D'abord, merci à Anton qui, en plus de laisser le premier
commentaire sur ce blog (\o/ \o/ \o/) m'a signalé que le livre était
disponible à un prix abordable sur e-bay ("seulement" 40 Euros).
En fait, le livre a été réimprimé depuis donc est disponible
partout et au prix d'un livre normal, mais j'aurais difficilement pu
le savoir si je n'étais pas allé le chercher grâce à son info, du
coup ça aurait quand même compliqué les choses pour en faire un
résumé.
Chimiste de formation, psychanalyste qui n'a été convaincu par la
validité des théories de Freud qu'à l'occasion de son travail
d'ethnologue auprès de la tribu mohave, Georges Devereux, qui est
donc familier à un niveau élevé avec de multiples formes de la
science, fait bénéficier aux lecteur·ice·s de son expérience et de ses
réflexions dans cet inventaire de ce qui se glisse, plus ou moins
volontairement, entre le "et c'est cela que je perçois" (la
formule revient très souvent) des chercheur·se·s et l'établissement d'une
vérité scientifique (par exemple, "ce qu'on ne sait ni ne peut
savoir dans le cadre de sa propre discipline, ce qu'on refuse de
savoir (de prendre en considération) pour des raisons
méthodologiques et ce qu'on présente (de manière optimiste) comme
une explication (variables intermédiaires, constructions
hypothétiques, etc. ) de ce qu'on sait et consent à prendre en
considération", qui concerne tous les psychologues selon
l'auteur).
Même si la validité scientifique de la psychanalyse, sujet qui
revient souvent en psychologie, est largement discutée et argumentée
(à fortiori parce que l'auteur est lui-même analyste : "le
psychanalyste, dans la mesure où il est un savant, devrait se
soucier davantage de ses propres défaillances que de celles de ses
critiques", "des outils doivent pouvoir se défendre tous seuls ;
ils doivent mériter leur droit à l'existence jour après jour, et
on doit les mettre de côté sitôt qu'ils cessent d'être les
meilleurs dont on dispose") dans l'un des chapitres (pour conclure
que si les concepts finaux ne le sont justement pas parce que, de
l'aveu même de Freud qui parlait de "notre mythologie", ils ne sont
pas des vérités définitives mais des constructions, la
méthodologie elle-même est scientifique), et qu'à de nombreuses
reprises l'auteur ironise sur les chercheur·se·s qui surestimeraient
l'objectivité des expériences qui impliquent des rats (l'auteur
parle d'un "rat statistique", virtuel bien sûr, qui serait l'idéal
de ces chercheur·se·s), il ne sera pas question d'un concours de
quelle est la méthode la plus scientifique, mais de comment tirer
les conclusions les plus fiables possibles en général ("si nous
voulons commencer à savoir, nous devons commencer par faire l'aveu
d'une ignorance qui est dépassée une fois qu'elle est admise"). Le
livre pourrait d'ailleurs s'appeler De l'angoisse à la méthode
dans les sciences tout court, mais le parcours de l'auteur fait
que les -très- nombreux exemples concernent, pour une majorité
écrasante, les sciences du comportement.
La pratique des chercheur·se·s ou des thérapeutes, ne leur en déplaise, et
si blanche que soit la blouse blanche qu'iels portent éventuellement,
est en effet orientée par force facteurs comme leur propre inconscient ("toute recherche
est autopertinente sur le plan inconscient, si éloigné du Soi que
son sujet puisse paraître au niveau manifeste"), le fait que
l'individu tende à s'établir lui-même comme norme (son origine,
son sexe, son âge, … comme "prototypes de ce qui est humain") et
à "modeler sur lui l'image du monde extérieur", les découvertes
qu'iels sont prêt·e·s ou non à accepter (Devereux donne un exemple où son
aversion pour l'alcoolisme a nui à son travail d'ethnologue, erreur
qu'il a pu rattraper avant de publier quand un de ses confrères lui
a fait remarquer l'incohérence concernée à l'occasion d'une
relecture), les réactions qu'iels provoquent chez l'objet étudié
("nous cherchons à éviter la contre-observation parce que nous
ne nous connaissons pas nous-mêmes ni ne connaissons notre
valeur de stimulus... et que nous ne souhaitons pas la connaître",
et pourtant même l'observation du·de la physicien·ne provoque une réaction
chez l'électron -enfin c'est Devereux qui le dit, mais il s'y
connaît un peu mieux que moi en électrons et en observation
d'électrons, donc je vais pas le contredire-, c'est dire s'il est
illusoire d'imaginer une observation qui n'influence pas un être
vivant -"l'individu "rabaissé" par une étude qui
néglige ou étouffe sa conscience de soi proteste contre cette
"dévalorisation" par une mise en valeur excessive de
sa conscience de soi"-, ce qui n'est pas nécessairement un problème
du moment que c'est admis : "les données les plus
caractéristiques de toutes les sciences du comportement sont des
phénomènes que l'observation elle-même déclenche" -c'est, par
exemple, au centre de l'expérience fondatrice de Milgram-, "ce que
veut une science valable du comportement, ce n'est pas un rat privé
de son cortex (au propre et au figuré) mais un savant à qui on
rendra le sien") et celles qu'il lui prête (ces dernières
préoccupations sont centrales en psychologie du développement, qui
n'est pas évoquée dans le livre de Devereux, peut-être parce
qu'elle était moins avancée à l'époque -le livre est paru en
1967-), …
La partie sur l'ethnocentrisme et le racisme plus ou moins explicite
est particulièrement fine et développée (limite pas rassurante
tellement elle est encore valable aujourd'hui), prenant sauf erreur
de ma part une avance certaine sur la psychologie sociale qui est
pourtant un excellent outil pour comprendre ce type de mécanismes,
ce qui s'explique probablement en partie par les multiples
expériences d'ethnologue et d'immigré de Georges Devereux. Il
évoque la condescendance envers les civilisations étudiées par
l'ethnologue ("la plupart des spécialistes du comportement
s'intéressent aux théories primitives, populaires, mythologiques,
théologiques ou métaphysiques du comportement seulement en tant que
"phénomène culturel" et non comme "science" " alors que
"maintes observations primitives sont reprises aujourd'hui par les
laboratoires modernes"), la tendance à considérer l'étranger·ère
comme moins humain·e, avec des termes qui deviennent plus policés
avec le temps ("Si un groupe ne semble pas réagir en conformité
avec nos conceptions de "la nature humaine", son
comportement est souvent dénigré comme "inhumain"
(cruauté) ou "bestial" (sensualité). De nos jours, on
évite d'employer des termes chargés d'un jugement de valeur, mais
la mentalité qu'ils reflètent influence encore une bonne partie de
la science du comportement") -pour l'anecdote, en psy sociale ça
s'appelle l'infra-humanisation de l'exogroupe et c'était mon sujet
de partiel en juin-, le fait d'oublier de faire une distinction entre
une communauté et ses coutumes (c'est quand même embêtant, parce
que ça évite de s'apercevoir comment et dans quelle mesure les
lois, rituels etc. les plus contestables sont effectivement contestés
au sein de la communauté -au fait, c'est un écueil qui est évité
dans l'extraordinaire série documentaire Tribe, qu'il faut
absolument commander ou
ne-pas-télécharger-parce-que-c'est-illégal-et-je-n'oserais-pas-suggérer-de-faire-une-chose-pareille
si vous ne connaissez pas, vous ne le regretterez vraiment pas c'est
promis juré et tout et tout-), des conséquences cliniques de la
xénophobie ("des troubles exceptionnellement graves du
modèle-de-soi et de l'image corporelle affectent des individus
appartenant à des minorités raciales défavorisées qui acceptent
sans critique le modèle-de-soi racial de la majorité", actes
manqués de médecins qui passent à côté d'un diagnostic, même
quand pour le coup il est justifié, qui pourrait sembler suggéré
par un stéréotype, …), … Le chapitre sur l'influence cognitive
des différences hommes-femmes est de même teneur (il explique même
magnifiquement que le fait que l'homme et le pénis soient au centre
des concepts psychanalytiques, qui font de la femme un être qui
cherche à compenser le fait de ne pas être un homme, provient
surtout du fait que l'homme s'est mis d'autorité au centre, parce
qu'on pourrait tout à fait justifier un homme qui cherche à devenir
femme -remplacer l'envie du pénis par l'envie de grossesse ou
l'envie de seins, ...-), ce qui n'est pas non plus une énorme
surprise vu que les mécanismes sont les mêmes (stéréotypes,
préjugés, discriminations, plus ou moins délibérés ou ancrés,
évidents), fournissant un redoutable argumentaire féministe clefs
en main... avant de tout foutre en l'air en expliquant que les
féministes sont à côté de la plaque parce qu'elles cherchent à
imiter les hommes et que ça n'a pas vraiment de sens (sans se
soucier du fait que les fameuses "imitations", par exemple
conduire une voiture, gagner un salaire, sortir ou voter, ont plus pour objet
le partage du pouvoir que de singer pour le plaisir de l'anticonformisme).
Si la subjectivité est une fatalité et doit donc être identifiée,
Devereux rappelle qu'il n'est pas non plus souhaitable que le·a
chercheur·se se transforme en ordinateur ("le véritable scientifique
n'est pas un "idiot savant", mais un créateur", "les
analystes du comportement ont encore beaucoup à apprendre des
poètes"). Le fait que Freud, médecin de formation, ait été un
très grand consommateur de littérature, ou encore que la recherche
par exemple en psy sociale ou en neurobiologie, qui implique des
données sous leurs formes les plus glaciales (tableur Excel, ANOVA,
imagerie cérébrale, …) demande énormément de créativité, lui
donne plutôt raison. En ce qui concerne la méthodologie, il
convient toutefois de se méfier de la créativité pour la
créativité ("l'orthodoxie anxieuse de la vieille garde
bornée, tant dans la science que dans les arts, est aussi stérile
que l'hétérodoxie anxieuse des rebelles sans talents"). Il
estime également que la science n'est vraiment une science que si
elle s'appuie sur des faits ("un modèle qui n'est
qu'intellectuel ne fait qu'éblouir l'intellect. Il est aussi
"ingénieux" qu'une dispute médiévale sur le nombre
d'anges pouvant se tenir sur la pointe d'une aiguille").
En plus de très nombreuses illustrations factuelles tirées de la
mythologie, de son expérience de clinicien ou d'ethnologue ou encore
de celle des autres, Devereux fournit un guide de subjectivité
complet et salutaire. On peut regretter qu'il ait été écrit avant
des avancées importantes qui auraient pleinement concerné ce thème
et sur lesquelles il aurait certainement eu beaucoup à dire
(méthodologie en psy sociale pour neutraliser les différents biais
du sujet, recherche d'objectivité en psy du développement alors
que, toute armada de mesures et de chiffres qu'elle implique, "notre
information sur la vie psychique du nourrisson est de nature surtout
inférentielle ; elle consiste en reconstructions plus ou moins
valides" -ah bien tiens, si, il en parle!-, expérience de
Milgram où l'angoisse était centrale, …), mais en même temps il
nous donne de beaux outils pour y réfléchir, alors est-ce que c'est
si grave que ça?
J'apprécie toujours autant tes fiches de lectures sur le fond, elles me permettent de réfléchir et de comparer avec ce que j'ai perçu moi-mm et parfois elles le donnent envie de lire le livre que tu décris. Juste sur la forme, tu peux mettre des points je pense de temps en temps pour scinder tes phrases (mes poumons te disent merci ;-)).
RépondreSupprimerSi tu es en manque d'inspiration, je n'ai pas la motivation ni ta plume pour écrire une fiche de lecture, mais j'ai bcp aimé la vision de Colette Chiland dans son Entretien clinique.
L'attachement, un instinct oublié, de Yvane Wiart, a été une révélation pour moi en L3.
Les états limites sous la dir de J. André avec des art d'André Green m'a pas mal inspirée aussi.
Je suis dans Les renoncements nécessaires de Viorst et ça me plait pas mal aussi.
J'ai fais une pub pour ton blog sur le grpe FB de ma fac !
A bientôt !
Merci pour le retour sur les fiches de lecture (et pour la pub O:) ). Pour les phrases longues, je ne sais pas trop si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle, mais je m'en rends compte (et surtout j'ai tendance à mettre des parenthèses au milieu des phrases) (de loooongues parenthèses) (avec en plus des tirets dans les parenthèses, et je suis à peu près sûr que s'il y avait un troisième signe de ponctuation équivalent je l'utiliserais). En plus, il me semble que cet article est un des pires voire le pire de ce point de vue ;) J'essaye de progresser, c'est juste que j'y arrive pas trop :p
SupprimerLe résumé du livre de Colette Chiland a déjà été fait (articles d'avril 2014, sinon si tu veux la liste des titres il y a un index : http://iedienpsycho.blogspot.fr/2012/03/index.html )
Je ne connais pas le livre d'Yvane Wiart, mais comme c'est sur l'attachement c'est forcément bien, je l'ajoute à la (longue ;) ) liste de trucs à lire.