lundi 29 septembre 2025

C'est mon petit doigt qui me l'a dit, de Samboyy

 


 

 L'autrice partage un récit autobiographique, de la petite enfance au moment de la parution de la BD, mais surtout de la petite enfance à la fin de la procédure judiciaire contre son beau-père incesteur, innocenté pour cause de prescription (il n'a avoué que des faits prescrits, les autres n'ont pu être prouvés).

 Le récit est souvent présenté sous le prisme de la relation de l'autrice avec sa mère, les moments où elle a été présente, protectrice, importante, et les moments où elle a été vulnérable voire fuyante. Son tout premier souvenir, à 4 ans, est celui où elle a subi une dispute violence entre sa mère et son père : elle a passé un après-midi avec lui et "sa copine" (le soir même il est retourné dans son couple), en ayant l'impression d'être de trop ("tu ne veux pas t'amuser, faire des manèges?") et surtout en se demandant si sa mère avait sauté par la fenêtre comme elle avait menacé de le faire. Ni l'un ni l'autre ne semblent s'inquiéter de ce qu'elle a vécu, entendu, encaissé, ce jour là. Avec son père, elle a souvent la sensation d'être invisible ("j'avais l'impression d'être son jouet, qu'il ne m'exhibait que quand j'étais jolie", "Je ne comprenais pas ce que je faisais là... j'avais l'impression d'être la figurante d'une mauvaise série", "je ne sais toujours pas qui il est").

 La séparation sera l'opportunité de se rapprocher de sa mère... jusqu'à la rencontre avec son beau-père, puis son emménagement. Malaisant avec l'autrice déjà lors de leur toute première rencontre alors que sa mère était en couple avec quelqu'un d'autre ("il a l'air spécial ce mec... laisse couler"), il le sera de plus en plus, d'un autoritarisme déplacé ("Ce n'est pas tant qu'il avait tort :  je n'aimais pas spécialement mettre la table, je ne me précipitais jamais pour lui dire bonjour et je regardais la télé de trop près... mais dans sa façon de communiquer, je sentais son besoin de domination, d'emprise sur moi, et je ne comprenais pas pourquoi") à des échanges à caractère sexuel (visionnage imposé d'un "film qui montre des filles vierges", exhibition d'un sex-toy de sa mère sur le chemin en voiture jusqu'à l'école en lui proposant de jouer avec, ...), jusqu'au viol pour "fêter" la naissance de son frère, après l'avoir poussée à boire et à fumer.

 Pour éviter le harcèlement, l'autrice cherche de plus en plus à être invisible. De peur qu'il ne la rejoigne dans sa chambre comme il lui arrive de le faire, elle est en hypervigilance et ne dort presque pas. Mais, peut-être plus encore que ce climat d'oppression et de violence engendré par l'agresseur (l'autrice ne peut se sentir bien qu'à l'extérieur de chez elle, et cherche tous les prétextes pour y passer le moins de temps possible), il sera question des défaillances des adultes, en  particulier de sa mère. Elle ne perçoit pas, le jour même, ce qu'il s'est passé. Un jour où le flagrant délit était possible ("il était là, il avait mis un film pornographique, et il parlait à sa fille de l'autre côté du lit"), elle invite simplement sa fille qui la réveille en pleine nuit pour dire "viens m'aider... il nous embête" à aller dormir ailleurs ("cet épisode m'a conforté dans le sentiment que personne ne m'aiderait"). Quand elle la confronte pour son hostilité à son beau-père et qu'à la question "il t'a violée?" l'autrice répond "non, mais presque", elle refuse explicitement d'envisager une séparation et l'envoie chez un psychiatre ("C'était il y a un an... je ne peux plus rien faire maintenant"). Quand elle finit par se confier après plusieurs semaines de séances surréalistes (d'une durée de moins de 10 minutes, il lui demande si ça va elle répond "oui", puis "génial" de façon plus sarcastique quand la frustration augmente) il lui demande si elle ne l'aurait pas souhaité inconsciemment. Elle n'y retourne pas et dit à sa mère que ça l'a aidée quand elle lui pose la question. 

 Quand le sujet revient quelques années plus tard suite à un sarcasme qui fait exploser l'autrice, sa nouvelle réaction à "ce vieux truc, là, dont tu m'avais parlé après la naissance de ton frère" est de faire la promesse qu'elle la soutiendra en cas de plainte et de l'emmener chez une gynécologue qui l'a auscultée froidement sans poser de questions et ne s'est pas prononcée (l'agresseur avait été vigilant à ne pas laisser de trace visible). Seules... d'autres adolescentes seront à la hauteur pour le recueil de sa parole (tout en respectant leur promesse de ne pas en parler).

 C'est seulement une fois adulte, grâce à une thérapeute qui enfin donnera de l'importance à ce traumatisme, que l'autrice trouvera la force de porter plainte... et se confrontera à la rupture de la promesse de soutien de sa mère, qui minimisera le passé tout en s'alarmant des conséquences de la plainte, puis coupera le contact.

 Le livre parle bien sûr de l'agression, de l'environnement incestueux lui-même, mais aussi de l'importance de l'entourage, du poids des personnes qui ne répondent pas présent (y compris des professionnel·le·s!) et des personnes qui répondent présent, et de comment on peut se construire, se concentrer sur son chemin, malgré l'environnement invivable, malgré la souffrance, sans bien sûr minimiser celle-ci. 

vendredi 26 septembre 2025

Psychopathologie des violences collectives, de Françoise Sironi

 


 Guerre, torture, exil, colonisation, les violences qui ont une dimension collective sont nombreuses, multidimensionnelles, peuvent être dévastatrices pour les victimes mais aussi pour les bourreaux dont le statut, dans ces situations, est loin de toujours être le résultat d'un libre-arbitre. L'autrice a environ 15 ans d'expérience clinique auprès de personnes concernées, dans différents pays.

 Pour autant, le livre est... très frustrant. Le constat est difficilement contestable : oui, les stéréotypes se mettent en travers du soin et plus largement de l'accueil de ces personnes qui ont un vécu spécifique (déracinement, deuils multiples, culpabilité, désir de vengeance, ...), difficilement compréhensible de façon profonde et satisfaisante pour ceux et celles qui ne sont pas concerné·e·s, oui, un dogmatisme dans l'approche de la thérapie peut amener le ou la thérapeute à confondre une ignorance crasse et une fermeture d'esprit avec de l'expertise et de la sagesse et faire bien plus de mal que de bien aux personnes accompagnées (l'autrice utilise pour en parler le concept de maltraitance théorique, et donne l'exemple des personnes transgenre, n'hésitant pas à nommer par exemple Colette Chiland en citant des propos abominables qu'elle a tenus sur ce sujet), oui, la pluridisciplinarité est une clef pour avancer de façon sérieuse et constructive et ne pas s'enfermer dans des concepts rigides.

 Sauf que... toute cette expérience, toutes ces valeurs que je suis le premier à partager, sont restituées sous la forme d'un langage ampoulé qui donne artificiellement une impression de complexité alors qu'il y a à peu près trois ou quatre idées qui sont répétées encore et encore dans les 250 pages de l'ouvrage ("psychologie géopolitique clinique", ça fait beaucoup de mots -et l'autrice aime beaucoup rajouter des mots et les mettre en italique et les détailler pour montrer à quel point ce qu'elle propose c'est très sérieux et c'est très la complexité- pour dire que pour accompagner une personne il faut prendre son vécu dans son ensemble -historique, autobiographique, culturel, religieux, ...- et pas juste un aspect a fortiori si c'est une grille de lecture plaquée d'autorité sur le symptôme, ce qui est certes important mais qu'on peut exprimer de façon bien plus directe et accessoirement plus courte et moins hautaine). La prétention va jusqu'à basher du revers de la main les autres approches (qu'est-ce que ce serait s'il n'y avait pas la pluridisciplinarité et la nécessité de se prémunir d'une rigidité théorique dans les valeurs portées!) qui sont évidemment toutes superficielles et pour la plupart motivées par la cupidité parce que pourquoi pas (mais on ne va pas non plus l'argumenter sérieusement ou le sourcer, ce ne serait pas assez hautain).

 S'il y a quelques éléments intéressants, ce livre reste à mon sens une lecture très dispensable alors que vu le sujet et l'expérience clinique de l'autrice il ne devrait vraiment, vraiment pas l'être. Je l'ai refermé avec une énorme sensation de gâchis. 

lundi 8 septembre 2025

L'empathie est politique, de Samah Karaki

 

 L'empathie, c'est la connexion, c'est un lien profond, intime et émotionnel, c'est le souci de l'autre, pour tout dire, c'est presque l'humanisme concentré en un seul mot, c'est forcément bien, non? Est-ce que je n'ai pas entendu moi-même à plusieurs reprises, dans des groupes de recontre ACP, s'exprimer l'espoir d'un cercle vertueux d'empathie qui pourrait par ricochet amener à la paix dans le monde? Qui aurait la drôle d'idée de vouloir que les soignant·e·s, le monde du travail, les responsables politiques, aient moins d'empathie?

  La neurologue Samah Karaki va questionner très frontalement son statut implicite (et d'ailleurs parfois explicite) de baguette magique, avec des réflexions sourcées et des exemples spécifiques. Première fissure, aussi conséquente qu'évidente quand on la regarde en face, et probablement encore plus évidente pour une experte du fonctionnement du cerveau, l'empathie est, d'un point de vue cognitif, coûteuse (de façon assez analogue à l'attention). Si tentant que ce soit d'imaginer un univers constitué de personnes plus ou moins empathiques, ce qui impliquerait que si on rend plus empathiques les personnes qui le sont moins tout est réglé ou presque, l'empathie n'est pas un trait de personnalité (même si certains traits de personnalité la favorisent probablement, par opposition à d'autres!), le cerveau n'est absolument pas configuré pour être empathique avec tout le monde tout le temps. D'ailleurs, même Martin Buber, cité dans l'intro pour mon plus grand plaisir, dit qu'une relation Je et Tu (par opposition à une relation Je et Cela) n'est telle que pendant un temps donné.

 La conséquence, peut-être contre-intuitive, est une désensibilisation (la sensibilité à la souffrance de l'autre diminue avec l'exposition), ou encore une fatigue compassionnelle : la souffrance de l'autre me fait du mal donc mon objectif devient de m'en prémunir. L'autrice déplore ainsi que la réponse aux injustices et aux violences du monde devienne parfois une annexe du développement personnel, avec des recommandations et un mode de vie à adopter pour se préserver soi et garantir son épanouissement propre face à ce qu'endurent les autres. Un aspect plus insidieux est que le fait que l'empathie ait un coût donne la sensation d'avoir agi, d'avoir payé sa dette sociale, en ayant lu un texte, regardé une vidéo : "maintenant que j'ai bien partagé la souffrance de cette personne que je ne connais pas, je vais pouvoir passer à autre chose tout en estimant que je suis supérieur·e moralement à ceux et celles qui n'en ont pas fait autant".

 L'empathie est aussi une forme d'identification, et personne ne sera époustouflé·e de lire qu'on s'identifie plus aux personnes qu'on estime nous ressembler. L'humoriste Pierre-Emmanuel Barré propose le concept de mort-mélanine, à substituer à celui de mort-kilomètre (plus une tragédie a lieu loin, moins le public est touché), en constatant qu'un attentat terroriste aux États-Unis génère plus de compassion en France qu'un attentat terroriste en Turquie... la psychologie sociale a largement confirmé ce type de mécanismes. De nombreux critères diminuent l'empathie : la couleur de la peau, le fait de comprendre ou non la situation (un contexte géopolitique jugé trop complexe donnera un sentiment de fatalité et provoquera une grande distance émotionnelle), la sensation que les victimes sont responsables, ou encore l'anonymat, comme exprimé dans la citation (dont j'ai appris dans le livre qu'elle n'était en fait pas une citation de Staline) "un mort c'est une tragédie, un million de morts c'est une statistique". Pire, l'empathie peut rendre bien plus violent·e! Les personnes désignées comme ennemies de celles auxquelles on s'identifie ("dans les contextes de conflit, la cohésion interne du groupe s'intensifie", "la victime a toujours raison moralement" et ce y compris voire surtout quand la personne identifiée comme victime fait partie d'un groupe dominant) deviennent plus facilement des monstres diabolisés voire des cibles à détruire ("plus de 100 études et une méta-analyse ont documenté une association solide entre les biais d'attribution hostiles et les comportements agressifs"). L'empathie, ce n'est pas se promener avec un grand sourire et un écriteau "free hugs", c'est un mécanisme qui peut très fortement renforcer le "nous contre eux" à l'origine des pires violences.

 Enfin, l'empathie est une sensation d'identification, mais pour des raisons pratiques (non, ne cherchez pas, même avec la physique quantique ça ne marche pas) on ne se met pas littéralement à la place de l'autre. Dans la mesure où on ne peut partir que de ses représentations, on se met donc à la place d'un autre imaginaire, au détriment de la complexité voire en se contentant de percevoir les aspects de l'autre qui nous conviennent, d'autant que l'empathie n'est pas un dialogue. Je rentre en empathie avec la personne en détresse, vulnérable, que j'ai vue sur la vidéo, ou pire encore avec les personnes en détresse que j'identifie comme étant toutes les mêmes. Si seulement je pouvais les aider, en répondant à ma façon aux besoins que je suppose être les leurs, quelle gratitude je recevrais probablement! Certes, le trait est forcé, mais l'autrice donne des exemples, détaille des mécanismes, où on n'est franchement pas si loin de cette caricature. Et surtout, si l'idée paraît évidente une fois visible, on est loin, très loin, de cette représentation intuitive de l'empathie comme une rencontre (en tant que thérapeute dont la pratique est axée sur l'empathie, je me sens obligé d'ouvrir une petite parenthèse hors de l'aspect social : l'Approche Centrée sur la Personne implique de vérifier régulièrement qu'on a, précisément, bien compris ce que la personne vivait et exprimait, l'un des intérêts des reformulations empathiques est qu'elles permettent d'être contredit·e).

 C'est un livre qui secoue, et je pense qu'il secouera particulièrement les rogérien·ne·s. Le "révolutionnaire tranquille" Carl Rogers articule son projet thérapeutique à un projet politique, et si tout ne repose pas sur l'empathie (l'autrice invite dans la conclusion à laisser la place à l'inconfort de la rencontre... si on applique sérieusement les principes de l'ACP en pédagogie où à n'importe quel niveau collectif, l'inconfort est garanti!), c'en est le pilier le plus ostensible et, probablement, le plus tentant, et à mon avis c'est probablement à cause des contresens qui sont dénoncés par Samah Karaki : non, l'empathie, ce n'est pas un état d'illumination ou de sagesse qu'on acquiert, non, rencontrer l'autre, ce n'est pas un élan d'amour humaniste irrépressible, ça peut déclencher de la colère, du mépris, du rejet, et si on l'oublie c'est probablement qu'on est plus rempli de naïveté au mieux et de condescendance au pire que d'empathie.

 J'ai bien eu quelques objections pendant la lecture. Si l'empathie est politique, comme le rappelle le titre, est-ce que précisément en tant que ressource limitée elle ne devrait pas être objet de mobilisation, plutôt que rejetée comme une fausse bonne idée? L'action politique, ça consiste beaucoup à occuper l'espace : rendre de l'empathie aux personnes qui n'en ont pas parce que subissant des discriminations (je pense par exemple aux victimes de violences sexistes et sexuelles, on pourrait aussi parler des victimes de violences policières, ou aux critiques médiatiques qui observaient après le 7 octobre 2023 que les reportages tendaient à montrer des témoignages personnels côté israélien, et des gravats d'immeubles côté palestinien), est-ce que ce n'est pas précisément un combat à mener? L'expérience de Milgram a certes montré que l'empathie n'empêchait pas de torturer une personne innocente (les sujets de l'expérience vivaient un inconfort extrême, pour autant les résultats de l'expérience sont glaçants), mais a aussi montré que plus il y avait de proximité physique, moins les personnes obéissaient longtemps. L'autrice dénonce le coût de l'empathie, sa sensation de fausse proximité, qui donne l'impression d'avoir agi, soutenu, en n'ayant absolument rien fait de concret, mais relève aussi que la diffusion de la photo et de l'histoire d'Aylan Kurdi, enfant noyé en fuyant la Syrie en guerre, a fait augmenter les dons aux associations.

 Bien sûr ces réflexions sont anecdotiques au regard de l'importance et de la qualité du travail du livre (qui d'ailleurs contient probablement plusieurs contre-arguments à leur opposer), que je recommande à tou·te·s et en particulier aux thérapeutes humanistes qui sont à mon avis, y compris pour de bonnes raisons, très vulnérables aux illusions qui y sont dénoncées.