lundi 18 janvier 2021

Système 1 / Système 2 : les deux vitesses de la pensée, de Daniel Kahneman




  Daniel Kahneman présente dans ce livre les travaux, pour l'essentiel effectués avec Amos Tversky, qui lui ont valu le prix d'économie de la banque de Suède (Amos Tversky est malheureusement décédé trop tôt pour recevoir lui aussi le prix). S'il a été couronné par un prix d'économie, et s'il sera en effet abondamment question d'investissements, de prises de risques financiers dans la seconde des trois parties, le sujet du livre est bien la psychologie, à travers l'analyse de la machinerie plus défaillante qu'il n'y paraît de nos raisonnements, quotidiens comme professionnels.

 L'auteur compare un métaphorique système 1, rapide, automatique, utilisé pour les raisonnements simples, et un système 2 plus lent, délibéré, qui demande un effort physique (l'auteur a mesuré que pour deux efforts successifs de ce type, un groupe qui a eu une boisson sucrée réussit mieux le second effort que le groupe qui a eu une boisson avec édulcorant). Hors, le système 1 est bien plus omniprésent qu'il n'y paraît, ne serait-ce que parce qu'il est paresseux donc va éviter au maximum d'activer son pénible acolyte. On s'en rend compte au fur et à mesure de la lecture : le livre aurait presque pu s'appeler Système 1 (ou, plus synthétique encore, Thinking, fast pour le titre original). En effet, dans l'infinité de biais cognitifs détaillés (pour les raisonnements généraux dans la première partie, les choix économiques dans la seconde, l'évaluation du bonheur dans la troisième), le système 2 intervient peu pour tempérer l'enthousiasme du système 1. L'aspect insidieux des biais n'est pas tant dans le fait qu'on ne prend pas le temps de réfléchir, mais dans le fait qu'on est souvent convaincu d'avoir réfléchi ou décidé le plus rationnellement du monde : un choix complexe s'appuie souvent sur des prémisses simples, sans qu'on en prenne conscience (l'auteur lui-même admet dans la conclusion que ses recherches conséquentes l'ont rendu plus compétent pour identifier les erreurs des autres que les siennes).

 L'un des biais les plus importants (assez pour bénéficier d'une abréviation), "What You See Is All There Is" ("ce qu'on voit c'est tout ce qu'il y a à savoir"), consiste à surestimer (euphémisme) l'importance des informations dont on dispose, voire de ce à quoi on est en train de penser (par exemple, surestimer le bonheur des Californien·ne·s parce que penser à la Californie évoque un climat agréable, alors que les Californien·ne·s ne passent pas l'essentiel de leurs journées à penser au climat et que leur bonheur s'appuie aussi sur d'autres critères). L'expertise, si elle permet d'avoir un système 1 bien plus performant (un·e champion·ne d'échecs percevra en un clin d'œil divers développements possibles d'une partie en cours, performance qui demandera au ou à la joueur·se occasionnel·le moult prises de notes et froncements de sourcils, sans compter un temps qui ne se comptera certainement pas en secondes), ne permet pas d'échapper à ces pièges. L'auteur donne l'exemple d'un professionnel de la finance qui sera heureux d'investir dans une entreprise... parce qu'une conférence de présentation lui a fait une bonne impression (loin de l'étude laborieuse de graphiques et de courbes qu'on peut imaginer derrière ce choix), ou encore d'un chercheur en statistiques qui s'étale dans un piège qu'il aurait parfaitement pu tendre lui-même (il lui était demandé d'estimer dans quelle filière de l'université était le plus probablement un étudiant fictif, avec comme informations un test psychologique désigné comme peu fiable... il s'est appuyé sur l'étudiant type suggéré par le test, en oubliant de considérer que c'était une filière peu suivie dans cette université, donc que concrètement il y avait peu de chances, faute d'informations plus décisives, que l'étudiant y soit). Autre biais important, l'aversion à la perte, peut avoir un impact aussi bien quand l'enjeu est faible (des sujets qui ont reçu au hasard un mug et un stylo sont très peu nombreux à échanger quand on leur propose -sauf s'il s'agit de trader·use·s, déjà habitué·e·s à beaucoup échanger-, ...) que quand il est élevé et concerne des professionnel·le·s très qualifié·e·s (des expert·e·s en santé publique font un choix différent selon qu'on présente le résultat attendu en personnes sauvées ou en décès estimés... et, quand on les met face à cette incohérence, ont du mal à évaluer les mérites respectifs des deux décisions).

 La puissance du système 1, qui souvent résiste, donc, à l'expertise, est d'autant plus insidieuse qu'elle est souvent invisible. Expert ou débutant, système 1 ou système 2, l'humain est souvent très mauvais en pronostics... mais atteint un certain niveau d'excellence pour se convaincre, après coup, qu'il savait parfaitement ce qui allait se passer. C'est toutefois un défaut qui a des avantages : la création d'entreprise se fait rarement en ayant en tête le taux d'échec, la célébration d'un mariage, généralement, n'inclut pas de rappel sur le taux de divorce. L'optimisme, entres autres atouts, pousse à agir... mais force est de constater qu'il n'est pas fiable. L'auteur lui-même a le souvenir d'un projet collectif de création de programme scolaire : la plupart des membres du projets estimaient sa durée à deux à quatre ans. L'auteur a eu l'impulsion de demander au plus expérimenté d'entre eux combien de temps ça durait en général : surpris par sa propre réponse, il a répondu qu'il fallait le plus souvent compter entre sept et dix ans, avec, généralement, des abandons avant la fin. Malgré les faits exposés suite à une initiative inattendue, le groupe a continué comme si l'estimation optimiste était la plus plausible : le travail a duré huit ans et n'a jamais été utilisé.  

 Si le sujet des biais cognitifs est en soi loin d'être original, ce livre est particulièrement documenté, et les travaux et les enjeux (qui s'avèrent être nombreux!) sont présentés de façon claire, même si la complexité monte parfois d'un cran. L'implication personnelle de l'auteur, que ce soit dans les liens qu'il fait avec des événements autobiographiques ou le fait qu'il soit à l'origine d'une part importante des recherches présentées, ce qui en fait une personne extrêmement bien placée pour présenter les questionnements et raisonnements d'origine et les résultats attendus, se ressent bien pendant la lecture.

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