mercredi 19 décembre 2018

Contre la normativité en psychanalyse, de Susann Heenen-Wolff




 Féminité en partie définie par l’envie du pénis, homoparentalité ou PMA qui promettent mille troubles psychiques en empêchant d’intégrer la différence des sexes et des générations, pathologisation de tout écart à l’hétérosexualité, fonctionnement vertical, épistémologie faillible… un peu plus d’un siècle après sa naissance, la psychanalyse fait l’objet de nombreux reproches, pas toujours injustifiés ("on pourrait croire dans un premier temps qu’il s’agit d’égarements épars de quelques analystes. Mais nous entendons régulièrement de telles théories lors de nos congrès internationaux"). L’autrice propose de dépasser ces limites, et ce sans dénaturer la psychanalyse puisque l’essentiel de son argumentation passera par un retour à Freud. Le complexe d’Œdipe, en particulier, n’est plus vu comme un passage figé du développement ("il serait plus adapté de définir la structure psychique "mature" comme un potentiel au complexe d’Œdipe complet et de son "déclin", soumis à une réactualisation pendant toute la vie"). Ce retour à Freud n’empêchera pas nécessairement de le critiquer frontalement, en particulier en rappelant que sa vision de l’orgasme vaginal comme seul orgasme féminin valide par opposition à l’orgasme clitoridien, pathologisé, va à l’encontre de l’état de la science à son époque.

 Appuyée par de nombreuses références de recherches et de méta-analyses, l’argumentation dans le chapitre sur l’homoparentalité rappelle que les enfants de parents homosexuels ne se portent ni mieux, ni moins bien, que ce soit dans le cadre d’un couple parental ou d’une mère célibataire. Une partie de l’argumentation porte sur le fait que l'éducation par des parents homosexuels ne change pas fondamentalement l'exposition quotidienne au masculin et au féminin… sans questionner une seconde ces notions (au point que la "différenciation des rôles parentaux"-en substance, la mère suffisamment bonne est apaisante, le père est castrateur- est "de toutes façons inévitable"), ce qui peut paraître surprenant dans le cadre d’un livre qui a pour ambition explicite de s’opposer à des dogmes canoniques. On peut aussi s’étonner du fait que la transidentité est à peine évoquée (seul l’avis de Laplanche, déjà ancien, est rapporté) alors même que, sur ce sujet, en cas d’ignorance et pas seulement chez les psychanalystes, les préjugés vont souvent combler les vides laissés par l’incompétence, avec des conséquences cliniques potentiellement dangereuses.

 Au niveau méthodologique, plusieurs points sont abordés, dont une comparaison intéressante entre l’approche freudienne (fournir un cadre sécurisant, garantissant du temps pour s’exprimer et le non-jugement de l’analyste) et l’approche lacanienne où l’analysant·e est bien plus bousculé·e, les limites de l’étude de cas qui sont un récit très influencé par ce que l’analyste, alors narrateur·ice, veut mettre en valeur (tout en rappelant les défauts du verbatim -disparition du langage corporel, du contenu des séances précédentes, ...-), ou encore le fonctionnement institutionnel grippé par une trop grande verticalité, du fait des effets de transferts omniprésents ("l’approche psychanalytique, sous-tendue par le transfert, imprègne donc grandement la vie institutionnelle") et des postes de pouvoir trop longtemps conservés par les mêmes personnes. Je n’ai toutefois pas pu m’empêcher de grincer des dents en constatant que l’aspect irréfutable de la psychanalyse, soit sa critique méthodologique la plus sérieuse, n'est à aucun moment évoqué, alors même que le livre contient des affirmations telles que "le sein, par exemple, est investi sexuellement par les adultes au-delà de sa fonction de nourrir. L’adulte, à la différence de l’enfant, doté d’un inconscient sexualisé, signifiera -à travers le regard par exemple- à l’enfant la signification sexuelle du sein. L’enfant pourrait se demander : qu’est-ce qu’on me veut quand je prends le sein? Que voient les adultes en plus?". On a donc des adultes qui perçoivent inconsciemment une connotation sexuelle dans un geste du quotidien (quand je fais mes lacets, est-ce que je trouve ça inconsciemment sexualisé parce que des fois les doigts sont utilisés dans un contexte érotique? est-ce que je le signifie inconsciemment aux gens qui sont autour de moi? est-ce que la douleur de ne pas avoir de réponse à cette question est un masochisme refoulé que je transmets par une aura d’érotisme inconscient?), qui le communiquent, mais sans le savoir, à un bébé, qui à son tour recevra cinq sur cinq toute cette sensualité (alors qu’à la base il avait probablement surtout faim et soif) pourtant exprimée, a priori, de façon obscure : l’affirmation est tellement irréfutable qu’on pourrait la croire écrite exprès pour troller Karl Popper.

 Le livre, par sa démarche, ses qualités et ce que je perçois comme des lacunes, a donc le mérite à la fois de montrer que la psychanalyse peut être modernisée et critiquée, et qu’elle est critiquable. Les chapitres abordent des sujets assez diversifiés et offrent, si les réponses ne sont pas toujours parfaitement convaincantes, des questionnements intéressants.

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