Ce travail historique, adaptation de la thèse de doctorat de l'auteur, articule les évolutions respectives de l'influence de la psychiatrie laïque et ecclésiastique sur une période d'environ un siècle. Plus encore que le sujet traité, le titre préfigure ses travaux à venir (un exemple ici ) : au delà du statut de soignant, le statut d'autorité morale sera interrogé en longueur.
Peut-être de façon contre-intuitive, que ce soit le long du XIXème siècle ou au début du XXème, c'est le plus souvent une continuité entre médical et religieux qui est observée, au point que la citation de Groddeck qui introduit la conclusion, "J'ai expérimenté et utilisé toutes sortes de traitements médicaux que ce fût d'une manière ou d'une autre et j'ai découvert que tous les chemins mènent à Rome, ceux de la science comme ceux de la charlatanerie", ne surprendra pas le·a lecteur·ice. S'il y a bien des espaces de concurrence, entre la psychiatrie laïque et les institutions religieuses mais aussi entre catholicisme et protestantisme, les évolutions seront dans l'ensemble conjointes, aspect renforcé par le fait que des figures religieuses seront soucieuses d'efficacité dans leur approche de l'encadrement ou de la thérapie ou que des médecins influents sont par ailleurs croyants. Si au XIXème siècle, par exemple, les institutions religieuses ont plus tendance à relier la maladie mentale aux pêchés capitaux, la différence est avant tout quantitative, et n'est pas si considérable, d'autant que médecins comme prêtres se préoccuperont beaucoup de possession démoniaque et d'exorcismes, avec des désaccords portant plutôt sur les détails de la psychopathologie (quels symptômes correspondent à quelle forme de possession) et des procédures thérapeutiques concrètes. Même des figures encore relativement influentes, telles que Pierre Janet, estiment parfois pratiquer une forme d'exorcisme ("la technique du prêtre est fondée sur la parole, les symboles (noms, dates, objets) et sur une forme de transfert du mal sur l'exorciste. Nommer le mal, l'exorciser, puis le bannir : les projets exorcistique et psychothérapeutique sont similaires"), et des figures ecclésiastiques justifient leur pratique par le pragmatisme ("alors de deux choses l'une, ou bien admettre que ces personnes ont été réellement possédées, puisque l'exorcisme les a guéries, ou bien admettre que l'exorcisme est le meilleur remède pour certains états nerveux que la médecine ne guérit pas"). Le niveau de preuve scientifique a par ailleurs une influence nette sur l'acceptation ou le rejet de telle ou telle approche par l'Eglise : l'hypnose donne certes lieu à des débats (est-ce que sa puissance antalgique est compatible avec une religion qui donne une dimension morale à la souffrance? est-ce qu'un état modifié de conscience ne pose pas question du point de vue de la dualité corps/âme?) mais est prise au sérieux contrairement au magnétisme qui l'a précédée, l'approche localisationniste de la neurologie (une zone du cerveau=une fonction) est incompatible avec la conception moniste de l'âme mais son acceptation s'accroît avec la solidité des éléments apportés (il y a un fossé, de ce point de vue, entre la phrénologie de Gall et la découverte de l'aire de Broca).
La psychanalyse, arrivée tardivement en France ("Cinq leçons sur la psychanalyse (1909), Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et La Science des rêves (1900) ne sont traduits respectivement qu'en 1921, 1922 et 1926"), est bien entendu objet de débats qui ne sont pas toujours d'ordre strictement psychiatriques (certain·e·s, dans cette approche nouvelle portée par un Juif athée, sont plus préoccupé·e·s par le fait qu'elle soit portée par un Juif athée que par son caractère d'approche nouvelle). De nombreux échanges sont détaillés, y compris certains qui amèneront Freud à adapter quelques points pour une meilleure acceptation. Si sans surprise certains éléments font grincer des dents aux plus conservateur·ice·s (la bisexualité psychique qui postule que l'homosexualité est constitutive du psychisme humain, l'existence d'une sexualité chez l'enfant et même le bébé "pervers polymorphe", ...), d'autres sont au contraire dans la continuité de la pratique religieuse ("l'influence des préoccupations sexuelles est tellement connue que depuis deux mille ans bientôt les prêtres, qui ont la notion sinon du pansexualisme du moins du sexualisme, font de la psychanalyse dans le confessionnal"). C'est l'objet d'une des dernières sous-parties du livre qui suit un ordre chronologique et s'étend jusqu'à 1939, une psychanalyse chrétienne finit par se développer. Dans la période de 110 ans couverte, la possession démoniaque, de centrale, devient marginale, mais ne disparaît jamais tout à fait (l'auteur n'évoque pas les exorcismes encore pratiqués aujourd'hui, mais fait un lien -que je lui laisse- avec le trouble dissociatif de l'identité).
Ce regard en longueur et documenté sur un passé qui peut sembler lointain et deux institutions qu'on aurait pu attendre bien plus en opposition rappelle à quel point l'équilibre entre science et croyance est une question de degré et à quel point il est difficile de s'en affranchir. Les valeurs morales contemporaines, les normes (la société contemporaine, donc sa psychiatrie, est par exemple patriarcale, postcoloniale et validiste, ce qui a des conséquences particulièrement fortes pour un secteur qui concerne des personnes vulnérables), sont influencées par et influencent l'état de la science, ce qui a des conséquences, à travers le débat public comme à travers les pratiques thérapeutiques concrètes, sur les personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou jugées comme telles. Si ce n'est pas l'objet du livre, c'est par ailleurs frustrant de ne pas avoir accès du tout au point de vue des "âmes" désignées dans le titre, même si l'auteur relayera leurs vécus dans d'autres livres.
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