dimanche 16 mai 2021

L'intime désaccord. Entre contrainte et consentement, dirigé par Patrick Faugeras

 


 Plus que constituant un interstice, contrainte et consentement se confondent parfois : la vie pacifiée en société implique par exemple des règles, des obligations et des interdictions, qui à la fois sont acceptées et n'ont de valeur que si elles sont imposées. Cet espace, si difficile à délimiter, donne une idée de la difficulté à définir la notion de liberté. Ce paradoxe, sous cet angle et sous beaucoup d'autres, sera décliné dans vingt-cinq textes environ, d'auteur.ice.s différent.e.s, pour ce recueil très pluridisciplinaire (les contributeur.ice.s sont psychanalystes, historien.ne.s, philosophes, psychiatres, spécialistes du monde du travail, ...).

 En dehors de l'aspect directement individuel (Alain Badiou recontextualise par exemple la dialectique du maître et de l'esclave, en rappelant la dimension avant tout phénoménologique -c'est une approche de l'altérité, une entrée en contact avec l'autre qui se fait par la hiérarchisation- et en concluant qu'il s'agit plus d'une opposition entre ceux qui gagnent leur vie par leur travail et ceux qui gagnent leur vie par leur statut qu'une réflexion sur les véritables esclaves, opprimés au point d'être déshumanisés), plusieurs institutions sont directement critiquées. Jean-Christophe Coffin rappelle à travers une perspective historique que la tension entre contrainte et soin en psychiatrie questionne depuis la fin du XVIIIème siècle (juste après lui, Eric Bogaert estime que, toujours en psychiatrie, la contrainte, le plus souvent, est une solution de facilité pour le professionnel, surtout s'il est psychiatre). Pierre Johan Laffitte s'en prend de façon virulente à l'école qui est et devient de plus en plus une institution de l'évaluation ("qu'apprend-on à l'école? A être évalué, et cela prend de plus en plus de temps"), tout en déplorant que les modèles véritablement émancipateurs (Freinet et Oury sont beaucoup cités) sont souvent vampirisés de leur substance quand ils sont récupérés à plus grande échelle. Danièle Linhart montre comment la dépossession des employé.e.s de leur savoir-faire, qui a commencé avec le taylorisme, se poursuit dans les organisations du travail les plus modernes (au lieu d'astreindre le.a professionnel.le à une fraction de tâche répétitive, il.elle.s sont exposé.e.s à des changements de procédures et d'objectifs fréquents, décidés en haut lieu).

 Il est aussi énormément question, sous l'angle historique, philosophique, clinique, du nazisme, incarnation insoutenable s'il en est à la fois de la contrainte la plus radicale et du consentement (Hitler, avant d'être un dictateur, s'est constitué une crédibilité démocratique, a proposé un projet qui a su convaincre une part considérable de la population). Certain.e.s auteur.ice.s recontextualiseront ledit projet pour mieux faire comprendre comment il a pu être accepté (propositions novatrices dans un contexte de crise économique grave, suivie par ailleurs d'une amélioration due en grande partie à des facteurs extérieurs qui a coïncidé avec la prise de pouvoir d'Hitler, mauvaise compréhension de Darwin qui a été exacerbée au lieu de disparaître après la défaite de la 1ère guerre mondiale -il a été conclu non pas que cette lecture démontrait que le peuple allemand était inférieur, la rendant inacceptable, mais qu'il était urgent de renforcer la race allemande pour assurer son invulnérabilité future-, chronologie des tensions autour du projet d'extermination des handicapés mentaux, ...), d'autres s'appuieront en détail sur Eichmann à Jérusalem pour leur analyse de l' "intime désaccord", comme la psychanalyste Marilia Aisenstein qui constate à quel point le fonctionnaire nazi n'était pas contrariant et associe l'expérience de Milgram, le personnage fictif Bartelby et un texte assez confidentiel de Freud ("La négation", dans Résultats, idées, problèmes) pour avancer que le "non" est l'affirmation d'une identité propre ("La négation pour Freud n'est pas un simple refus mais la racine du sujet", "Dire "non" serait avant tout une revendication identitaire : non ceci est de "l'étranger à moi", ceci n'est pas moi, ceci ne vient pas de l'intérieur de moi, donc "je ne l'ai pas pensé", je ne veux pas me reconnaître dans cela"). On se serait bien passé en revanche du texte de Giovanni Sias où la stupidité le dispute à l'obscénité, quand l'auteur non content de trouver pertinent se poser en juge d'un hypothétique manque de rébellion des Juifs victimes du génocide ("C'est l'exemple de celui qui choisit la normalité face à la situation dans laquelle il se trouve plongé, et qui est convaincu qu'il vaut mieux obéir que se rebeller. Et il ne s'agit pas d'une question de conscience mais du fondement d'un consentement opportun et illusoire"), ne s'arrête pas en si bon chemin alors que la barre est déjà placée tellement haut qu'elle est largement hors du champ de vision de la décence, et compare tranquillement le statut des psychanalystes en Italie à celui desdites victimes (parce que oui, tout à fait, être critiqué et être déporté en camp d'extermination c'est exactement la même chose, il fait cette comparaison sérieusement).

 Les approches sont nombreuses, le sujet difficilement contournable (c'est surprenant en lisant l'introduction de se dire que le livre a été écrit avant le mouvement des Gilets Jaunes et surtout avant les innombrables tensions entre contrainte et consentement qu'ont posées l'état d'urgence sanitaire), et cette diversité a à la fois le défaut de ne proposer que des approches distinctes mais rapides et la qualité d'ouvrir et de proposer autant de pistes de réflexion.

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