Dans ce livre, Jean
Maisondieu développe longuement une argumentation qui propose une
étiologie psychique, non pas opposée mais complémentaire (je
précise parce que c’est pas toujours évident) avec l’étiologie
biologique, des démences.
L’approche purement
biologique de la maladie d’Alzheimer a en effet l’inconvénient,
selon l’auteur, de dispenser de chercher à comprendre l’individu, le·a propriétaire des neurones qui se détériorent. Il remarque par
ailleurs que le diagnostic de maladie d’Alzheimer est plus large
qu’il ne devrait l’être : les lésions qui permettraient
d’officialiser le diagnostic ne sont visibles que post-mortem,
les troubles cognitifs liés à la vieillesse ont de plus en plus
rapidement été décrétés maladie d’Alzheimer, et aujourd’hui
la définition du DSM-IV concerne des "déficits cognitifs
multiples", "une altération du fonctionnement social
ou professionnel"… qui ne sont pas dus à d’autres
affections identifiables, définition que Maisondieu traduit par "la
maladie d’Alzheimer est la maladie d’Alzheimer parce qu’elle
est la maladie d’Alzheimer et qu’elle n’est rien d’autre".
L’objectivité affichée que permet le modèle lésionnel a ainsi
glissé vers la croyance. Un inventaire des remises en question de ce
modèle anatomique est d’ailleurs fourni aux lecteur·ice·s, qui comprend
entre autres l’avis d’un expert réputé (le Dr Whitehouse) qui
dénonce la maladie d’Alzheimer comme un mythe lucratif (en
précisant qu’il a pu le constater de près), mais cet inventaire
est dans l’ensemble plutôt tempéré : d’une part l’auteur
ne prétend pas que le vieillissement et la détérioration du
cerveau n’ont aucun effet sur les compétences cognitives, d’autre
part ce qui lui pose principalement problème dans cette approche
biologique moins objective qu’elle n’en a l’air, c’est la
condamnation implicite à l’incurabilité qui va avec. Cette
condamnation est vue comme un "mécanisme de démobilisation".
"Le message paradoxal est le suivant : "Soignez
les déments, ce sont des malades, mais ne les guérissez pas, ce
sont des incurables" ". Pire, cette attitude constitue
une prophétie autoréalisatrice ("on n’échange plus avec
un sujet malade, on écoute son discours pour retenir ce qui dans ses
propos permet de confirmer l’altération des facultés",
"si les médecins prévoient d’observer de la démence, là
où il y a de l’angoisse, ils trouveront de la démence et rien
d’autre"). C’est pour défier cette prophétie que Jean
Maisondieu a créé, il y a quelques décennies, en partie en réponse
aux difficultés que présentait l’accroissement de patient·e·s
dément·e·s auquel l’hôpital avait du mal à faire face de façon
satisfaisante, un service spécialisé sur le mot d’ordre "la
démence n’existe pas". Le slogan était volontairement
provocateur, et était bien sûr plus un appel à ignorer
délibérément le pronostic irréversible de la démence (démarche
qui rappelle la citation de Mark Twain : "Ils ne savaient
pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait") qu’une
apologie du déni. On s’en doute déjà parce qu’on est longtemps
après, la bonne volonté et les moyens humains et financiers
("prendre son temps coûte cher") n’ont pas suffi à
révolutionner du jour au lendemain la thérapie de la maladie
d’Alzheimer ("il ne suffisait pas de vouloir pour pouvoir",
"s’il avait suffi de quelques sourires et de quelques
aménagements pour qu’un dément sorte de sa démence, il ne serait
jamais arrivé à l’hôpital", "il nous a fallu
quelques "réunions institutionnelles" pour admettre
cette évidence : même si la démence n’est pas incurable,
elle est difficile à soigner").
Ce sont toutefois des
confrontations bien précises avec des patient·e·s qui ont permis à
l’auteur une compréhension différente de la démence. Celle qui
l’a, semble-t-il, le plus marqué, s’est faite avec Alice, qui
est anonymisée par ce pseudo plutôt que par la première lettre de
son nom de famille parce que c’est grâce à elle qu’il est
"passé de l’autre côté du miroir". Trois semaines
après un séjour thérapeutique à l’extérieur effectué par
certain·e·s patient·e·s, dont Alice ("c’est parce qu’Alice a
fait ce séjour thérapeutique que ce livre est possible"),
l’équipe diffuse les diapositives du séjour. Joyeuse et agitée
alors qu’elle a au quotidien une attitude plutôt indifférente,
Alice s’amuse beaucoup à regarder les diapositives, et à
reconnaître celles et ceux qui sont à la fois sur la toile et dans la salle
de projection… jusqu’à ce que sa propre image n’apparaisse
("Elle ne s’est pas reconnue. Elle a cessé de jouer,
le rire s’est éteint, et elle est repartie à son errance
habituelle"). Un sens était donné à la perte cognitive :
"Alice la démente n’était pas simplement détériorée,
son incapacité à distinguer les visages était parfaitement
sélective". Cette observation était le premier pas vers le
constat que "si les déments ont effectivement des troubles
des cognitions, ils n’ont pas perdu la raison pour autant".
Une piste d’explication au comportement d’Alice (pourquoi un tel
refus de contempler ses traits vieillis, alors même qu’ "elle
n’était pas laide, ses rides, paradoxalement, rajeunissaient son
visage"?) sera fournie par la rencontre avec Mme D., que
l’auteur avait rencontré dans le cadre d’une expertise pour
déterminer si elle pouvait ou non gérer ses biens. Accueillante et
bavarde, Mme D. offre au psychiatre un discours abondant mais
moyennement compréhensible ("ses propos entrelaçaient de
façon peu cohérente des formules toutes faites et des fabulations
grossières"). Pourtant, au moment où Maisondieu l’interroge
sur sa peur de la mort, elle s’interrompt brusquement pour dire, en
larmes mais très distinctement : "Depuis la mort de mon
mari, je pense aux vers qui viendront me manger dans ma tombe".
Entre la surprise, l’image plutôt explicite qui venait de lui être
offerte, et la confrontation sans préavis à sa propre peur de la
mort, on se doute que l’auteur n’a rien trouvé de transcendant à
répondre sur le coup. Et, quelques secondes plus tard, "Mme
D. avait séché ses larmes, retrouvé son sourire et son babillage
désordonné".
Selon l’auteur, c’est
en réponse à l’aspect insupportable du vieillissement autant que
de la proximité avec la mort, et au tabou qu’il entraîne, que la
démence se développe. Il propose donc d’enrichir la clinique de
la démence par le concept de thanatose. Il compare ainsi, dans une
certaine mesure, son propre travail avec le travail de Freud sur
l’hystérie : la thérapie analytique de l’hystérie
n’aurait jamais pu être découverte en se concentrant sur une
étiologie organique. De plus, alors que la sexualité était le
tabou d’hier, elle est aujourd’hui omniprésente : c’est
la mort qu’on tend à dissimuler (en partie, justement, par la
valorisation de la sexualité, qui s’inscrit dans une certaine
forme de jeunisme). La médecine, à force de repousser la mort, fait
la fausse promesse, qu’on s’empresse de croire, de nous en
dispenser. On parle même de mourir de vieillesse (en tant que
médecin, Maisondieu est formel, ça n’existe pas!)… comme si la
vieillesse était une maladie, donc une chose contre laquelle la
médecine, là encore, peut nous protéger. Le vieillissement devient
donc insupportable en soi, mais le regard de l’autre, dans une
société qui refuse le vieillissement, le devient aussi. La démence
est donc une forme de suicide, qui a la particularité de protéger
aussi de la peur de la mort ("lorsque la vieillesse
s’installe, l’alternative offerte est simple : ou se loger
une balle dans la tête pour quitter une vie dont on ne veut plus, ou
se brûler la cervelle d’une démence "dégénérative"
pour poursuivre sans plus penser à rien une vie qui ne veut plus de
vous"), et qui permet aussi aux proches de faire un deuil plus
progressif que si le décès était survenu brutalement. La
conséquence clinique est qu’il faut rester proche de la personne
démente ("le baiser au lépreux n’est pas qu’une
performance héroïque, c’est l’acte symbolique de reconnaître
en tout homme un semblable"), de rester attentif à ses
tentatives de communication ("le refus de donner un sens aux
symptômes oblige les patients à les majorer en toute inconscience
pour se faire comprendre", "il y a dans le gâtisme et
l’incurie qui sollicitent les autres, des messages fortement
ambigus, qu’il faut essayer d’apprendre à traduire") même
si c’est compliqué à la fois techniquement ("nous n’avons
guère de moyens pour mesurer l’impact de nos actions",
"une discrète raideur dans le maintien, un professionnalisme
exagéré des gestes : si infimes que soient ces petits signes,
ils expriment silencieusement que l’autre est un déchet pour nous,
même si notre sourire et notre jovialité à son égard affirment
le contraire") et psychiquement (l’aide-soignant·e qui
constate juste à la fin de son shift qu’un·e patient a sali ses
draps sera probablement trop occupé·e à avoir des envies de meurtre
pour voir ça comme l’expression d’une crainte de le·a voir
partir). Le premier combat à mener est un combat contre notre
angoisse collective de la mort, qui pour avoir lieu devra surmonter
de nombreuses résistances, de différents ordres.
Bien que le livre en
soit maintenant à sa cinquième édition, on peut avoir quelques
frustrations. Déjà, si l’auteur s’attaque très explicitement à
toute approche culpabilisatrice qui s’appuierait sur son texte
("nous voulons connaître la cause, mais nous glissons très
vite, même si nous nous en défendons, de la cause à la faute",
"arriver à sortir du procès est précisément ce qu’autorise
la notion de thanatose", "la femme de l’alcoolique,
la mère du schizophrène, ont été suffisamment clouées au pilori
des descriptions pour qu’il ne soit pas acceptable de les faire
rejoindre par le conjoint ou l’enfant de l’alzheimerien"),
ça tombe bien qu’il le fasse parce qu’il va quand même parler
de "famille productrice de patients alzheimeriens" (pour
l’anecdote, la famille hypercomplémentaire)! Je frémis quand je
me demande quel vocabulaire aurait été utilisé si Maisondieu avait
eu un autre objectif que celui de sortir du procès (surtout qu’il
parle dans le même paragraphe des "familles dans lesquelles
on retrouve le plus souvent des schizophrènes", dans
lesquelles "c’est le désordre qui règne"). Loin de
moi l’idée de m’en prendre à quelqu'un qui énonce un fait
parce que le fait ne me plaît pas mais l’intérêt, pour reprendre
la métaphore, d’un procès, c’est précisément que,
normalement, plus l’accusation est grave, plus les preuves
apportées doivent être solides. Montrer les familles du doigt,
c’est ajouter de la souffrance à la souffrance, il est donc
impératif que l’intérêt clinique quand on le fait soit
indéniable : là, si le terme malheureux est discret au milieu
des nombreuses pages constructives du livre, la justification est
plus que succincte. Autre frustration : si le raisonnement sur la
thanatose, longuement développé, est crédible, l’absence de
données cliniques pour le conforter est criante. Quelqu’un qui a
la volonté de saboter le livre pourra même le faire facilement en
constatant que oui, forcément, des patient·e·s approchant la mort, même
délirant·e·s et diminué·e·s cognitivement, prononceront probablement une
ou deux phrases sombres au milieu d’autres propos, qu’on pourra
isoler pour dire qu’iels sont en fait lucides sur la peur de la mort
même si 95% du temps ça ne se voit vraiment pas, ou encore que dire
que ça se passe mieux quand on traite les patient·e·s avec humanité et
qu’on cherche à communiquer avec, c’est louable mais ce
n’est pas non plus transcendant d’originalité. La thanatose
reste pourtant une base théorique intéressante pour explorer la
démence, en attendant d’autres bases théoriques non biologiques
qui en effet, sauf erreur de ma part, ne sont pas légion. De plus,
les interrogations sur le vieillissement concernent tout le monde, et
pourront intéresser même le·a lecteur·ice non clinicien·ne.
Je ne sais pas si Maisondieu cherchait à être original, mais à mon sens en tous cas il voulait tirer une sorte de sonnette d'alarme en disant "je constate qu'on laisse un peu nos vieux végéter et certainement qu'on le fait car ça nous arrange bien, ça nous évite de nous confronter à notre propre peur de la mort. Mais c'est important d'essayer de dépasser ça pour ontinuer de les voir comme des êtres humains qui ont des choses à apporter et à dire. Sinon, ce serait les enterrer avant l'heure". Et je suppose que ça peut contenir un message tel que : et ce sera nous bientôt, donc peut-être que si on fait ça on nous le rendra bien. C'est comme ça que j’interprète ce livre pour ma part.
RépondreSupprimerEn effet, il y a beaucoup d'enjeux sociétaux dans ce livre en plus des enjeux cliniques...
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