mardi 10 octobre 2017

Alzheimer : la construction sociale d'une maladie, de Laëtitia Ngatcha-Ribert




 L'idée de proposer l'approche sociologique d'une pathologie peut prendre au dépourvu : c'est a priori surtout un problème organique, on imagine difficilement une personne clouée au lit avec 40° de fièvre, s'étant vrillée le genou après avoir eu la drôle d'idée de faire du sport ou encore atteinte d'une maladie grave aller d'urgence rechercher les éclairages de sociologues. La société est pourtant pleinement impliquée dans la maladie, bien entendu à travers les moyens consacrés aux soins et à la prévention mais aussi dans l'identification de la pathologie, la perception des malades et des aidants, l'évaluation pour les personnes bien portantes du risque d'être concernées, …

 Ce livre permet de constater à quel point ces enjeux sont présents dans la maladie d'Alzheimer, le terme même de maladie d'Alzheimer n'allant par ailleurs pas de soi : le diagnostic spécifique est complexe et coûteux à effectuer, ce qui implique de généralement utiliser ce mot pour l'ensemble des troubles similaires (il est plus précis de parler de "maladie d'Alzheimer et maladies apparentées"), le terme de démence à ses inconvénients aussi, … Passé dans le langage courant, le patronyme du célèbre neurologue va parfois jusqu'à désigner toute perte cognitive associée au vieillissement, au risque d'oublier qu'on peut vieillir en conservant l'essentiel de ses capacités ou encore que cette dégénérescence ne touche pas nécessairement des personnes très âgées : la patiente formellement identifiée par Alois Alzheimer au début du siècle dernier était âgée de 51 ans (ce qui n'empêche pas cet enjeu de santé publique d'être rendu bien plus pressant par le vieillissement général de la population).

 L'aspect financier est bien entendu traité par l'autrice, aspect qui avant une mobilisation plus ambitieuse des pouvoirs publics a connu une réticence avec parfois des arguments qui font dresser les cheveux sur la tête ("le directeur de l'APF m'a dit "Une personne de 60 ans n'a pas de projet de vie, vous n'allez pas nous prendre nos crédits, quoi" ", "je suis allée voir tous les élus, conseiller régional, ou conseiller général, politiques. Il y en a un qui m'a dit, c'était il y a un peu plus d'un an [en 2001] : "Vous êtes combien ? Il y a combien d'adhérents dans votre association ?" Je crois qu'il y en avait 84, je lui ai dit 84, et cette personne-là m'a dit "Oh bah les paralysés de France, ils sont 400" ", ou encore l'argument que les personnes atteintes de cette pathologie ne votent pas), réticence aujourd'hui largement dépassée, parfois même trop largement ("maintenant des tas de gens, y compris des requins parce que c'est devenu un sujet médiatique, à la mode, ils prononcent Alzheimer pour se faire ouvrir les portes, vous comprenez dans l'effet inverse"). Dans une autre démarche, les laboratoires pharmaceutiques ont également été prompts à saisir l'enjeu financier, hurlant au déni de la souffrance des malades quand les premières molécules ont été refusées par la Food and Drugs Administrations américaine pour une balance bénéfices/risques négative.

 Les mobilisations ont aussi été marquées par des conflits entre les différents acteur·ice·s, entre les différentes approches. Le médecin Jean-François Girard, pour rédiger un rapport commandé par l'Etat, a préféré écouter les spécialistes séparément car les conflits, lorsqu'ils étaient réunis, nuisaient à la communication ("les gens dans ce milieu là s'empoignent particulièrement, les luttes des professionnels contre les autres, alors les médecins contre les sociaux, les médecins, les gériatres contre les neurologues, ..."). On imagine aisément que, dans ce contexte, les premier·ère·s concerné·e·s ont eu du mal à prendre la parole ("un gériatre a constaté que, il y a encore dix ans, aucun malade n'était présent aux groupes de parole dans lesquels il intervenait") : certains ont pourtant mené avec succès ce combat, que ce soit à petite échelle (témoignage d'un gériatre en 2002 : "écoutez quand même cette femme a fait preuve d'un cran étonnant! alors qu'elle était dans un lieu d'une quarantaine de personnes qui visiblement ne voulaient pas qu'elle prenne la parole, elle s'est imposée alors qu'elle avait un défaut de communication et qu'elle a réussi à faire passer un message pour lequel elle a eu une réponse : je dis chapeau!") ou à plus grande échelle à travers l'écriture autobiographique (par exemple Christine Byden, Who will I be When I die?) ou encore, dans le cas de John MacKillop, la participation à l'élaboration d'un code de bonne conduite pour la passation des questionnaires de recherche à des personnes atteintes.

 Au delà de la visibilité, la question de la représentation (médiatiser sans stigmatiser), directement militante (campagnes de sensibilisation) ou plus générale (cinéma, littérature, …), est également complexe. Si des combats sont menés pour que la maladie cesse d'être automatiquement associée à la vieillesse, le fait, dans le film Se souvenir des belles choses, de représenter un personnage principal de moins de 40 ans a été mal vu : il est certes important de rappeler que cette pathologie ne concerne pas uniquement des personnes de plus de 80 ans, mais les personnes atteintes si jeunes tiennent plutôt de l'exception. Dans le cadre d'une campagne de sensibilisation une affiche montrant un vieil homme urinant dans les rayons d'un supermarché a également subi des critiques car donnant une image dégradante, jusqu'à finalement être retirée. L'association a argumenté qu'il semblait important de rappeler que la maladie d'Alzheimer pouvait également provoquer des troubles du comportement.

 L'approche sociologique, si elle n'est pas la première à laquelle on pense, a donc de nombreux enjeux bien concrets. Un travail de même ampleur sur la schizophrénie, par exemple, pourrait s'avérer particulièrement intéressant (mais peut-être qu'il existe déjà?). Les sujets traités sont détaillés très clairement, les termes techniques de sociologie sont réservés à l'intro (et puis ils sont expliqués, mais bon ça peut intimider quand on n'y connaît strictement rien... enfin, pas moi bien sûr, hum hum...). En plus des problématiques rapidement évoquées dans ce résumé, le livre s'attarde par exemple sur l'histoire des connaissances scientifiques sur la pathologie, détaille les annonces et mesures successives de l'Etat français, … Si l'autrice propose elle-même des pistes d'approfondissement ("la situation des proches endeuillés après le décès de la personne malade, l'intimité et la sexualité des malades d'Alzheimer, l'inter-culturalité dans la relation de soins et d'accompagnement , la démence en prison, la fin de vie, l'accompagnement des besoins spirituels et religieux des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, la lutte contre leur exclusion ou bien plus généralement l'intégration des malades dans la Cité"), l'information proposée est déjà conséquente.

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