Les
auteur·ice·s proposent dans ce livre un nouveau modèle de thérapie pour
les traumatismes, en particulier pour les traumas complexes
(événements traumatisants répétés, le plus souvent dans
l’enfance). En effet, alors que des thérapies efficaces se
développent pour le trauma simple (par exemple l’EMDR, ou l’ICV,
non citée dans le livre), un état traumatique plus grave présente
des spécificités qui non seulement rendent la relation
thérapeutique plus exigeante, mais rendent aussi la thérapie
elle-même plus délicate, avec des risques d’aggravation pour les patient·e·s si ces spécificités ne sont pas maîtrisées.
Le
modèle présenté est celui de la personnalité dissociée. Le terme
de dissociation, qui a des définitions diverses selon les
clinicien·ne·s, est explicité tout au long du livre. Il désigne des
parts de la personnalité du ou de la survivant·e (terme utilisé par les
auteur·ice·s pour nommer la personne traumatisée) qui font partie
intégrante de lui ou d’elle mais qui ne sont pas coordonnées
entre elles, et ont une chacune une part d’identité, d’autonomie.
Les auteur·ice·s précisent que le terme est souvent évocateur pour les
patient·e·s. Selon le degré de traumatisme, la personne dissociée a
une (parfois plusieurs) Personnalité Apparemment Normale (ANP) qui
permet de tenir dans la vie quotidienne et tente d’inhiber les
souvenirs traumatiques et une ou plusieurs Personnalité(s)
Emotionnelle(s) (EP) orientée(s) vers les systèmes d’action
pertinents au moment du traumatisme (self-défense, hypervigilance,
sexualité, fuite, …). Ces deux systèmes, au quotidien, sont
perméables l’un à l’autre. Les auteur·ice·s parlent de "survivant
en tant qu’ANP" et "survivant en tant qu’EP". La personnalité
multiple (pluralité de Personnalités Apparemment Normales), qui fait la joie de certain·e·s auteur·ice·s de thrillers, est un
cas particulièrement extrême (et, j’imagine, plus rare). Cette
dissociation affecte, avec des conséquences potentiellement lourdes,
différentes compétences. Lorsque l’individu subit un stress qui va au-delà de ce qu’il peut endurer, ses capacités de synthèse
(faire le tri entre les stimuli pertinents et les stimuli non
pertinents, afin d’avoir les éléments pour agir de façon
cohérente) et de réalisation (situer l’événement dans le temps,
dans un continuum, et l’intégrer comme un élément
autobiographique) sont compromises. Le fait de voir la scène
traumatique de l’extérieur, comme un·e observateur·ice, est par exemple
un mode de défense. Le manque de synthèse a aussi pour conséquences
d’intégrer des liens de cause à effet handicapants dans la vie
quotidienne, qui peuvent conduire à surestimer le risque dans une
situation sans danger, ou au contraire à négliger sa sécurité
dans d’autres circonstances. Les conséquences sont bien plus
importantes quand s’ajoute un trouble de l’attachement, par
exemple quand l’agresseur·se est un·e proche. Le discours dégradant
("tu es tellement méprisable que tu mérites les violences que je t'inflige") peut-être enregistré sans le
contextualiser ni l’attribuer à la personne qui le prononce, un comportement (pleurer,
contredire, ...) ou une émotion peuvent être associés aux
violences qui suivaient sans avoir les ressources pour les circonscrire uniquement au contexte où ça arrivait, … L’évitement phobique
des souvenirs (qui peut concerner l’évitement de stimuli externes
mais aussi internes!) a aussi un poids mental qui limite lourdement
les ressources pour faire face aux exigences du quotidien. Ce
paragraphe n’est qu’un résumé très maladroit et succinct d’un
ensemble de symptômes décrits de façon extrêmement détaillée
dans le livre. Le début est d’ailleurs intimidant avec une
avalanche de termes techniques pas nécessairement évidents à
saisir, mais une fois les bases posées, le contenu est beaucoup plus
clair et donne des éléments indispensables pour comprendre des
symptômes qui pourraient être très déstabilisants.
Les
auteur·ice·s proposent ensuite un traitement en trois phases. La première
consiste… à donner aux survivant·e·s les ressources pour accéder à
la phase deux. Faire face à la vie quotidienne, en cas de
personnalité dissociée, est épuisant. Retrouver la capacité de
situer les événements dans le temps (ce souvenir est dans le passé
et mon agresseur·se n’est plus là, si les larmes viennent je n’ai
pas besoin de les retenir parce que je vais finir par arrêter de
pleurer), évaluer la vraie dangerosité d’une situation,
distinguer émotions et actions (c’est possible pour moi d’être
énervé·e sans me mettre à crier et taper contre les murs) mais aussi
se distinguer soi-même de l’environnement (le ou la thérapeute s’est
levé·e brusquement, j’ai cru qu’iel allait me frapper… mais c’est
une impression que j’ai eue, ça ne veut pas dire qu’iel allait
effectivement me frapper), est un préalable à la suite, et
nécessite un accès à un fonctionnement mental plus développé. Oui,
cette partie de la thérapie est très normative, et va s’apparenter
à une rééducation, y compris avec des conseils d’hygiène de
vie. Les auteur·ice·s s’attachent aussi particulièrement à l’attention à
porter, dans la relation thérapeutique, aux troubles de
l’attachement, avec un dialogue commenté dans une vignette
clinique qui couvre clairement une partie des enjeux. Le·a thérapeute
doit à la fois prendre au sérieux les craintes d’abandon du ou de la
survivant·e ("je ne vais pas me mettre en colère/interrompre la
thérapie en cas de retard ou de comportement inapproprié, ni
ressentir ou exprimer du mépris pour vous quand je vous connaîtrai
mieux") et l’inviter à explorer leur cause, pour lui permettre de
les relativiser et de se les approprier. Il est aussi important de
beaucoup expliciter les choses ("je suis en retard/de mauvaise
humeur aujourd’hui mais ce n’est pas à cause de vous", "je
vais vous poser des questions mais vous n’êtes pas obligé.e de
répondre à toutes les questions", "je vais me lever", …). Bien
sûr, le·a thérapeute est aussi invité·e à être vigilant·e lorsque ses
propres systèmes de défense seront bousculés dans une relation
thérapeutique potentiellement compliquée, et à ne pas faire de
fausses promesses (en particulier sur ses disponibilités).
La phase
2 va consister à faire communiquer entre elles la ou les ANP et la
ou les EP. La qualité de la relation thérapeutique, du travail
effectué dans la phase 1, seront bien entendu cruciaux pour cette
étape potentiellement éprouvante. Des indications très concrètes
sont données pour procéder progressivement, respecter les craintes
des survivant·e·s, comme des techniques dérivées de l’hypnose (à
réserver aux thérapeutes solidement formé·e·s!), le lieu sûr de
l’EMDR, inviter à ressentir la présence de l’autre personnalité
mais dans un premier temps sans communiquer avec si c’est trop intense, … L’objectif
de la phase 3 est d’accompagner le·a survivant·e dans le retour à la
vie quotidienne, sans l’aide des adaptations mises en place quand le
traumatisme était là, ce qui consiste à la fois à se confronter à
de nouveaux obstacles ("le patient doit apprendre à gérer des
habitudes, et dans une certaine mesure à la monotonie d’une
nouvelle vie qui n’est plus chaotique, et donc n’est plus
constamment excitante ou surstimulante") mais aussi à s’accorder
des ambitions auparavant inaccessibles (selon les personnes études,
vie professionnelle, vie amoureuse, sexualité, …). La fin de la
thérapie est aussi une étape à préparer avec vigilance… et qui
peut être difficile aussi pour le·a thérapeute.
Les
auteur·ice·s ont l’ambition explicite de proposer un nouveau modèle
(qui a la particularité de s’appuyer abondamment sur la recherche
contemporaine tout en étant centré sur… le travail de Pierre
Janet à la fin du XIXème siècle!), et invitent les lecteur·ice·s
clinicien·ne·s et chercheur·se·s à l’affiner (d'ailleurs, je me demande s'il n'y aurait pas un pont à faire avec la pré-thérapie). Ma restitution pataude ne donne peut-être pas cette sensation, mais j'ai vraiment l'impression d'avoir comblé des lacunes béantes en lisant ce livre, qui est extrêmement riche tant dans les notions théoriques que dans les recommandations pratiques et je le recommande fortement à tout·e clinicien·ne (oui, je sais, du haut de mon expérience quasi inexistante). Les conséquences du trauma complexe sont contre-intuitives, à mon avis pas assez médiatisées/vulgarisées/enseignées et... complexes, la pathologie peut être aggravée si elle n'est pas identifiée (en particulier si elle est traitée comme un trauma simple) et, bien entendu, même un·e thérapeute non spécialisé·e pourra être amené à avoir des survivant·e·s en consultation (sans compter que le motif de la consultation -trouble du comportement alimentaire, trouble borderline, addiction, ...- peut être la conséquence d'un trauma complexe, ce qui est potentiellement important à identifier). Bref je suis un peu pompeux mais j'ai vraiment l'impression que ce livre est un pilier important.
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