Les émotions, c'est un aspect dont l'importance est reconnue depuis les travaux pionniers de William James, ont une dimension corporelle importante, dans la façon dont on les ressent, dont on les exprime. Pour autant, elles ont aussi une dimension culturelle importante : dans leur acceptation sociale, dans la façon dont elles sont communiquées (l'auteur mentionne d'ailleurs les travaux de David Le Breton sur les six émotions dites primaires parce qu'universelles qui ne sont pas si universelles que ça), dans les comportements qu'elles entraîne pour la personne qui les ressent et pour la personne qui les provoque ou les perçoit... ou encore, ça va être le cœur du livre, par la façon dont on les nomme.
C'est argumenté dans L'analogie, cœur de la pensée, construire des représentations, ça implique des catégories, et nommer, c'est créer des catégories. Est-ce que des émotions aussi spécifiques que l'inquiétante étrangeté (le choix de cette traduction pour Ungeheimlichkeit aurait peut-être pu remplir quelques pages du livre de Michel Briand) ou la Schadenfreude (le plaisir ressenti lorsqu'il arrive quelque chose de mal à quelqu'un) auraient pu être identifiées clairement sans qu'un terme n'y soit consacré? Et pour les émotions bien plus générales que sont les émotions primaires (peur, dégoût, colère, joie, tristesse... et la surprise qui ne se voit pas consacrer son propre chapitre) ou l'amour, la confiance, le mépris (par ailleurs candidat sérieux pour rejoindre le rang des émotions primaires), la fierté et la beauté qui sont traitées en longueur, entre le nombre de termes utilisés pour les exprimer qui ont parfois des sens franchement distincts, et l'étymologie de chacun de ces termes, il y a de quoi s'occuper!
Le travail est vaste, très vaste, et sa lecture est aussi l'occasion de découvrir ou redécouvrir que l'étymologie est certes une science, mais n'est pas une science exacte : pour certaines origines, on ne peut pas encore trancher. L'auteur navigue, voyage, et son écriture agréable a l'avantage de faire qu'on ne s'ennuie pas dans une lecture qui aurait pu être franchement laborieuse : la cartographie est vertigineuse, mais on a plutôt l'impression de faire une randonnée (une analogie qui m'est venue avant de découvrir que la conclusion était intitulée "invitation à poursuivre l'escapade"). En revanche, une fois la promenade finie, pas de synthèse : le·a lecteur·ice qui voudra tirer des conclusions sur l'évolution culturelle d'une ou des autres émotions explorées devra reprendre le texte (et il y a de la matière, la lecture est fluide mais le contenu est dense) et faire son propre travail, qui par ailleurs en vaut probablement la peine mais s'annonce conséquent.
