vendredi 12 février 2021

Musiques confidentielles, de Sabrina Lomel




 L'autrice m'a gentiment proposé la lecture de son roman, autoédité, que vous pouvez retrouver ici : https://www.librinova.com/librairie/sabrina-lomel/musiques-confidentielles

 Depuis toute petite, Gabrielle Turet a l'oreille musicale, "cette étrange manie de faire résonner des mots plus que d'autres et de transformer les sentiments en de singulières musiques". Son attirance pour l'écoute est d'ailleurs remarquée par son entourage ("c'est ainsi qu'ont commencé mes premières consultations, au Balto, entre le flipper et le baby-foot"). Une rencontre avec Freud plus tard, la vocation de psychanalyste s'impose comme une évidence, jusqu'à franchir les étapes ardues des études de psychologie et surtout de la recherche épique de premiers postes. Autant dire qu'avec sa collègue infirmière Sarah, qui situe plutôt son talent dans la sphère olfactive ("ses airs brusques et son vocabulaire fleuri pourraient laisser supposer qu'elle manque de finesse et de discernement, pourtant, il n'en est rien", "elle flaire la souffrance, la perversion, la discordance comme un chien de chasse et inutile de lui parler de théorie, ça la barbe"), elles forment une équipe rodée dans l'hôpital où elles travaillent. Et pourtant, à un retour de vacances en Grèce, la musique a disparu. Le feu que Gabrielle cherche à rallumer pour arriver à la fin de sa journée de travail n'est même pas le feu de la passion mais un simple carburant. Elle fait probablement bien semblant ("je souris, les regarde, incline légèrement la tête en signe de compassion ou la secoue pour souligner que j'ai bien entendu"), mais elle fait semblant ("toujours les mêmes mots, les mêmes histoires, les mêmes demandes"). Et elle constitue un dossier pour préparer un CAP de fleuriste.

 C'est à ce moment qu'elle rencontre Oscar, étudiante aussi engagée qu'introvertie, qui vient échanger avec des patient·e·s de façon informelle à l'hôpital, parce qu'elle a envie d'apprendre la rencontre, l'humanité, avant que l'Université ne lui remplisse la tête de théorie, plutôt que de faire le chemin inverse. Gabrielle et Oscar, dans une dynamique opposée, ne se rencontreront de façon intime qu'après quelques échanges à la machine à café, alors même que les conversations superficielles leur insupportent, et se confieront mutuellement le poids insoutenable qu'elles portent à ce moment précis de leur vie. Si son aboutissement est cette rencontre, cette expression, tous artifices disparu, de vulnérabilité mutuelle, le roman fait partager aux lecteur·ice·s le parcours professionnel de Gabrielle. Les difficultés certes, le contenu parfois frustrant des enseignements de la fac (d'orientation très très psychanalytique), les problèmes matériels posés par la nécessiter de financer son analyse personnelle en parallèle de l'Université, puis par la bagarre, une fois le diplôme obtenu, pour des postes mal payés et à temps très partiel, mais aussi la recherche d'authenticité, de rencontre, ces moments où la théorie (parfois même qualifiée de paravent) ne suffit pas, comme cet appel reçu de nuit sur une ligne d'astreinte, depuis le confort de son canapé, d'un opposant politique en Côte d'Ivoire qui entend, pendant la guerre civile, des coups à sa porte, recherche d'authenticité qui s'exprime aussi dans des moments de colère lors des entretiens d'embauche, où il faut séduire l'employeur·se dans un rapport de force tellement déséquilibré, non pas par amour du poste en particulier mais parce que la situation fait que, pour n'importe quel poste, il faut se battre contre d'autres candidat·e·s qui subissent la même pression.

 "Pour pouvoir aider les autres, il faut avoir des ressources, beaucoup de ressources", rappelle Gabrielle à Oscar du haut de son parcours. Et pourtant, elle a énormément donné, à deux patients en particulier. Le premier par nécessité (humaine? professionnelle?), parce que personne n'était là pour le faire à sa place. Jules, enfant de douze ans qui grandit en foyer, vient de perdre ses deux sœurs dans un accident de minibus, en plus d'avoir subi une grave blessure à la main qui va nécessiter des soins douloureux. C'est elle qui va devoir annoncer ces décès, et qui va prendre la responsabilité d'être là pour lui, de l'accompagner, physiquement, humainement, malgré les heures sups que ça implique à des horaires improbables et surtout malgré l'hostilité grandissante du personnel qui l'estime responsable des colères violentes de Jules. C'est à ce moment qu'elle va rencontrer Sarah, qui va l'épauler dans ce besoin de présence, l'aider à construire cette relation qui consiste à être là pour que sur le long terme Jules puisse se construire sans elles. Mais c'est surtout dans l'accompagnement de Vincent qu'elle ne s'est peut-être pas suffisamment préoccupée de ses ressources. Pour cette première thérapie à domicile, configuration d'abord choisie pour des raisons économiques (les loyers parisiens d'un cabinet pour faire du libéral à temps partiel... ouch!), Gabrielle s'est bien posée des questions sur le cadre, mais après tout, elle a expérimenté assez de déclinaisons de ce fameux cadre (du téléphone la nuit au self de l'hôpital quand son bureau était pris) pour tenter l'expérience. Cet ancien trader amputé du bras suite à une tentative de suicide, à l'humour particulier, lui aussi à la recherche d'une rencontre d'humain à humain plutôt que de professionnel·le à usager, va lui faire vivre l'expérience la plus intense qu'elle ait vécu professionnellement, peut-être au delà de ses limites, comme elle le confiera à Oscar, alors qu'elle n'avait rien dit même à Sarah.

 La force du roman est qu'il reprend, avec intensité, de nombreux questionnements propres à ce métier, matériels mais surtout internes, là où on engage son humanité, où nos limites peuvent être brusquement atteintes quand on ne s'y attend pas nécessairement. Le point de départ, la volonté de reconversion, parlera particulièrement, j'imagine, aux étudiant·e·s qui comme moi se sont inscrit·e·s à l'IED pour faire une reconversion dans l'autre sens!

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