12 auteur·ice·s, dont certains, comme Boris Cyrulnik bien sûr mais aussi Philippe Brenot ou Patrick Clervoy, ont déjà contribué à remplir ce blog, sont réunis pour donner un aperçu des idées folles qui ont traversé cette folle discipline qu'est la psychiatrie, celle-là même qui "a une place particulière au sein de la médecine en embrassant les neurosciences, la psychologie, la sociologie, la philosophie". Les thèmes sont aussi variés que les incontournables électrochocs, la psychopathologie en médecine traditionnelle chinoise, la vision de la sexualité par les psychiatres (on n'allait tout de même pas y échapper!), la psychiatrie au service du fondamentalisme religieux ou du totalitarisme, l'histoire de l'alcool et de l'alcoolisme, ou encore des questions sociales plus modernes comme l'épistémologie en psychiatrie et ce que ses choix recouvrent ou l'absurde utopie de la certitude.
Les enjeux de la psychiatrie et de ses dérives
sont on ne peut mieux présentés dans la conclusion de Patrick
Lemoine, qui tout en listant les initiatives malheureuses de la psychiatrie et
les souffrances que des générations de patients ont endurées, montre
les limites des solutions apportées : par exemple, si la
fermeture des hôpitaux psychiatriques en Italie suite à la
mobilisation du mouvement anti-psychiatrie a fonctionné quand des
structures alternatives ont été mises en place, l'initiative a eu
des conséquences néfastes sur l'ensemble du territoire ("On a vu
le résultat, des milliers de psychotiques rejetés à la rue. Une
nouvelle race de clochards venait d'être inventée!"). Cercle
vicieux : la mauvaise image de la psychiatrie est à l'origine
d'un manque de moyens alloués, ce qui entrave son fonctionnement
optimal et contribue à la rendre effrayante ("en plein cœur de la
Silicon Valley, je travaillais dans un service de psychiatrie étonnant
de vétusté et d'inconfort : deux dortoirs pour une trentaine
de patients"). Une alternative à la psychiatrie est de nier
la folie, ce qui n'est pas nécessairement un progrès ("tout cela
me rappelle l'époque où en URSS, on ne trouvait aucun suicide dans
les publications épidémiologiques, tout simplement parce que les
suicides étaient interdits", "Autrefois, à Bonifacio, en Corse du
Sud, la société ne connaissait pas la psychiatrie. Lorsqu'un
citoyen -homme ou femme, adulte ou enfant- était un peu trop
différent, on l'enfermait dans un placard à l'insu de l'entourage,
des voisins, des autorités"). Pire, tout progrès apporte, avec ses
solutions, de nouveaux problèmes, de nouveaux risques de dérives
("Les traitements médicamenteux apparus dans les années 1950 ont
guéri les soignants (plus que leurs patients) de leur peur des fous
et de leurs coups, leur ont enfin permis de penser, de réfléchir.
En revanche, les mêmes soignants ont aussi perdu leur peur de les
prescrire et de les distribuer") : on ne fait pas
l'économie de la complexité. L'auteur ouvre d'ailleurs avec
humilité le chapitre sur une de ses propres désillusions :
émerveillé par la pratique d'un psychiatre exerçant à Dakar, qui
"démontrait, vidéos à l'appui, que l'Afrique traditionnelle avait
développé une tolérance remarquable vis-à-vis des fous, qu'elle
parvenait à intégrer à la vie du village", émerveillement sans
doute renforcé, pour ce jeune praticien, par la sensation de briser
des règles ("tolérance pour ce qui ne venait pas de nos facultés,
un pêché mortel jusqu'alors"), il a été brutalement ramené à
la réalité par "un psychiatre africain qui gentiment, patiemment,
a commencé à me mettre en boîte, moi le médecin blanc et mon idée
romantique d'une société africaine néo-rousseauiste où les bons
sauvages accueillent les fous comme des talismans". En effet,
l'envers du décor contemplé collait moins avec la carte postale que
l'auteur s'était représentée : "dès qu'ils commencent à
devenir violents, qu'ils s'intéressent d'un peu trop près aux
petites filles ou aux petits garçons, on les emmène faire un tour
dans la forêt ou la savane. Un petit tour dont ils ne reviennent
jamais... et qui fait le bonheur des hyènes et des vautours". Tout
modèle qui semble parfait demande une observation plus attentive.
L'Europe occidentale a aussi infligé des violences
à des centaines de milliers de patient·e·s : sans compter leur
meurtre à grande échelle dans l'Allemagne nazie et la France collaboratrice, des
traitements approchant de la torture ont été infligés par des
professionnels avec des justifications scientifiques plus ou moins
solides (Patrick Lemoine en fait l'inventaire dans son chapitre sur
"la folle histoire des thérapies de choc"). La souffrance était
d'ailleurs un objectif en soi pour beaucoup de psychiatres qui
soignaient les soldats traumatisés de la Première Guerre Mondiale (chapitre rédigé par Patrick Clervoy), époque où le "d'abord ne pas nuire" médical s'appliquait surtout à l'effort de guerre. Une grave question se posait, pour nombre de médecins et neurologues renommés, devant cette pathologie nouvelle et soudain massive : est-ce que les patients simulaient? A défaut, est-ce qu'ils simulaient malgré eux (maladie psychosomatique déclenchée par les bénéfices secondaires)? Une bonne façon de s'assurer du contraire était de s'assurer qu'ils n'aient plus envie de rester hospitalisés : si l'électricité (parfois quotidiennement pendant plusieurs semaines!) était au centre de nombreux traitements (faradisation), c'était certes pour éventuellement redéclencher les bonnes connections nerveuses/neuronales, mais aussi dans le but revendiqué de faire souffrir. Certains traitements avaient d'ailleurs pour objectif tout à fait explicite de motiver les patients à aller mieux (injections d'ether ou d'alcool à 90°, manipulations mentales pendant les maltraitances physiques -"exhortations mille fois répétées sous formes diverses, injures très injustes souvent, jurons, manifestations diverses de colère sans colère", énumère le neurologue Clovis Vincent, surnommé Vincent de pôles-, ...). L'auteur fait également part des protestations, rares mais existantes, de certains médecins ("seuls deux centres refuseront de pratiquer la faradisation, celui de Paul Sollier à Lyon et celui de Joseph Grasset à Montpellier") et, peut-être plus surprenant, du manque de popularité, situation de guerre ou non, de ces pratiques hors du monde médical : si la pratique a finalement été entérinée par l'Assemblée nationale à 328 voix contre 142, elle a été critiquée sévèrement dans les débats et comparée aux pratiques de l'Inquisition, et sur le plan judiciaire, le zouave Baptiste Deschamps n'a été condamné par un tribunal militaire, lors de "l'affaire Dreyfus de la médecine militaire", qu'à une peine symbolique de six mois avec sursis pour avoir fichu son poing dans la figure de Clovis Vincent, qui n'était pas très réceptif à ses arguments précédents pour refuser une électrocution supplémentaire.
La diversité des sujets et de la façon de les traiter rend le livre intéressant, mais il aurait hélas été encore plus intéressant si tou·te·s les auteur·ice :s avait eu l'idée folle d'être rigoureux·ses. Dès le premier chapitre, André Giordan maltraite par endroits le·a lecteur·ice en évoquant les électrochocs entre la lobotomie et l'inoculation du paludisme, en oubliant de dire que cette pratique s'est modernisée et a de réelles indications thérapeutiques (il convient certes, comme pour tout traitement, de s'inquiéter des effets secondaires, mais la présentation caricaturale n'invite pas particulièrement à réfléchir et peser le pour et le contre!) ou encore en déplorant l'arrivée sur le marché des antidépresseurs pour soigner les dépressions alors qu' "antérieurement, elles étaient soignées à l'infusion de millepertuis ou au chocolat" (là encore, s'il convient de sérieusement s'inquiéter de la surprescription d'antidépresseurs -je me suis moi même vu prescrire des antidépresseurs pour un problème 1°) qui était bien moins grave que les conséquences de la prise d'antidépresseurs 2°) qui n'avait rien à voir avec l'humeur, le lien avait été fait avec l'assistance d'une interprétation psychanalytique aussi précipitée -1 séance sans me parler- qu'originale... ah oui, et j'avais 10 ans!-, on peut peut-être quand même se réjouir, quand il le faut, d'avoir autre chose à proposer qu'une infusion de millepertuis!). Comment alors prendre au sérieux les parties plus intéressantes, comme quand il explique que "les maladies répertoriées dans le DSM ne sont pas, comme dans d'autres branches de la médecine, le résultat d'investigations scientifiques" ou qu'il conclut sur les mérites de l'empowerment et de l'Education Thérapeutique du Patient? Boris Cyrulnik, qui a lui-même, enfant, failli être déporté en tant que Juif, évoque le meurtre des malades mentaux sous le régime nazi, montrant comment les graines de l'idéologie meurtrière nazie ont pu être semées et germer dans un Etat pourtant progressiste. Ce genre de questionnement est selon moi indispensable : c'est d'autant plus frustrant de voir des énormités se glisser, par flemme de faire des recherches ou par facilité narrative (pour que le cheminement entre ce que Cyrulnik veut raconter au début et ce qu'il veut raconter à la fin soit plus fluide, fuck les nuances), dans ce texte d'une dizaine de pages. Pourquoi s'embêter à parler de crises économiques où une partie de la population ne pouvait ni se nourrir ni se chauffer convenablement, de la colère populaire facile à attiser, que ce soit contre un ennemi intérieur ou extérieur, en rappelant la défaite allemande en 1918 et le traité de Versailles, quand on peut se contenter de parler de "la gaieté culturelle des Allemands à l'époque où ils n'étaient pas encore nazis"? Les Allemands se sont par ailleurs convertis collectivement au nazisme en s'extasiant devant des défilés, sachez-le ("l'esthétique de cet opéra populaire emportait la conviction"). Encore plus incompréhensible, Boris Cyrulnik tient à souligner que, pour le meurtre et la stérilisation massifs d'handicapés mentaux, "il n'y a jamais eu de loi ni d'ordre écrit pour tuer ces gens". Oui, c'était tellement implicite que ça avait un nom bien précis (Aktion T4, qui concernait aussi les handicapés physiques), et d'ailleurs c'est tellement "un contexte rhétorique qui a encouragé ou laissé faire ces assassinats insidieux" (parce que tuer 250 000 personnes et en stériliser 400 000 ça se fait par hasard, sans faire bien attention, entre deux parties de scrabble) qu'il y a eu une mobilisation civile importante, par ailleurs pas nécessairement menée par les personnalités les plus progressistes, et que l'Etat a fini par être contraint de reculer (on parle de mobilisation civile, rappelons-le, sous la dictature nazie!). On regrette que Cyrulnik n'ait pas, semble-t-il, dépassé la page 10 du livre très sourcé Auriez-vous crié Heil Hitler, citée en note de bas de page. Un autre chapitre prometteur s'avère lui aussi décevant : les autrices s'inquiètent des conséquences de la prise de pouvoir du parti fondamentaliste Ennahdha en Tunisie, et de ses conséquence sur la pratique de la psychiatrie. En effet, face à un·e psychiatre portant le voile où la djellabah, le·a patient·e ne risque-t-iel pas de craindre d'avoir face à lui ou elle un·e agent·e de l'Etat qui va le·a plier aux valeurs du parti plutôt qu'un·e soignant·e qui se préoccupera d'abord de sa santé mentale? Chaque soignant·e vit au sein de la société, et a donc ses propres convictions et préjugés, qu'iel le veuille ou non, qu'iel s'en rende compte ou non : un·e patient·e fumeur·se, bisexuel·le ou asexuel·le, trop paresseux·se, bosseur·se acharné·e, pas intéressé·e par le fait de fonder une famille, s'expose en consultant à voir pathologiser l'un de ses traits de caractère alors qu'iel n'en demandait pas tant, ne parlons pas de ceux et celles qui consultent suite à une injonction judiciaire. Les personnes transgenre ont du mal à trouver des soignant·e·s, médecins ou psy, qui les écouteront comme elles le souhaiteraient. La question se pose donc particulièrement dans une société où se mêlent, a fortiori depuis peu, politique et fondamentalisme religieux. La question se pose, mais elle est complexe : la Tunisie est une démocratie, qu'en est-il des institutions, du respect des contre-pouvoirs? Quelle place accorde le parti à la liberté de croyance? Le dogme religieux lui-même, est-il obscurantiste? Va-t-il interdire l'enseignement de la théorie de l'évolution, ne plus faire confiance aux psychiatres pour définir la maladie mentale et la remplacer par la notion de pêché? Le·a lecteur·ice est vite fixé·e : ce genre de réponses, iel ne les aura pas, ou par bribes (il n'est pas recommandé d'avoir des pulsions suicidaires ou d'être homosexuel·le selon certaines psychiatres proches du parti... mais qu'en est-il des risques réellement encourus dans le secret du cabinet? quelle proportion de psychiatres porte une telle allégeance à ce parti qui vient d'arriver au pouvoir?). Les autrices donnent par exemple le ton en sortant d'on ne sait pas trop où des praticien·ne·s qui, bien que non religieux·ses, ne sont pas sans défauts car iels "ne vénèrent qu'une vérité, celle de la science ; pour eux, le DSM fait office de Coran ou de Bible". Tiens donc, la science n'est, soudainement, plus centrée sur la recherche, elle n'est "qu'une vérité". On dirait presque que les autrices présupposent que la totalité des croyant·e·s confond croyance (subjectif, dépendant de la conviction) et savoir (objectif, soumis aux preuves) : la totalité des universitaires serait donc athée? On apprend aussi en vrac l'existence projetée d'un "6ème Califat que les autorités islamiques appellent de leurs vœux" (oui, toutes les autorités islamiques, parce que l'Islam et les Musulmans c'est un bloc, même si par exemple des djihadistes, pas nécessairement plus recommandables que leurs adversaires, font la guerre à l'organisation de l'Etat Islamique pour les empêcher d'établir ledit califat), ou encore que les religieuses chrétiennes peuvent exercer la psychiatrie mais pas les religieuses musulmanes parce que "ces religieuses chrétiennes ont refusé la soumission à l'homme en renonçant au mariage pour ne se soumettre qu'à Dieu ; se voiler, c'est proclamer sa dépendance à un dogme interprété par un homme, non à Dieu, renvoyant d'emblée l'aliéné à ses propres chaînes" (on ne saura pas ce qu'il en est des femmes qui portent le voile contre l'avis de leur époux, pourquoi l'Islam c'est interprété par un homme alors que le christianisme c'est Dieu directement, mais on apprend par contre que l'Eglise n'est pas du tout une institution patriarcale -par exemple, c'est une institution intraitable sur la parité hommes/femmes dans la répartition des papes et des évêques- puisque les religieuses chrétiennes refusent la soumission à l'homme). La religion est une question riche mais complexe (le chapitre de Robert Altemeyer sur le fondamentalisme religieux dans son livre sur la personnalité autoritaire est par exemple particulièrement intéressant), la démocratie tout autant, les voir traiter dans un chapitre qui semble se complaire dans la caricature tient plus de la conversation de comptoir. De façon ironique, le chapitre de Cyrulnik se conclut en déplorant les dangers de la paresse intellectuelle, et celui de Saïda Douki Dedieu et Hager Karray sur un ton qui n'est pas sans évoquer... un prêche (extrait, et je jure que je n'ai pas inventé les majuscules : "cela suppose de rétablir la Loi et le Désir. Rétablir la Loi au sein de la Cité, malmenée par le déclin de la fonction paternelle, c'est garantir la sécurité et renforcer l'identité"). Bon, et il y a aussi Philippe Brenot qui transforme sous sa plume l'érotomanie, pathologie grave proche de la paranoïa, en hobby (puisque le livre pionnier mais très obsolète de Krafft-Ebing sur la sexualité est acheté par des "adeptes de l'érotomanie"), mais on n'en est plus à ça près.
Cette folle histoire de la psychiatrie contraste donc par les thèmes traités mais aussi, hélas, par la qualité des contributions. Si certains chapitres sont particulièrement intéressants (à moins qu'ils ne contiennent le même genre d'erreurs, que je n'aurais pas relevées!), dont le dernier chapitre et la conclusion qu'il faut donc mériter en ayant lu tout le reste, c'est assez désespérant et épuisant de se demander régulièrement si on lit un texte sérieux ou pas.
La diversité des sujets et de la façon de les traiter rend le livre intéressant, mais il aurait hélas été encore plus intéressant si tou·te·s les auteur·ice :s avait eu l'idée folle d'être rigoureux·ses. Dès le premier chapitre, André Giordan maltraite par endroits le·a lecteur·ice en évoquant les électrochocs entre la lobotomie et l'inoculation du paludisme, en oubliant de dire que cette pratique s'est modernisée et a de réelles indications thérapeutiques (il convient certes, comme pour tout traitement, de s'inquiéter des effets secondaires, mais la présentation caricaturale n'invite pas particulièrement à réfléchir et peser le pour et le contre!) ou encore en déplorant l'arrivée sur le marché des antidépresseurs pour soigner les dépressions alors qu' "antérieurement, elles étaient soignées à l'infusion de millepertuis ou au chocolat" (là encore, s'il convient de sérieusement s'inquiéter de la surprescription d'antidépresseurs -je me suis moi même vu prescrire des antidépresseurs pour un problème 1°) qui était bien moins grave que les conséquences de la prise d'antidépresseurs 2°) qui n'avait rien à voir avec l'humeur, le lien avait été fait avec l'assistance d'une interprétation psychanalytique aussi précipitée -1 séance sans me parler- qu'originale... ah oui, et j'avais 10 ans!-, on peut peut-être quand même se réjouir, quand il le faut, d'avoir autre chose à proposer qu'une infusion de millepertuis!). Comment alors prendre au sérieux les parties plus intéressantes, comme quand il explique que "les maladies répertoriées dans le DSM ne sont pas, comme dans d'autres branches de la médecine, le résultat d'investigations scientifiques" ou qu'il conclut sur les mérites de l'empowerment et de l'Education Thérapeutique du Patient? Boris Cyrulnik, qui a lui-même, enfant, failli être déporté en tant que Juif, évoque le meurtre des malades mentaux sous le régime nazi, montrant comment les graines de l'idéologie meurtrière nazie ont pu être semées et germer dans un Etat pourtant progressiste. Ce genre de questionnement est selon moi indispensable : c'est d'autant plus frustrant de voir des énormités se glisser, par flemme de faire des recherches ou par facilité narrative (pour que le cheminement entre ce que Cyrulnik veut raconter au début et ce qu'il veut raconter à la fin soit plus fluide, fuck les nuances), dans ce texte d'une dizaine de pages. Pourquoi s'embêter à parler de crises économiques où une partie de la population ne pouvait ni se nourrir ni se chauffer convenablement, de la colère populaire facile à attiser, que ce soit contre un ennemi intérieur ou extérieur, en rappelant la défaite allemande en 1918 et le traité de Versailles, quand on peut se contenter de parler de "la gaieté culturelle des Allemands à l'époque où ils n'étaient pas encore nazis"? Les Allemands se sont par ailleurs convertis collectivement au nazisme en s'extasiant devant des défilés, sachez-le ("l'esthétique de cet opéra populaire emportait la conviction"). Encore plus incompréhensible, Boris Cyrulnik tient à souligner que, pour le meurtre et la stérilisation massifs d'handicapés mentaux, "il n'y a jamais eu de loi ni d'ordre écrit pour tuer ces gens". Oui, c'était tellement implicite que ça avait un nom bien précis (Aktion T4, qui concernait aussi les handicapés physiques), et d'ailleurs c'est tellement "un contexte rhétorique qui a encouragé ou laissé faire ces assassinats insidieux" (parce que tuer 250 000 personnes et en stériliser 400 000 ça se fait par hasard, sans faire bien attention, entre deux parties de scrabble) qu'il y a eu une mobilisation civile importante, par ailleurs pas nécessairement menée par les personnalités les plus progressistes, et que l'Etat a fini par être contraint de reculer (on parle de mobilisation civile, rappelons-le, sous la dictature nazie!). On regrette que Cyrulnik n'ait pas, semble-t-il, dépassé la page 10 du livre très sourcé Auriez-vous crié Heil Hitler, citée en note de bas de page. Un autre chapitre prometteur s'avère lui aussi décevant : les autrices s'inquiètent des conséquences de la prise de pouvoir du parti fondamentaliste Ennahdha en Tunisie, et de ses conséquence sur la pratique de la psychiatrie. En effet, face à un·e psychiatre portant le voile où la djellabah, le·a patient·e ne risque-t-iel pas de craindre d'avoir face à lui ou elle un·e agent·e de l'Etat qui va le·a plier aux valeurs du parti plutôt qu'un·e soignant·e qui se préoccupera d'abord de sa santé mentale? Chaque soignant·e vit au sein de la société, et a donc ses propres convictions et préjugés, qu'iel le veuille ou non, qu'iel s'en rende compte ou non : un·e patient·e fumeur·se, bisexuel·le ou asexuel·le, trop paresseux·se, bosseur·se acharné·e, pas intéressé·e par le fait de fonder une famille, s'expose en consultant à voir pathologiser l'un de ses traits de caractère alors qu'iel n'en demandait pas tant, ne parlons pas de ceux et celles qui consultent suite à une injonction judiciaire. Les personnes transgenre ont du mal à trouver des soignant·e·s, médecins ou psy, qui les écouteront comme elles le souhaiteraient. La question se pose donc particulièrement dans une société où se mêlent, a fortiori depuis peu, politique et fondamentalisme religieux. La question se pose, mais elle est complexe : la Tunisie est une démocratie, qu'en est-il des institutions, du respect des contre-pouvoirs? Quelle place accorde le parti à la liberté de croyance? Le dogme religieux lui-même, est-il obscurantiste? Va-t-il interdire l'enseignement de la théorie de l'évolution, ne plus faire confiance aux psychiatres pour définir la maladie mentale et la remplacer par la notion de pêché? Le·a lecteur·ice est vite fixé·e : ce genre de réponses, iel ne les aura pas, ou par bribes (il n'est pas recommandé d'avoir des pulsions suicidaires ou d'être homosexuel·le selon certaines psychiatres proches du parti... mais qu'en est-il des risques réellement encourus dans le secret du cabinet? quelle proportion de psychiatres porte une telle allégeance à ce parti qui vient d'arriver au pouvoir?). Les autrices donnent par exemple le ton en sortant d'on ne sait pas trop où des praticien·ne·s qui, bien que non religieux·ses, ne sont pas sans défauts car iels "ne vénèrent qu'une vérité, celle de la science ; pour eux, le DSM fait office de Coran ou de Bible". Tiens donc, la science n'est, soudainement, plus centrée sur la recherche, elle n'est "qu'une vérité". On dirait presque que les autrices présupposent que la totalité des croyant·e·s confond croyance (subjectif, dépendant de la conviction) et savoir (objectif, soumis aux preuves) : la totalité des universitaires serait donc athée? On apprend aussi en vrac l'existence projetée d'un "6ème Califat que les autorités islamiques appellent de leurs vœux" (oui, toutes les autorités islamiques, parce que l'Islam et les Musulmans c'est un bloc, même si par exemple des djihadistes, pas nécessairement plus recommandables que leurs adversaires, font la guerre à l'organisation de l'Etat Islamique pour les empêcher d'établir ledit califat), ou encore que les religieuses chrétiennes peuvent exercer la psychiatrie mais pas les religieuses musulmanes parce que "ces religieuses chrétiennes ont refusé la soumission à l'homme en renonçant au mariage pour ne se soumettre qu'à Dieu ; se voiler, c'est proclamer sa dépendance à un dogme interprété par un homme, non à Dieu, renvoyant d'emblée l'aliéné à ses propres chaînes" (on ne saura pas ce qu'il en est des femmes qui portent le voile contre l'avis de leur époux, pourquoi l'Islam c'est interprété par un homme alors que le christianisme c'est Dieu directement, mais on apprend par contre que l'Eglise n'est pas du tout une institution patriarcale -par exemple, c'est une institution intraitable sur la parité hommes/femmes dans la répartition des papes et des évêques- puisque les religieuses chrétiennes refusent la soumission à l'homme). La religion est une question riche mais complexe (le chapitre de Robert Altemeyer sur le fondamentalisme religieux dans son livre sur la personnalité autoritaire est par exemple particulièrement intéressant), la démocratie tout autant, les voir traiter dans un chapitre qui semble se complaire dans la caricature tient plus de la conversation de comptoir. De façon ironique, le chapitre de Cyrulnik se conclut en déplorant les dangers de la paresse intellectuelle, et celui de Saïda Douki Dedieu et Hager Karray sur un ton qui n'est pas sans évoquer... un prêche (extrait, et je jure que je n'ai pas inventé les majuscules : "cela suppose de rétablir la Loi et le Désir. Rétablir la Loi au sein de la Cité, malmenée par le déclin de la fonction paternelle, c'est garantir la sécurité et renforcer l'identité"). Bon, et il y a aussi Philippe Brenot qui transforme sous sa plume l'érotomanie, pathologie grave proche de la paranoïa, en hobby (puisque le livre pionnier mais très obsolète de Krafft-Ebing sur la sexualité est acheté par des "adeptes de l'érotomanie"), mais on n'en est plus à ça près.
Cette folle histoire de la psychiatrie contraste donc par les thèmes traités mais aussi, hélas, par la qualité des contributions. Si certains chapitres sont particulièrement intéressants (à moins qu'ils ne contiennent le même genre d'erreurs, que je n'aurais pas relevées!), dont le dernier chapitre et la conclusion qu'il faut donc mériter en ayant lu tout le reste, c'est assez désespérant et épuisant de se demander régulièrement si on lit un texte sérieux ou pas.
Article remarquable
RépondreSupprimer