Patrick Declerck, autant
en tant qu'anthropologue, qui a enquêté sur le terrain, qu'en tant
que psychanalyste qui a pratiqué, en collaboration avec des
médecins, des consultations spécialisées dans un service dédié,
fait partager aux lecteur·ice·s ce qu'il peut savoir des clochards.
Le terme est choisi et assumé par l'auteur, bien qu'il estime
qu'aucun terme n'est vraiment satisfaisant pour parler de ces
personnes ("les mots, nombreux et tous aussi insatisfaisants les uns
que les autres, masquent et relèvent à la fois que ces sujets ne
peuvent être nommés. Littéralement "innomables", ils échappent
par là même à toute tentative d'appréhension claire, car la
pensée a besoin de définir, de s'appuyer sur un objet stable et
identifiable").
Le terme de rencontre est peut-être celui qui
semble traduire le mieux la démarche du livre : certes la
seconde partie est plus technique et propose analyse et solutions, et
des annexes chiffrées (qui indiquent par ailleurs que ces chiffres
ne peuvent être que des approximations!) complètent le tout, mais
la première partie, la plus conséquente, est une succession de
textes très divers, à l'assemblage difficilement prévisible, qui a
tend à évoquer un costume d'Arlequin. Des récits autobiographiques
(que l'auteur précise avoir modifiés pour les rendre intelligibles)
de clochards, recueillis en retrouvant fortuitement des paquets de
feuilles griffonnées ou dans le cadre plus conventionnel d'une
consultation, côtoient des informations sur l'évolution des
institutions, la restitution d'un dîner mondain avec la réaction
des hôtes quand ils apprennent l'occupation de l'auteur, une nuit
fictive regroupant ce qui a pu se passer lors de plusieurs nuits
réelles passées dans un centre d'accueil (à une époque où, le
vagabondage étant interdit, les clochard·e·s y étaient regroupé·e·s de
force le soir) dans le cadre d'une enquête ethnologique, … Patrick
Declerck parle parfois aussi directement de lui-même, comme quand
enfant il entendait son oncle raconter avec enthousiasme ses crimes
de guerre au Congo (peut-être partage-t-il ces moments parce que son
oncle, dont l'insertion professionnelle était très compromise, a lui même potentiellement échappé à la grande précarité en trouvant
sa vocation dans la Légion étrangère), ou quand il décrit cette
période où il a été confronté à la pauvreté (certes
incomparable avec celle des clochard·e·s!) et les changements produits
sur sa personnalité (compter et recompter les pièces disponibles,
ressentir la faim et parfois sauter des repas, envisager sérieusement
le vol, moins se soucier de propreté -uriner la nuit dans le lavabo
plutôt que de prendre la peine de s'habiller pour aller dans les
toilettes communes est d'abord un tabou puis une habitude-, devenir
plus irascible au point de parfois en venir aux mains en cas de
contrariété, être moins respecté -mis à la porte d'un
appartement pour vingt-quatre heures de retard de paiement,
l'appartement vidé en son absence, "l'économe, triomphale
institutrice", ajoute à la violence matérielle une attitude
moralisatrice, semble attendre des excuses ou des supplications - "
"ça vous est égal ?" demande-t-elle, irritée
sans doute par ma réserve polie", …). La violence de la
situation des clochard·e·s est évidemment toute autre. Le récit des
nuits au centre d'hébergement d'urgence, bien que datant de 1985 et
obsolète (le vagabondage n'est plus interdit donc seul·e·s les
volontaires s'y rendent, et le lieu lui-même a radicalement changé,
avec quelques fausses bonnes idées -les chambres pour 5 à 6
personnes fermant de l'intérieur semblent à première vue un progrès
salutaire vers la dignité par rapport au dortoir collectif,
l'expérience fait voir à Patrick Declerck un inquiétant problème
de sécurité-), donne une idée du quotidien, ne serait-ce qu'au
niveau de l'hygiène : parasites nombreux sur le corps et les
vêtements, exposition aux vomissements des autres pendant par
exemple le transport en car et à l'urine dans les dortoirs -occuper
le lit du dessous est périlleux en cas d'incontinence de l'occupant
du dessus (problème fréquent après des années d'alcoolisme),
grande dépendance à l'alcool au point que la "bloblotte"
assure l'animation du petit-déjeuner collectif -les tremblements sont tels, après une nuit
de manque, que porter un bol plein à ses lèvres est une épreuve
d'agilité-... comment se représenter l'impact sur le psychisme d'un
tel quotidien pendant des années? A cela s'ajoute, à travers
la description de blessures, de lésions et de maladies graves,
l'accoutumance apparente à la douleur, voire l'indifférence devant
la perspective de la mort, explicitée par un refus de soins.
L'originalité de la partie plus analytique du livre, en dehors des interprétations psychanalytiques proposées par l'auteur, "spéculations théoriques" avec lesquelles il invite lui-même à prendre des distances ("souvenons-nous que Freud, conscient du caractère métaphorique de la théorie psychanalytique, parlait de "la fée métapsychologie" "), est dans le rejet, qui pourrait sembler extrêmement problématique de prime abord, de l'attitude consistant à s'acharner à considérer le·a clochard·e comme un·e semblable. Les injonctions à la réinsertion, le plus tôt possible, sont selon lui contreproductives : le livre contient plusieurs récits de personnes retombées plus profondément dans la précarité alors même qu'elles semblaient en voir l'issue (l'une d'elle décédée, morte de froid, à quelques mètres de l'hôpital qui, avant ladite réinsertion palpable, l'hébergeait en échange d'un travail), et Patrick Declerck déplore que les différents hébergements soient adaptés en fonction des capacités d'insertion (de celui dans lequel on ne peut pas garder son lit d'une nuit sur l'autre et où les séjours ne peuvent dépasser quelques jours à celui qui héberge plus longuement en échange d'un travail sur place et de l'ébauche d'un projet de sortie), ce qui précisément augmente l'instabilité. Sans bien sûr estimer une seconde que la vie de clochard·e est un objectif souhaitable ("cliniquement, l'idée que la pauvreté grandit l'homme est une sottise"), l'humanisme consiste plutôt selon lui à accepter le·a clochard·e tel qu'iel est, sans lui proposer un projet, fût-il de bon sens vu de l'autre côté de la précarité, dans lequel il ne pourra pas nécessairement se reconnaître. Ainsi, la société se doit de fournir l'indispensable (logement, nourriture, soins médicaux et psychiques, …) et de laisser le sujet en disposer.
Il va sans dire que ce résumé est loin de
restituer la richesse des réflexions de l'auteur, qui fait
d'ailleurs part de ses propres faiblesses, ni la violence de la
rencontre proposée. L'originalité de la forme comme du fond,
l'intensité de l'ensemble, font que plusieurs lectures sont
probablement nécessaires pour s'en emparer.
Merci de me rappeler cet ouvrage qui m'avait bouleversé à la lecture, lors de sa sortie. En dehors de son intérêt scientifique et politique, il s'agit d'un témoignage extraordinaire et dont je pense que, malheureusement, il a peu vieilli. Il faut dire que ce type de témoignage, complété par une capacité d'analyse de haut niveau est aussi rare que précieux.
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