme une évidence, jusqu'à franchir les étapes ardues des études de psychologie et surtout de la recherche épique de premiers postes. Autant dire qu'avec sa collègue infirmière Sarah, qui situe plutôt son talent dans la sphère olfactive ("ses airs brusques et son vocabulaire fleuri pourraient laisser supposer qu'elle manque de finesse et de discernement, pourtant, il n'en est rien", "elle flaire la souffrance, la perversion, la discordance comme un chien de chasse et inutile de lui parler de théorie, ça la barbe"), elles forment une équipe rodée dans l'hôpital où elles travaillent. Et pourtant, à un retour de vacances en Grèce, la musique a disparu. Le feu que Gabrielle cherche à rallumer pour arriver à la fin de sa journée de travail n'est même pas le feu de la passion mais un simple carburant. Elle fait probablement bien semblant ("je souris, les regarde, incline légèrement la tête en signe de compassion ou la secoue pour souligner que j'ai bien entendu"), mais elle fait semblant ("toujours les mêmes mots, les mêmes histoires, les mêmes demandes"). Et elle constitue un dossier pour préparer un CAP de fleuriste.

 C'est à ce moment qu'elle rencontre Oscar, étudiante aussi engagée qu'introvertie, qui vient échanger avec des patient·e·s de façon informelle à l'hôpital, parce qu'elle a envie d'apprendre la rencontre, l'humanité, avant que l'Université ne lui remplisse la tête de théorie, plutôt que de faire le chemin inverse. Gabrielle et Oscar, dans une dynamique opposée, ne se rencontreront de façon intime qu'après quelques échanges à la machine à café, alors même que les conversations superficielles leur insupportent, et se confieront mutuellement le poids insoutenable qu'elles portent à ce moment précis de leur vie. Si son aboutissement est cette rencontre, cette expression, tous artifices disparu, de vulnérabilité mutuelle, le roman fait partager aux lecteur·ice·s le parcours professionnel de Gabrielle. Les difficultés certes, le contenu parfois frustrant des enseignements de la fac (d'orientation très très psychanalytique), les problèmes matériels posés par la nécessiter de financer son analyse personnelle en parallèle de l'Université, puis par la bagarre, une fois le diplôme obtenu, pour des postes mal payés et à temps très partiel, mais aussi la recherche d'authenticité, de rencontre, ces moments où la théorie (parfois même qualifiée de paravent) ne suffit pas, comme cet appel reçu de nuit sur une ligne d'astreinte, depuis le confort de son canapé, d'un opposant politique en Côte d'Ivoire qui entend, pendant la guerre civile, des coups à sa porte, recherche d'authenticité qui s'exprime aussi dans des moments de colère lors des entretiens d'embauche, où il faut séduire l'employeur·se dans un rapport de force tellement déséquilibré, non pas par amour du poste en particulier mais parce que la situation fait que, pour n'importe quel poste, il faut se battre contre d'autres candidat·e·s qui subissent la même pression.

 "Pour pouvoir aider les autres, il faut avoir des ressources, beaucoup de ressources", rappelle Gabrielle à Oscar du haut de son parcours. Et pourtant, elle a énormément donné, à deux patients en particulier. Le premier par nécessité (humaine? professionnelle?), parce que personne n'était là pour le faire à sa place. Jules, enfant de douze ans qui grandit en foyer, vient de perdre ses deux sœurs dans un accident de minibus, en plus d'avoir subi une grave blessure à la main qui va nécessiter des soins douloureux. C'est elle qui va devoir annoncer ces décès, et qui va prendre la responsabilité d'être là pour lui, de l'accompagner, physiquement, humainement, malgré les heures sups que ça implique à des horaires improbables et surtout malgré l'hostilité grandissante du personnel qui l'estime responsable des colères violentes de Jules. C'est à ce moment qu'elle va rencontrer Sarah, qui va l'épauler dans ce besoin de présence, l'aider à construire cette relation qui consiste à être là pour que sur le long terme Jules puisse se construire sans elles. Mais c'est surtout dans l'accompagnement de Vincent qu'elle ne s'est peut-être pas suffisamment préoccupée de ses ressources. Pour cette première thérapie à domicile, configuration d'abord choisie pour des raisons économiques (les loyers parisiens d'un cabinet pour faire du libéral à temps partiel... ouch!), Gabrielle s'est bien posée des questions sur le cadre, mais après tout, elle a expérimenté assez de déclinaisons de ce fameux cadre (du téléphone la nuit au self de l'hôpital quand son bureau était pris) pour tenter l'expérience. Cet ancien trader amputé du bras suite à une tentative de suicide, à l'humour particulier, lui aussi à la recherche d'une rencontre d'humain à humain plutôt que de professionnel·le à usager, va lui faire vivre l'expérience la plus intense qu'elle ait vécu professionnellement, peut-être au delà de ses limites, comme elle le confiera à Oscar, alors qu'elle n'avait rien dit même à Sarah.

 La force du roman est qu'il reprend, avec intensité, de nombreux questionnements propres à ce métier, matériels mais surtout internes, là où on engage son humanité, où nos limites peuvent être brusquement atteintes quand on ne s'y attend pas nécessairement. Le point de départ, la volonté de reconversion, parlera particulièrement, j'imagine, aux étudiant·e·s qui comme moi se sont inscrit·e·s à l'IED pour faire une reconversion dans l'autre sens!

vendredi 8 mai 2020

Après le suicide d'un proche, de Christophe Fauré



 Après Vivre le deuil au jour le jour, dans ce livre plein de douceur adressé avant tout aux personnes concernées, Christophe Fauré s'attarde sur les spécificités du deuil d'une personne suicidée.

 Comme pour le deuil d'un proche en général, l'auteur insiste sur l'importance de faire face au processus de deuil, même si cela peut être douloureux, et qu'il peut sembler aberrant de rajouter de la douleur à une douleur déjà insoutenable. Il fait l'analogie avec une main gravement brûlée : c'est possible de serrer les dents en attendant que ça passe, plutôt que prendre la peine d'aller à des rendez-vous médicaux, de subir régulièrement l'arrachage des peaux mortes, mais, si même en prenant soin de la brûlure il restera une cicatrice, si la main, quoi qu'on fasse, ne sera jamais comme avant, le résultat à long terme permettra de limiter considérablement les séquelles négatives, de mieux vivre avec cette nouvelle main. Suivre le processus de deuil, accepter finalement le décès après tant de tourments, ce n'est pas abandonner la personne décédée, mais au contraire mieux garder son souvenir auprès de soi. Certaines étapes sont très semblables à celles des autres deuils, même si elles sont potentiellement plus longues et intenses : dans un premier temps l'anesthésie émotionnelle qui permet de tenir, voire d'être particulièrement efficace pour les démarches administratives, plus ou moins lourdes selon les circonstances, qui s'imposent, la phase de recherche où l'on cherche à se rapprocher de la personne décédée, par exemple en restant de longs moments dans son ancienne chambre ou en gardant ses affaires auprès de soi, phase dont la longueur peut inquiéter l'entourage alors qu'elle fait partie du processus de deuil normal, et seulement ensuite la phase de déstructuration, la plus douloureuse, où l'humeur varie brusquement, de façon cyclique, alors que le décès prend progressivement toute sa réalité.

 Le deuil après un suicide a toutefois certaines spécificités... dont le risque de développer un Stress Post-Traumatique, en particulier pour la personne qui a découvert le corps, qui sera à gérer en même temps que le deuil. La spécificité la plus évidente est probablement la culpabilité : la recherche de la cause du suicide est souvent obsessionnelle, parfois pendant une longue période. Le mot d'adieu, lorsqu'il y en a un, est généralement surinvesti, tous les signaux des derniers jours, les signaux de souffrance en général, sont réexaminés a posteriori. Qu'est-ce que j'ai fait? Qu'est-ce que j'aurais du faire? Pourquoi je ne l'ai pas sauvé·e? Est-ce que c'est de ma faute? Moment d'autant plus difficile que, parfois, le mot d'adieu est explicitement accusateur. Sur la responsabilité effective, Christophe Fauré est clair : par définition, chacun·e a une influence sur ses proches, mais le geste final appartient profondément à la personne décédée et à elle seule, "vous n'êtes responsable du suicide d'aucun être humain". Et, si dans certains cas le suicide ne surprend pas, au point de causer le soulagement de ne plus avoir à l'appréhender, dans d'autre cas il est particulièrement imprévisible : une personne dépressive va enfin mieux, et se suicide à ce moment là parce qu'avant elle n'avait pas la force de le faire, ou encore une personne désespérée semble avoir retrouvé le bonheur depuis quelques jours... mais c'est précisément parce qu'elle a trouvé cette issue, tragique, à ses souffrances. La culpabilité peut toutefois faire partie intégrante du processus de deuil : culpabiliser, c'est aussi atténuer sa propre impuissance sur l'événement, ou encore le sentiment de faute à expier peut réellement faire partie de la relation avec la personne disparue. L'auteur n'invite donc pas à fuir la culpabilité, mais à l'écouter avant de la vivre, à rechercher à quoi elle correspond profondément : "payez en connaissance de cause, payez en étant le plus lucide sur les raisons qui vous poussent à agir ainsi et sur ce que vous cherchez à obtenir".

 La colère, difficile à accepter quel que soit le deuil (en vouloir à la personne qu'on regrette? alors qu'on est encore là et elle non?), prend une dimension particulière dans le cas du suicide, quand la personne qui est morte et celle qui l'a tuée sont la même personne : les accès d'humeur, les insomnies, maux de tête, l'agitation fébrile, l'impression d'hostilité de l'environnement, n'y sont donc pas toujours associés, même quand c'est bien la colère qui les a causés. C'est pourtant important, pour le deuil, de l'accepter et de l'écouter si elle survient : "colère et amour ne sont pas incompatible". La colère peut aussi se glisser, du plus explosif (règlement de comptes au moment de l'enterrement) au plus insidieux (rancœur non exprimée pendant des années de vie de couple), dans la relation entre personnes endeuillées. Dans ce cas, pour Christophe Fauré, le silence est néfaste, mais il est important de prendre soin de s'exprimer dans de bonnes conditions. Enfin, le regard, l'attitude des personnes non endeuillées, peut créer de la douleur supplémentaire : le suicide a été pendant des siècles un tabou social, qui privait de sépulture la personne suicidée et frappait d'infamie sa famille. Si l'on en est plus là, du moins, généralement, pas dans les mêmes dimensions, le fait d'être un proche de personne suicidée peut provoquer chez l'autre de la gène (quand ce n'est pas un évitement bien assumé et volontaire), ou encore... une absence de gène très malvenue dans un moment si douloureux ("le suicide semble autoriser autrui à poser des questions ou à faire des commentaires qu'il ne se permettrait pas dans d'autres circonstances"). S'il faut rester vigilant à ne pas s'emprisonner dans ses propres mensonges (par omission ou non), l'auteur insiste sur le fait que c'est à la personne endeuillée et elle seule de décider quelles informations elle dévoile, et à quel moment.

 Christophe Fauré prend parfois le temps de s'attarder spécifiquement sur le deuil des enfants et adolescent·e.·s, tout en constatant que le sujet est peu documenté. Les points de vigilance principaux sont, tout en prenant soin de dire la vérité, de respecter leur rythme de compréhension (il se peut qu'il y ait besoin de répéter de nombreuses fois une information qui semble claire), de ne pas négliger les émotions qu'iels peuvent eux ou elles-même traverser sans nécessairement les exprimer clairement, ou encore, lorsqu'iels ont perdu un frère ou une sœur, ne pas les enfermer dans la comparaison avec un enfant disparu idéalisé.

 Plus que dans Vivre le deuil au jour le jour, l'auteur s'est appuyé sur les témoignages de personnes concernées, pour que les lecteur·ice·s qui traversent ce processus si douloureux et parfois incompréhensible puissent se sentir pleinement légitimes, entendu·e·s, même si le cheminement reste profondément individuel, qu'aucune règle n'est vraiment valable ("vous êtes votre seule et unique référence", "mon objectif est de susciter en vous une réflexion de fond sur votre ressenti et sur les enjeux de votre deuil, pour que vous trouviez votre propre réponse"). Il encourage par ailleurs fortement à se rapprocher, à travers des groupes de paroles ou des associations, de personnes ayant vécu la même tragédie. Enfin, sans atténuer la dureté de la réalité, il rassure sur le fait qu'une issue est possible, que le tourbillon de douleur a une fin même si la peine ne disparaît jamais complètement, et que certaines personnes, à terme, s'en trouvent même grandies ("Je ne compte plus, par exemple, le nombre de fois où des personnes interrogées pour cette ouvrage m'ont fait part de modifications fondamentales de leurs valeurs et de leurs priorités dans l'existence").

 Le livre cumule les avantages d'être court, facile à lire, et riche en informations articulées avec des témoignages, tout en relativisant les informations données en rappelant que chaque parcours est unique, donc invitant le·a lecteur·ice à s'emparer uniquement des informations qu'iel jugera pertinentes. 

jeudi 6 septembre 2018

Vivre le deuil au jour le jour, de Christophe Fauré




 Bien que ressemblant à une formulation générique pour indiquer que le livre va parler de deuil, le titre annonce en fait assez bien la spécificité du propos qui va être développé : le deuil est un processus auquel il faut faire face, qu'il faut vivre pour pouvoir finalement intégrer l'insupportable, et c'est un travail qui suit son propre rythme, qu'on ne peut pas brusquer ni accélérer. 

 Je suis bien contraint d'admettre que mes propres références sur le deuil, sans contester leur immense valeur (Kübler-Ross et Bowlby quand même!), sont un peu poussiéreuses pionnières, et beaucoup de chemin a été fait depuis dans ce livre qui date seulement d'il y a quelques années (2012). La difficulté pour l'entourage de comprendre et d'agir de façon adaptée, de distinguer processus normal et pathologique, reste un problème central. Le processus de deuil (comparé à une cicatrisation : un processus indispensable, qui permettra d'aller mieux mais laissera une trace) est en effet plus long qu'on ne pourrait le penser (il n'est pas particulièrement inquiétant que, même quelques mois après, la personne en deuil passe beaucoup de temps à visiter la tombe de la personne décédée, ou encore dans son ancienne chambre ou à visionner des photos), ce qui est d'autant plus déstabilisant que la première étape est souvent une anesthésie émotionnelle, devant une nouvelle trop incroyable pour être intégrée immédiatement.

 Il est ainsi normal que la temporalité soit très longue et passe par des états dépressifs, ou encore de ressentir de la colère, d'avoir l'impression parfois d'entendre la personne décédée dans l'appartement, ou encore, peut-être plus inattendu et culpabilisant, de voir sa libido augmenter. En plus de la description détaillée des étapes successives, et des spécificités des différents deuils (perte du conjoint, d'un enfant, d'un adolescent, ...) l'auteur donne des conseils concrets, sur comment aider la personne en deuil, le fait de devoir ou non prendre des médicaments en cas d'état dépressif (qu'il distingue de la dépression) trop intense (il insiste sur le fait que les médicaments seuls ne constituent absolument pas un traitement adapté), ou encore comment choisir un·e psychothérapeute en cas de besoin (selon lui, plus qu'un·e spécialiste du deuil, il est important de choisir un·e thérapeute dont les qualités premières sont l’écoute et l’empathie... étant moi-même en formation à l'Approche Centrée sur la Personne, je ne vais, en toute objectivité, pas le contredire).

 Le livre est récent, extrêmement riche en informations. Toutefois, sauf peut-être lorsqu'il indique qu'il n'y a pas de consensus scientifique sur un point particulier, les informations ne sont ni justifiées ni sourcées : l'auteur affirme. Si le·a lecteur·ice est ainsi contraint·e de lui faire pleinement confiance, cette écriture est aussi au service d'une lecture particulièrement aisée. Les explications sont en effet toujours parfaitement claires, et la douceur de l'auteur transparaît à travers le texte, qui se lit extrêmement rapidement (pour vous donner une idée du plaisir qu'il y a à le lire, vous pouvez par exemple écouter l'auteur quelques minutes ou plus ici : https://www.youtube.com/watch?v=aIuL7GTSnXM ). Je le recommande en tout cas sans réserves bien sûr à un·e thérapeute qui voudrait solidifier ses connaissances, mais aussi à une personne qui fait face à un deuil difficile, ou à quelqu'un qui serait pris au dépourvu par l'intensité du deuil d'un·e proche.

mardi 12 juillet 2016

L'écorce et le noyau, de Nicolas Abraham et Maria Torok



 Ce classique de la psychanalyse est chaudement recommandé, en particulier par Anne Ancelin Schützenberger, qui oublie quand même de préciser que l'ensemble ne se lit pas tout à fait comme un roman. En effet, entre les réflexions avancées sur des concepts précis de psychanalyse et le fait que de nombreux développements théoriques sont dans la continuité de la phénoménologie, branche de la philosophie réputée particulièrement incompréhensible, j'ai plusieurs fois pensé qu'à la place de ce résumé j'allais vous proposer des vidéos avec des chats (parce que c'est bien aussi). Inutile de préciser que, malgré ma bonne volonté (d'ailleurs pour ceux qui auraient la drôle d'idée de chercher à comprendre quelque chose à la phénoménologie je ne saurais trop recommander cette vidéo, dont je ne prétends pas non plus maîtriser le contenu mais qui est de très loin ce que j'ai trouvé de plus intelligible comme présentation de la bête), une part importante du livre (qui consiste en fait en divers articles -l'un d'eux intitulé, vous ne devinerez jamais, L'écorce et le noyau-, présentations de livres et conférences mis bout à bout) m'est restée parfaitement obscure.

 L'auteur et l'autrice s'attardent longuement sur la notion, en effet importante en psychanalyse, de symbole, le symbole étant distinct, par exemple, du signe ("la symbolisation ne consiste pas à substituer une "chose" à une autre, mais à résoudre un conflit particulier en le transposant"). Cette redéfinition du symbole permet non seulement d'appuyer une réflexion sur la psychanalyse mais aussi d'établir des conclusions cliniques : l'accès au symbole est un pas décisif vers la guérison ("c'est le refoulement de son origine métaphorique qui fait le symbole", "l'écoute analytique commence au moment où à la place de ce que dit le patient on entend des symboles"). Le symbole se manifeste aussi (souvent d'ailleurs : les sonorités et homophonies prennent beaucoup de place dans les analyses des vignettes cliniques) sous forme auditive : le travail analytique a alors pour objet de désamorcer un emboîtement qui fait qu'un mot, s'il évoque indirectement un traumatisme (par exemple lié à un autre mot à la sonorité proche), déclenchera la pulsion ("ces représentations acoustiques elles-mêmes étaient reliées vers l'intérieur à des représentations de "choses" (comprenant sans doute aussi des représentations acoustiques de "choses" et de mots-choses) greffées sur les pulsions"). En considérant que l'accès au symbole par le patient permet la guérison, iels sont plus optimistes que Freud lui-même sur le sujet : lorsque l'Homme aux rats (l'une des Cinq psychanalyses) lui demande en quoi identifier la cause du symptôme permet de le résoudre, le créateur de la psychanalyse est assez embêté pour lui répondre et parle vaguement de catharsis (et ce alors que l'Homme aux rats est la seule thérapie réussie que Le livre noir de la psychanalyse accorde à Freud, même si les auteur·ice·s déplorent qu'il soit mort peu après, trop tôt pour observer une éventuelle rechute).

 L'écorce et le noyau qui ont donné son titre au recueil de textes sont aussi une question de signifiant et de signifié. Le texte qui a lui-même ce titre est d'ailleurs un commentaire du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (dictionnaire ambitieux qui a impliqué une relecture et une confrontation des textes fondamentaux, parfois en plusieurs langues, pour définir avec précision tous les concepts). L'auteur et l'autrice s'attardent dans ce texte sur la spécificité de la psychanalyse dans le langage, en particulier le fait de mettre une majuscule aux mots (Plaisir, Décharge, ...) pour différencier leur sens analytique de leur sens courant, ce qui revient selon elle et lui à les priver de leur sens courant ("voilà justement le rôle des majuscules : au lieu de les re-signifier, elles dépouillent les mots de leur signification, les dé-signifient pour ainsi dire") et permet de développer le concept d'anasémie de la psychanalyse. Les concepts qui ont donné son titre à cet article comme au livre désignent, pour le Noyau, l'Inconscient freudien, et pour l'Enveloppe, le corps : l'objet de ces concepts est d'enrichir et de nuancer la notion de Somato-Psychique (pour une raison qui m'échappe, les majuscules, pourtant au centre du texte, disparaissent dans le titre, et l'Enveloppe y est rebaptisée écorce). Comme il est question de précision des concepts et de nuances complexes, je vais m'arrêter à ces données assez vagues car comme je n'ai pas tout compris, on court à la catastrophe si j'essaye d'expliquer le texte : j'invite les motivé·e·s à lire cet article de 20 pages en prenant leur temps, des notes et éventuellement de l'aspirine.

 Pour celles et ceux qui comme moi sont entré·e·s là parce qu'iels ont suivi les indications d'Anne Ancelin Schützenberger, ne partez pas tout de suite : il est bel et bien question, et en abondance (le livre se termine d'ailleurs sur un long extrait d'Hamlet où un spectre se manifeste bruyamment pour éviter qu'un secret honteux ne soit dévoilé), de traumatisme inter-générationnel. Tant à travers des cas cliniques qu'à travers des développements théoriques, il est question du poids de secrets de familles honteux, de deuil non faits ("Tous les morts peuvent revenir, certes, mais il en est qui sont prédestinés à la hantise. Tels sont les défunts qui, de leur vivant, ont été frappés de quelque infamie ou qui auraient emporté dans la tombe d'inavouables secrets", "ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres") qui rendent l'analyse insoluble tant que l'analyste ne cherche la solution que dans la biographie de son ou sa patient·e ("il arrive que des révélations providentielles fournies à point nommé par l'entourage, viennent à la rescousse pour apporter les pièces manquantes"). En revanche, à l'instar de Schützenberger qui admet régulièrement son échec sur ce point, ils ne savent pas trop comment le traumatisme se débrouille pour passer d'une génération à une autre (iels parlent d'un passage "dont le mode reste à déterminer").

 Je l'ai précisé plus haut, ce livre est un recueil de textes : le contenu (et, à mon grand soulagement, la complexité) est très varié (et, si un plus grand honneur est fait aux développement théoriques, il y a aussi une place conséquente accordée aux vignettes cliniques, dont une part concerne l'Homme aux loups auquel l'auteur et l'autrice ont déjà consacré un livre). Je ne me suis par exemple pas attardé sur le concept d'introjection (modalité analytique du deuil qui consiste à avaler métaphoriquement l'objet perdu), sur le bilan des apports de Mélanie Klein à la psychanalyse au cours de sa carrière, ni sur le dictionnaire des concepts qu'Imre Hermann (qui aurait influencé Balint, Spitz, Bowlby, Winnicott ou encore Lacan) développe dans L'instinct filial. Le livre est plutôt destiné aux spécialistes et la plupart des textes sont bien plus profitables si on les lit en prenant son temps, mais d'autres sont bien plus accessibles et sont intéressants aussi.

dimanche 6 mars 2016

La perte, tristesse et dépression, de John Bowlby



 Après avoir parlé dans le volume 2 de la séparation, Bowlby clôt la trilogie en parlant de la mort, qui est assez incontestablement la forme de séparation la plus radicale. Ce volume parlant principalement d'enfants qui perdent leurs parents, mais aussi de parents qui perdent leurs enfants, il ne sera pas particulièrement placé sous le signe de la joie de vivre. Au niveau de la méthodologie, les principales méthodes utilisées sont les entretiens non-directifs et les vignettes cliniques (de thérapeutes autres que Bowlby), qui ont l'inconvénient et l'avantage de souvent permettre de trouver ce qu'on cherche : l'auteur sera en effet dans cette dernière partie de son œuvre plus dans la confirmation et l'étude des conséquences de sa théorie que dans son élaboration (au point que quand certains éléments manquent il suspecte parfois que c'est parce qu'ils n'ont pas été recherchés), mais dans la mesure où il a déjà consacré deux volumes à l'élaboration théorique, ça peut se comprendre.

 Bowlby s'intéresse dans un premier temps au deuil chez l'adulte, préoccupé par le fait que certains éléments normaux du deuil (la difficulté à réaliser, la colère contre la personne décédée, …) soient parfois considérés comme pathologiques. Tout en gardant à l'esprit que le deuil est en soi une épreuve terrible (des recherches ont relevé que la dépression, l'alcoolisme ou même des problèmes de santé somatique survenaient plus souvent l'année suivant un deuil qu'en temps normal), il s'intéresse aux éléments qui peuvent aider à mieux le supporter, et éviter en particulier ce qu'il appelle le deuil chronique. Sans surprises, les éléments sont assez similaires à ceux, identifiés dans le volume précédent, qui permettent de mieux supporter la séparation. Un entourage patient et à l'écoute, qui ne se sentira pas obligé de brusquer la personne en deuil dans la période initiale de déni ni de lui intimer d'aller de l'avant et de ne pas s'attarder sur ses émotions quand elle parlera du passé et de ses rapports avec la personne décédée, aura une influence très positive. Un décès brusque et inattendu sera plus difficile à supporter, de même que, point qui intéressera particulièrement l'auteur, un décès survenu dans une relation conflictuelle, en particulier lorsqu'un chantage affectif avait lieu ou lorsque des menaces de meurtre, de suicide ou d'abandon ont été proférées. Les signes que la personne en deuil, plusieurs mois après le décès, s'attende littéralement à ce que la personne décédée revienne (à distinguer des très brefs instants où le décès peut être oublié), soit en gardant des choses pour son retour soit en la voyant réincarnée dans une personne, un animal ou un objet, doivent selon l'auteur particulièrement inquiéter et suggèrent qu'une thérapie est nécessaire.

 Le deuil chez l'enfant, et les conditions d'un deuil se déroulant dans de bonnes conditions, sont en fait assez similaires ("dans la préparation de ce volume rien ne m'a fait une plus profonde impression que les éléments démontrant l'influence omniprésente à tout âge du mode de relation au sein de la famille sur la réaction à la perte"), et ce à partir du moment où l'enfant maîtrise à peu près le langage, donc vers deux ans et demie (l'auteur estime manquer de données pour étudier le deuil plus tôt, même s'il présente brièvement l'état des sciences cognitives de l'enfant -des années 70, donc principalement Piaget- sur la perception de la séparation en fin de volume... l'intérêt de ce chapitre est en fait assez limité, d'une part parce que les conclusions de Piaget ont été dépassées mais qu'on est toujours plutôt dans le flou artistique sur le sujet, et d'autre part parce que le plan cognitif et le plan émotionnel sont parfois distincts). Les principales différences entre le deuil de l'enfant et celui de l'adulte sont en fait assez terre à terre : d'une part, il arrive que l'enfant découvre le concept de mort en même temps qu'il doit supporter le décès lui-même, par nature difficile à accepter, et d'autre part l'enfant qui perd l'un de ses parents fait le plus souvent son deuil en compagnie de l'autre parent lui-même en deuil, donc rarement en capacité d'offrir le support nécessaire ("S'occuper d'un enfant en deuil est un travail éprouvant et ingrat, il est donc peu étonnant que la personne concernée finisse par être irritable et d'humeur difficile", "Vivre avec des proches adultes est associé à un deuil mieux supporté pour les veufs ou les veuves, vivre avec des jeunes enfants dont ils ont la responsabilité ne l'est pas"). Les inévitables phases de déni sont délicates dans le cadre d'un deuil à plusieurs (dans la mesure où le déni de l'autre n'aide pas à accepter la nouvelle à son rythme), et l'enfant risque en plus de poser des questions nombreuses et très explicites (comment la personne va-t-elle se nourrir depuis son cercueil? Comment s'habillent et se nourrissent les gens au ciel?) et de prendre les réponses plus littéralement que prévu (une petite fille s'est ainsi mise à pleurer à son anniversaire : que son père ait déménagé -au ciel- c'est une chose, mais il aurait quand même pu faire l'effort de se déplacer pour l'occasion). Les métaphores, voire les mensonges, sont risqués (Bowlby rapporte des cas où les enfants ont eu le malheur de découvrir le cadavre d'un de leurs parents, puis ont eu une version des faits peu cohérente avec la réalité -le parent retrouvé pendu serait mort d'un accident de voiture, celui qui s'est suicidé au fusil aurait subi un arrêt cardiaque, ...- ). L'enfant peut également, plus encore dans le cas du décès d'un parent du même sexe, prendre conscience et s'inquiéter de sa propre mortalité, et être particulièrement angoissé s'il a par exemple des douleurs qui rappellent les premiers symptômes qui ont annoncé la mort du parent. Les conseils de l'auteur pour aider l'enfant dans son deuil sont donc les mêmes que pour l'adulte, mais s'ils sont faciles à comprendre (respecter le rythme émotionnel de l'enfant, lui dire la vérité, accepter ses questions même si elles sont douloureuses et répétitives, ...), ils ne sont pas nécessairement faciles à suivre.

 De façon surprenante, pas la moindre référence n'est faite au travail d'Elisabeth Kübler-Ross, pourtant très complémentaire. Ça n'empêche pas l'ensemble de l'ouvrage d'être documenté et clair, dans la continuité du volume précédent, et rendu concret par de nombreuses vignettes cliniques.

mercredi 7 janvier 2015

Les Derniers Instants de la vie, d'Elisabeth Kübler-Ross



 C'est dans ce livre que sont évoquées, sauf erreur de ma part pour la première fois, les cinq étapes du deuil (déni, colère, négociation, dépression et acceptation, pas-forcément-toutes-et-pas-forcément-dans-cet-ordre). Ces étapes sont ici présentées dans le cadre très spécifique des malades hospitalisés en phase terminale (en même temps, on imagine bien que la personne qui subit un arrêt cardiaque a peu de temps pour passer par ces cinq étapes, et encore moins pour en discuter avec une chercheuse et ses étudiant·e·s, si sympathique soient-iels), et les données ne semblent pas avoir été recueillies dans de nombreux hôpitaux différents. La démarche novatrice de faire des entretiens avec les patient·e·s mourant·e·s, éventuellement avec des étudiant·e·s qui écouteraient derrière une glace sans tain, a été dans un premier temps très mal accueillie par... les médecins (plus les médecins étaient anciens, plus l'ouverture d'esprit était, disons, discrète), dont les réactions allaient de dire que les patient·e·s n'étaient pas en état ou qu'ils n'avaient pas de patient·e·s en phase terminale à hurler sur Elisabeth Kübler-Ross (y compris devant des visiteur·se·s) qu'elle n'avait pas à interagir avec "leurs" patient·e·s. Les patient·e·s ont au contraire montré des signes de grande satisfaction de pouvoir tenir un discours sans tabou, que personne ne semblait vouloir entendre, ou même, plus surprenant, de rendre service (il va sans dire qu'il était systématiquement demandé au ou à la patient s'iel acceptait l'entretien, et que son état de fatigue était pris en compte). Les réactions des infirmier·ère·s étaient plus variées. Un point important est que le tabou de la maladie mortelle était tel que, en général, c'étaient les proches et non les patient·e·s qui étaient informés qu'il n'y avait plus d'espoir de guérison, et la nouvelle n'était pas nécessairement donnée avec une grande diplomatie (limite si les médecins ne disparaissaient dans un nuage de fumée après avoir dit entre deux portes "c'est comme ça, il faut l'accepter").

 Le déni ("pas moi, ce n'est pas possible", éventuellement recueil de nombreux avis médicaux parfois aussi auprès de charlatans, propos contradictoires avec les faits et parfois même avec des propos tenus quelques minutes avant, …), qui peut durer de quelques secondes à plusieurs mois, est considéré par l'autrice comme une défense saine, qui permet de trouver le temps de mobiliser d'autres défenses plus adaptées. Il importe donc d'accepter de parler de la mort lorsque c'est le·a patient·e qui évoque le sujet, indiquant qu'iel est prêt·e à y penser dans une certaine mesure, ce qui est paradoxalement plus facile quand la perspective est lointaine. Bien que la société encourage de plus en plus la sensation d'immortalité (et que, en parallèle, la croyance dans la vie après la mort diminue), penser et accepter sa fin est un processus individuel, que les progrès de la médecine, si considérables soient-ils, ne pourront pas dispenser de faire. Le déni, complet ou partiel, pourra revenir plusieurs fois ("ces patients sont capables de se représenter pendant un certain temps la possibilité de leur propre mort mais ont ensuite besoin de mettre ces représentations de côté pour continuer à vivre"), mais il dure très rarement jusqu'à la fin de vie. Il convient aussi, à l'inverse, de ne pas supposer chez l'autre un besoin de déni, d'autant qu'iel risque s'iel s'en aperçoit de jouer la comédie (certain·e·s, à l'occasion des entretiens avec l'autrice, "ont clairement indiqué qu'ils avaient fait preuve de déni quand le médecin ou un membre de la famille attendait du déni, à cause de leur dépendance envers eux et de leur besoin de maintenir la relation"), ce qui empêchera les deux parties d'avancer dans le difficile processus de deuil (une vignette clinique concerne un couple dans lequel chacun·e prenait soin de maintenir l'autre dans l'ignorance pour le·a ménager... la situation a radicalement évolué, en bien, quand un soignant qui les voyait séparément les a incité à en parler ensemble).

 La colère est souvent dirigée contre les autres, qui osent être en bonne santé, avoir accompli des choses que la maladie empêche maintenant d'accomplir, … Bien entendu, ce n'est pas formulé comme ça, et les proches ou le personnel soignant ne comprendront pas, le plus souvent, pourquoi le·a malade s'en prend à elles ou eux, pourquoi iel est irritable à ce point ("Le problème dans ce cas là, c'est que peu de gens se mettent à la place du patient et se demandent d'où cette colère peut venir. Peut-être que nous serions nous aussi énervés si toutes les activités de notre quotidien étaient interrompues si prématurément ; si tout ce qu'on avait commencé à construire devait rester inachevé, être fini par quelqu'un d'autre ; si on avait mis de l'argent durement gagné de côté pour profiter de quelques années de repos et de plaisir, pour voyager et se livrer à nos hobbies, pour finalement être confronté au fait qu'on ne vivra pas ces années. Que pourrions nous faire d'autre de notre colère, sinon l'exprimer envers ceux qui ont le plus de chance de profiter de toutes ces choses? Les gens qui s'affairent autour de nous et nous rappellent qu'on n'arrive même plus à tenir debout. Les gens qui prescrivent des examens désagréables et une hospitalisation prolongée avec ses limitations, ses restrictions, ses coûts, alors qu'ensuite ils pourront rentrer chez eux et profiter de la vie. Les gens qui nous disent de ne pas bouger pour ne pas avoir à recommencer l'injection ou la transfusion, alors qu'on a envie de bondir et de faire quelque chose pour avoir la sensation d'être encore là!"). Pour l'autrice, si le réflexe est parfois d'être moins présent pour limiter les occasions de conflit, la solution est plutôt d'une part de ne pas prendre personnellement l'attitude du ou de la patient·e, et d'autre part d'être, au contraire, présent·e, respectueux·se et compréhensif·ve : la colère est un appel à l'aide, une tentative de s'inscrire encore dans l'univers des vivant·e·s, l'écoute et la présence apaiseront donc le·a patient·e, alors qu'argumenter sur ses revendications spécifiques sera inefficace puisqu'elles sont pour la plupart des prétextes pour s'exprimer.

 La négociation, comme le déni, a son utilité à certains moments précis. Comme pour la colère, les demandes ne sont pas à prendre au pied de la lettre : celui ou celle qui veut faire telle ou telle chose "une dernière fois" a de fortes chances de redemander une autre "dernière fois" peu après, il s'agit plus d'une façon de repousser la perspective de la mort (le·a patient·e n'a pas besoin de penser à la mort, puisqu'iel a une perspective précise dans un avenir plus proche).

 La dépression n'est pas nécessairement provoquée par l'approche de la mort elle-même, mais peut l'être par la perte de quelque chose que le·a patient·e jugeait essentiel (la vente de sa maison pour payer les soins, la sensation de perte de la féminité à travers l'ablation d'un sein ou de l'utérus, la perte de responsabilités professionnelles ou familiales, …). C'est à ce stade là qu'il sera le plus pertinent et efficace de répondre directement à la plainte (complimenter la patiente qui a perdu son sein ou son utérus sur un autre aspect de sa féminité, solliciter une assistance sociale pour les problèmes matériels, donner à un parent des nouvelles agréables de ses enfants, …).

 L'acceptation, contrairement à ce que le terme laisse supposer, n'est pas un état de sérénité, mais plutôt une absence de sentiments. La personne est souvent fatiguée, faible, et passe de plus en plus de temps à dormir et à faire la sieste, et, à ce stade, elle a souvent moins besoin d'aide que ses proches.

 L'une des richesses du livre est précisément qu'il est beaucoup questions des proches ("On ne peut pas aider le patient en phase terminale de façon efficace si on ne s'occupe pas également de sa famille"). En effet, d'une part les interactions avec les proches seront d'une grande importance (et ne sont pas dénuées de dangers, comme on a pu le voir avec les stades de la colère et du déni), et d'autre part "les problèmes du patient mourant arrivent à leur fin, mais les problèmes de la famille continuent". De la même façon qu'il importe de respecter le rythme des patient·e·s dans ce qu'iels sont prêt·e·s à entendre et à admettre, il importe d'accepter les éventuels sentiments ambivalents de la famille ("la culpabilité prend souvent une grande place dans les relations à cause de vœux hostiles bien réels envers la personne décédée"), qui se trouve elle aussi dans une situation difficile... et est parfois confrontée à une personne difficile. La nécessité, pour les visiteur·se·s, de souffler, est soulignée et considérée comme bénéfique (un exemple précis est donné en vignette clinique) y compris pour le·a patient·e ("Je pense c'est cruel d'exiger la présence constante d'un membre de la famille, quel qu'il soit. De la même façon qu'on a besoin d'inspirer et d'expirer, les gens ont parfois besoin de "recharger les batteries" hors de la chambre d'hôpital, de vivre une vie normale de temps en temps", "De la même façon que le patient en phase terminale ne peut pas se confronter constamment à la mort, un membre de la famille ne peut pas et ne devrait pas se couper de toute autre interaction pour être exclusivement avec le patient. Lui aussi a parfois besoin de nier ou d'éviter la triste réalité, pour mieux y faire face aux moments où sa présence est vraiment nécessaire"). La confrontation des enfants à la perte d'un·e proche est aussi évoquée, mais pour tout dire, si c'est louable de parler d'un sujet aussi vital et tabou, ce n'est pas là dessus que le livre est une référence : le développement tient sur une page, et les connaissances sur le psychisme de l'enfant ont depuis été largement dépassées.

 Si l'autrice n'a pas manqué de parler de l'attitude hostile plus ou moins déplacée des médecins au début de la recherche, elle parle aussi de ses effets bénéfiques, après coup, dans l'ambiance de l'hôpital. Alors que les soignant·e·s, en partie pour des raisons de protocole et de manque de disponibilité, en partie aussi, probablement, suite à leur propre angoisse, avaient tendance à oublier qu'il y avait un être humain derrière les différents instruments de mesure qui renseignent sur sa santé, les entretiens ont pu montrer concrètement à quel point le fait de prendre soin des patient·e·s, même s'iels ne pouvaient plus être, à proprement parler, soigné·e·s, pouvait faire une grande différence ("les patients réagissent souvent avec une gratitude presque exagérée quand quelqu'un prend soin d'eux et qu'on leur consacre un peu de temps"), et l'amélioration des relations bénéficie, bien entendu, aux patient·e·s comme aux soignant·e·s : le maintien en vie implique aussi de considérer que la personne fait encore partie du monde des vivants, donc de communiquer, d'accepter ses préoccupations qui ne sont pas strictement thérapeutiques, ...

 De façon surprenante, dans ce livre qui a posé des bases théoriques importantes sur le deuil, la partie théorique ne prend pas tant de place que ça : la plupart des pages sont consacrées à la retranscription d'entretiens, souvent dans leur intégralité (ce qui permet de mieux se rendre compte de la place prise par tel ou tel aspect et même, de l'aveu de l'autrice, de garder les passages où la réaction des professionnel·le·s n'a pas été idéale) même s'il est impossible d'inclure le langage non-verbal malgré son intensité et sa richesse ("les soupirs, les yeux humides, les sourires, les gestes de la main, les regards vides ou stupéfaits, ou encore les mains tendues"). Le langage utilisé est simple, ce livre dont le sujet nous concerne tou·te·s (s'il s'agit ici du cas particulier des malades en phase terminale, il aide largement à comprendre les mécanismes du deuil en général) est accessible, et ça semble clairement être l'intention de l'autrice.