jeudi 14 août 2025

Le voyage dans l'Est, de Christine Angot

 

 Dans ce livre, l'autrice évoque de façon très factuelle l'inceste qu'elle a vécu de la part de son père. Elle en avait déjà parlé, mais sans donner de nom, en passant par un personnage, en étant réticente à parler publiquement de son propre vécu... tout en vivant le sujet de façon complexe. Elle avait par exemple voulu refuser une interview avant que son éditeur n'insiste fortement. Devant la pression et l'enjeu bien réel (le roman ne se vendait pas, n'était pas évoqué dans la presse, accepter l'interview et les conditions de la journaliste -parler des points communs entre le personnage et l'autrice, rentrer dans le détail de son vécu-, c'était garantir une critique positive dans des pages prisées), elle finit par accepter. Devant le risque de procès en diffamation, la journaliste souhaite finalement publier l'interview, mais de façon anonyme (la critique du livre, elle, fera partie du marché comme convenu). Enjeu ou non, Christine Angot refuse ces nouvelles conditions.

 Là, des noms, des lieux, des dates, sont données. Du moins, autant que possible. Prolongeant le refus de l'agresseur de nommer les choses, la confusion, conséquence du traumatisme, empêche de se les réapproprier pleinement, de retrouver une cohérence au moins chronologique ("Ce qui peut manquer, faire défaut, c'est l'historique. L'ordre. L'enchaînement technique des scènes. La logique de certains gestes. Tel week-end ou tel autre. C'est plus difficile à garantir. Parfois, j'y arrive. Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L'Isère, l'anus. La fellation, c'est venu tôt. Il n'y a pas de date. Ça arrive bientôt. C'était entre Gerardmer et Le Touquet. L'enchâssement n'est pas toujours certain.").

 Pour autant, dès la première agression, alors qu'à douze ans elle rencontre pour la première fois cet homme intimidant, à la carrière prestigieuse, qui accepte de la reconnaître officiellement (mais pas de lui faire rencontrer son demi-frère ni sa demi-sœur), elle met déjà le mot d' "inceste" sur ce qu'il se passe quand il l'embrasse sur la bouche. Elle n'est pas dupe lorsqu'il décrit son érection comme une preuve d'amour paternel. Elle est en hypervigilance ("une surveillance constante, sans relâche. Les gestes, les expressions") sur ses gestes à lui, sur les moments où elle pourrait éventuellement se protéger (les tentatives de protection seront toujours contournées), sur ce qu'elle laisse paraître ("Mon attitude ne reflétait pas ma peur. Je pensais une chose, j'en manifestais une autre"). 

 Par ailleurs, elle parlera. Souvent plus tard qu'elle ne l'aurait voulu, à sa mère, en particulier. Elle confrontera son père. Elle en parlera à des amants, à des collègues. Mais, quand résistance il y aura (son premier amant... de 30 ans alors qu'elle an avait 16, son époux, confronteront l'agresseur), elle sera écrasée (les deux hommes assisteront finalement à des incestes sans réagir), sans parler des réactions qui seront une violence (ses collègues de théâtre lui disant avec un clin d’œil que son père serait une personne très séduisante, son demi-frère se refusant à trancher entre deux versions opposées, ...).

 En effet, l'agresseur, traducteur brillant dont les compétences intimident (il parle 30 langues!), en plus de prendre l'habitude de reprendre son entourage sur les formulations utilisées (" "C'était un présage magnifique, tu ne trouves pas? Il ne faut pas que je dise "tu ne trouves pas" devant Pierre. Il ne va pas être content", dira sa femme dans une de leurs premières conversations), façon détournée de se donner une position d'autorité, de créer chez l'autre une vigilance constante, imposera sa lecture de ce qu'il s'est passé. La première fois que l'autrice lui demandera à passer un week-end père-fille normal, il dira oui ("Bien sûr. Ce n'est pas le plus important entre nous") et prendra pour prétexte un contact avec son sein quand elle lui tiendra le bras ("tu te rends compte de ce que tu fais, là?") pour poursuivre les violences. Une seconde fois, plusieurs années plus tard, il donne à nouveau son accord pour le temps d'un week-end ("Je n'avais plus d'illusions sur la valeur de sa parole. Mais pas d'autre recours") puis la ramène à la gare ("J'étais perdue, paumée. Seule. J'avais quatre heures à attendre avant le prochain train. Je n'avais rien à lire. Pas d'argent. Je ne pouvais pas téléphoner"), malgré ses protestations et ses larmes, dès le premier refus ("Je n'ai pas à subir tes reproches", "Tu es blessante").

 Il parlera parfois de l'inceste comme d'une curiosité intellectuelle (il commentera une allusion dans un livre par "Il faudrait que le lecteur s'interroge, qu'il se demande s'il est dans le rêve ou dans la réalité, que ce soit un peu incertain, un peu à la manière de Robbe-Grillet. Tu as lu son dernier roman, Djinn?"), parfois comme d'un sujet sur lequel quand même elle pourrait faire l'effort d'être discrète ("Tu vois, pour moi, quand on les rencontre, comme là, il est extrêmement déplaisant de savoir qu'ils connaissent nos rapports"), ou encore se victimisera à outrance quand les choses ne suivent pas le cours qu'il souhaite. Mais surtout, il se mettra, par ses actes même et par son attitude, en travers du besoin de l'autrice de faire officiellement partie de la famille (dès leurs premiers échanges, elle veut rencontrer ses enfants, ce qui lui est refusé, et c'est comme ça qu'elle demande à passer un week-end sans viols -"J'aimerais bien avoir des relations avec toi comme celles qu'ont les autres enfants avec leur père. Je voudrais savoir ce que c'est. Je voudrais vraiment connaître ça. J'en ai besoin."-).

 Au delà du comportement, des comportements, de l'agresseur, qui étend son emprise avec suffisance pendant des années sans se soucier des nombreux symptômes traumatiques qu'il provoque, Christine Angot exprime une forte colère contre la société en général : "quand le père démontrait, par cet acte, qu'il ne considérait pas sa fille comme sa fille, mais comme autre chose, qui n'avait pas de nom, toute la société le suivait, prenait le relais, confirmait". Cette confirmation passe par les blagues douteuses et les ricanements de journalistes et animateur·ice·s télé, les questions sur le plaisir ressenti ("est-ce qu'on demande à un enfant battu s'il a eu mal?"), les acteur·ice·s de la pièce sur l'inceste relayant "le point de vue de spectateurs ayant connu votre père et le trouvant séduisant, qui posaient sur vous un œil brillant et interrogateur comme si vous étiez l'une de ses conquêtes", un écrivain qui explique "en vous regardant droit dans les yeux d'un air de défi, qu'une de ses amies avait vécu un inceste avec son père, et que ça s'était très bien passé.", ou encore Eric Dupont-Moretti plaidant l'inceste heureux au procès Mannechez (les personnes ne sont pas nommées et l'autrice utilise le terme "inceste consenti"). Ayant subi d'autres viols étant adulte, elle exprime aussi une colère contre la minimisation de l'inceste sur les adultes, qui reste de l'inceste.

 Ce livre est une prise de parole qui met en relief les entraves à cette prise de parole. Il constitue une bonne illustration de la distinction entre libération de la parole et libération de l'écoute. 

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