A moins d'avoir une approche très spécifique, la neutralité bienveillante, ou encore l'approche positive inconditionnelle, dans le cadre de la thérapie, font plutôt consensus sur le papier. Pour autant, quel que soit le niveau de maîtrise du ou de la professionnel·le, la relation thérapeutique est une relation d'humain·e à humain·e et le·a thérapeute n'a pas le loisir, pour autant qu'iel le souhaite, de laisser à la porte ses limites et ses valeurs (d'ailleurs, si elles sont identifiées, c'est déjà pas mal!). De la peur, de l'ennui, de la frustration, un sentiment d'impuissance, voire de la colère, ont donc de nombreux espaces pour se glisser entre la posture théorique et la réalité de la pratique, au risque de parasiter la thérapie, peut-être encore plus quand ces émotions génèrent une culpabilité difficile à dépasser. Ce livre collectif propose, avec de nombreuses approches et dans de nombreux contextes, peut-être pas toujours de transformer en compassion comme le promet le titre des sentiments hostiles ou négatifs, mais au moins de faire avec.
Sans même concerner la relation thérapeutique directement, des différences de valeurs entre thérapeute et client·e peuvent prendre beaucoup de place, en particulier quand plusieurs client·e·s sont impliqué·e·s et qu'une part importante du travail consiste précisément pour le·a thérapeute à offrir une neutralité, ne pas prendre partie. La situation peut se présenter dans la thérapie de couple (le chapitre consacré est écrit par Julie et John Gottman, rien que ça, et s'articule sur des vignettes cliniques où l'auteur et l'autrice ont dû plus d'une fois, disons, respirer profondément), mais plus encore dans la thérapie familiale (chapitre de Laurie Heatherington, Myrna Friedlander et Valentin Escudero), qui va forcément mettre en jeu des valeurs (égalité homme-femme, religiosité, éventuellement relations interculturelles, rapports entre les générations, principes éducationnels) plus ou moins inflammables rigides. Même des situations a priori beaucoup plus simples peuvent devenir plus difficiles qu'elles ne devraient idéalement l'être, comme l'évoquent Phillip Levendusky et David Rosmarin à propos des thérapies TCC classiques (les TCC 3ème vague impliquent un travail émotionnel, donc les difficultés transférentielles sont moins inattendues). En effet, le projet thérapeutique doit résulter d'un accord entre thérapeute et client·e, et la simple (ou presque!) élaboration d'un programme laisse en soi pas mal d'espace pour des difficultés relationnelles (thérapeute qui n'écoute pas suffisamment la demande, client·e qui ne fait pas le travail demandé alors qu'iel a participé activement à toutes les étapes de sa création, ...). Les auteurs donnent l'exemple d'une personne dépressive qui voulait perdre du poids : le diagnostic (fait par le thérapeute) a bien évidemment allumé un signal d'alarme, et il a axé la thérapie sur le soin de la dépression. Le client, pas si préoccupé que ça par son trouble de l'humeur, a mal vécu que sa demande de perte de poids ne soit pas entendue, et s'est peu impliqué. Il a fallu pas mal de frustration de part et d'autre pour qu'un échange plus personnel finisse par avoir lieu, et que des solutions cohérentes aux yeux du client (qui a fini par aller mieux tant au niveau du poids que de l'humeur) soient proposées.
Certaines pathologies en elles-mêmes peuvent rendre la relation thérapeutique plus exigeante, que ce soient suite à l'impact qu'elles ont sur la personnalité (une personne dépressive va plus facilement se dévaloriser, et imaginer que le·a thérapeute a aussi peu d'estime pour elle, une personne narcissique risque de réagir très vivement à l'idée de se remettre en question) ou aux stéréotypes très forts associés, comme dans le cas de l'addiction. Pour ce dernier cas, l'auteur, Frederick Rotgers, fait remarquer que non seulement la catégorisation d'une substance comme problématique ou non tient plus de la stigmatisation sociale (avec souvent des racines racistes) que de la dangerosité effective de la substance (sinon l'alcool serait interdit et le cannabis autorisé), mais aussi que les attitudes dictées, y compris chez les professionnel·le·s, par les préjugés (posture autoritaire, présomption de malhonnêteté), sont contradictoires avec ce que la littérature scientifique désigne comme efficace. Le trouble borderline se voit consacrer une partie entière avec non pas un mais deux chapitres, ce qui me fait un peu grincer des dents : j'ai du mal à ne pas voir cette mise en valeur comme un renforcement, au contraire, d'un stéréotype existant (d'autant que les stéréotypes, comme le rappelle l'excellent chapitre de Laura Brown qui y est consacré -il y a de bonnes chances que des résumés de livres de Laura Brown arrivent sur ce blog dans quelques temps-, on ne s'en débarrasse pas sur commande) qui fait pas mal de dégâts en soi. Certes la dépendance affective associée à une hypersensibilité émotionnelle qui est souvent la conséquence de ce trouble peuvent rendre des moments de la thérapie éprouvants, mais ce sont des sujets intimement liés à la relation et au travail sur soi en général : bien entendu "les thérapeutes disent souvent être effrayé·e·s quand les client·e·s menacent de se suicider, menacent dans un accès de colère dans le cabinet du ou de la thérapeute de casser quelque chose, stalkent le·a thérapeute entre les séances, ou menacent au téléphone le·a thérapeute ou son personnel", mais ça peut arriver avec d'autres pathologies, donc pourquoi ne pas centrer toute une partie sur ce type de comportement plutôt que de renforcer une stigmatisation?
Sans grande surprise, les conseils reviendront généralement à prendre conscience de la gène, l'accepter (Hannah Levenson relève que les étudiant·e·s, peut-être trop empressé·e·s d'atteindre un état d'approche positive inconditionnelle inébranlable qui n'existe pas vraiment, ont tendance à détourner leur attention de ce qui se passe chez le·a thérapeute pour la focaliser sur ce que fait le·a client·e quand quelque chose d'inconfortable émerge, même quand le·a thérapeute est leur enseignant·e dans le cadre du visionnage d'une vidéo pédagogique), identifier ce qu'elle veut dire et comment l'intégrer de façon constructive dans l'espace thérapeutique (ce qui inclut généralement d'en prendre la responsabilité, y compris lorsque le cadre n'a pas été indiqué assez directement), sauf qu'il y a une infinité de façons de le faire, comme le rappelle la diversité des chapitres, qui vont du plutôt léger tout en restant riche (les vignettes cliniques de Julie et John Gottman) au très dense (le chapitre de Robert Eliott qui comprend de nombreuses listes dont 14 "principes à suivre centrés sur la personnes et expérientiels pour communiquer au client les réactions négatives du thérapeute de la façon la plus efficace"). La conclusion, étonnamment, s'inscrit dans les chapitres plutôt denses, avec un récapitulatif fin des différences entre les approches dans chaque chapitre articulé à une revue de la littérature scientifique.
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