Pour cette synthèse
(oui, c'est un Que sais-je?, donc c'est très très court) des
avancées actuelles de la recherche sur la psychologie (cognitive) de
l'enfant, Olivier Houdé, lui-même chercheur, fait le choix de se
concentrer sur les points sur lesquels le travail de Jean Piaget, qui
a révolutionné la psychologie du développement au XXème siècle,
a été dépassé. Jean Piaget, biologiste de formation, voit
l'acquisition du savoir comme un résumé de l'histoire des sciences
(l'enfant est capable de raisonnements de plus en plus abstraits et
élaborés). Il (Piaget, pas l'enfant!) créée et mène des
expériences qui lui permettent de délimiter trois stades principaux
(le stade sensori-moteur, où le monde est appréhendé à travers
les sens et les actions, jusqu'à l'âge de 2 ans, puis de 2 à 12
ans le stade des opérations concrètes -l'enfant est capable de
manipuler mentalement des objets, d'imaginer diverses possibilités
s'il est possible de se les représenter concrètement-, et enfin le
stade des opérations formelles, capacité suprême, celle d'avoir un
raisonnement abstrait). Reprenant les concepts biologiques
d'assimilation et d'accommodation, il dépasse les théories
innéistes (l'enfant naît avec un répertoire de compétences qui se
déclencheront le moment venu, par exemple, selon Descartes résumé
par Olivier Houdé, "Dieu a déposé dans notre esprit, dès
la naissance, des idées logiques et mathématiques claires et
distinctes, noyau de l'intelligence humaine") et empiristes
(l'enfant est comme une feuille blanche ou une tablette de cire, les
stimuli venus de l'extérieur le façonnent) et propose la théorie
constructiviste (l'enfant apprend par ses propres actions sur le
milieu). Si l'auteur rappelle donc très régulièrement son respect
pour Piaget bien que le livre consiste principalement à relever ses
erreurs ("les critiques faites ici à la théorie des stades
de Piaget n'enlèvent rien à la puissance de son œuvre ni à la
stature du savant"), le fait de se servir de ses théories
comme base pour expliquer les avancées scientifiques les plus
récentes (le livre a été réédité 5 fois entre 2004 -la première
version- et 2011!) montre bien à quel point le travail du chercheur
suisse est incontournable.
Les progrès de l'enfant se sont en effet avérés "moins
linéaires, plus complexes et dynamiques" que ne le suggère
la notion de stades, qui évoque un développement "en
escalier" (Piaget parle bien sûr de compétences qui
permettent d'en acquérir d'autres, il n'a jamais dit que l'enfant
s'endormait la veille de ses 8 mois en considérant que seuls les
objets dans son champ de vision existaient et le lendemain matin,
hop!, il maîtrise la notion de permanence de l'objet). En affinant
les dispositifs expérimentaux de Jean Piaget, mais aussi grâce aux
possibilités d'enregistrements vidéo extrêmement précis (en
particulier en mesurant le temps pendant lequel le bébé va regarder
un événement -s'il regarde plus longtemps c'est qu'il est surpris,
donc qu'il est conscient qu'il se passe quelque chose d'anormal-) ou
d'imagerie cérébrale, luxes dont lui-même ne disposait pas, il a
été possible de conclure que certaines compétences étaient
acquises bien plus tôt qu'il n'y paraissait (mais parfois perdues
entre temps) ou que certains résultats expérimentaux ne disaient
pas ce qu'ils semblaient dire. La capacité d'inhibition ("penser,
c'est inhiber") comme compétence à part entière, ou
l'importance du contexte, entre autres, ont permis un regard nouveau
sur la psychologie du développement.
L'importance de la
capacité d'inhibition est particulièrement bien connue par ceux qui
ont joué aux jeu vidéo de la série Dr Kawashima : ils auront eu l'occasion, pour que la console leur
fasse plaisir en affichant l'âge cérébral le plus proche possible
de 20 ans, de passer entre autres le test de Stroop, qui consiste à
dire le plus vite possible en quelle couleur s'affiche... le nom
d'une couleur présenté en toutes lettres (par exemple orange, bleu,
…). Il va sans dire qu'un enfant qui ne sait pas encore lire
réussira mieux qu'un adulte le test de Stroop, mais il va surtout
sans dire que ça ne signifie pas qu'il est plus doué qu'un adulte
pour identifier des couleurs! Olivier Houdé a prouvé
expérimentalement que c'était un facteur d'erreur dans un
dispositif de Piaget. Dans le dispositif original, on montre à
l'enfant deux rangées d'un nombre égal de jetons, disposées face à
face. On demande ensuite à l'enfant s'il y a plus, moins, ou autant
de jetons dans la première rangée que dans l'autre. On écarte
ensuite les jetons d'une des rangées, donc, si vous suivez (au lieu
de bavarder, les deux là, au fond), elle est plus longue. On pose la
même question à l'enfant et, jusqu'à l'âge de 6 ou 7 ans, il
répond qu'il y a plus de jetons dans la rangée la plus longue.
Piaget en conclut que l'enfant à acquis la permanence du nombre
(conservation des quantités discrètes). Dans l'expérience
d'Olivier Houdé, un enfant de 8 ans (la conservation des quantité
discrètes n'a donc plus de secrets pour lui, même s'il le
formulerait sans doute autrement) doit, dans la condition
expérimentale, comparer deux rangées de jetons avec le même nombre
de jetons mais de longueur différente (comme dans l'expérience de
Piaget) puis deux rangées de jetons où la rangée la plus longue
est aussi celle où il y a le plus de jetons ou, dans la condition
contrôle, comparer deux rangées de jetons où plus la rangée est
longue, plus il y a de jetons. La durée significativement plus
longue (150 millisecondes en moyenne) de résolution du problème dans
la condition expérimentale montre que l'enfant doit "bloquer"
son raisonnement normal (donc le débloquer ensuite, ce qui dure,
bravo, 150ms en moyenne) pour identifier la réalité
contre-intuitive que la rangée de jetons la plus courte a autant de
jetons que la plus longue. En effet, "quasiment partout, sauf
dans la tâche de Piaget, la longueur et le nombre varient
ensemble". L'auteur en conclut que "la tâche de
conservation du nombre de Piaget ne teste sans doute pas ce qu'il
croyait". Le développement du cortex préfrontal (avec lequel
les joueur·se·s de Dr. Kawashima sont très familier·ère·s), qui sert
entre autres à inhiber, se faisant au fur et à mesure de la
croissance, le concept d'inhibition permet de comprendre autrement de
nombreux résultats d'expériences sur l'enfant (par exemple le fait
que l'enfant de 8 mois aille chercher sous un coussin A un objet
qu'on a certes caché devant lui sous un coussin A, mais qu'on a
ensuite déplacé, toujours devant lui, sous le coussin B, c'est
parfois bien dommage que ça ne marche pas avec des adultes). Pour
l'exemple précis de l'expérience de conservation des quantités
discrètes, d'autres éléments ont mis à mal l'interprétation de
Piaget. Par exemple, si on demande aux enfants de compter les jetons
dans chaque rangée avant le début de l'expérience, ils se trompent
beaucoup moins ensuite. D'autre part, si on remplace les jetons par
des bonbons, qu'on met plus de bonbons dans la rangée la plus courte,
et qu'on demande à l'enfant quelle rangée il veut qu'on lui donne
(pour les manger, ou pour les donner à une association caritative si
il a déjà plein de bonbons et qu'il veut soigner son image),
l'enjeu fait que, dès 2 ans (mais il y a une période où l'enfant
même plus âgé réussit moins), l'enfant identifie correctement la
rangée la plus intéressante. "C'est de la triche, c'est plus
facile d'identifier la supériorité numérique que l'égalité",
diront les piagétiens. "T'en connais beaucoup, dans la vrai
vie, des situations d'égalité numérique parfaite?",
répondront les auteur·ice·s de l'expérience (pas tout à fait dans les
mêmes termes). En demandant à des enfants de 3 ans de dire si une
poupée manipulée par l'expérimentateur·ice comptait correctement ou
pas, on a aussi pu constater qu'ils maîtrisaient 5 principes
numériques : l'ordre stable (l'ordre des nombres quand on
compte n'est pas interchangeable), la correspondance terme à terme
(on compte un nombre par objet énuméré), le principe de cardinal
(si le dernier nombre prononcé est x, c'est qu'on a compté x
objets), le principe d'abstraction (le dénombrement fonctionne de la
même façon pour des billes, des nounours, des bonbons, des jetons
ou des armoires normandes), et le principe de non-pertinence de
l'ordre (l'ordre dans lequel on compte ne change rien au nombre
final, ce qui est plus ennuyeux si on compte des bonbons que des
armoires normandes, sauf si les armoires normandes sont remplies de
bonbons).
Des
éclairages du même type sont fournis sur la catégorisation
(exemple d'expérience de Piaget : on dispose devant l'enfant 10
marguerites et 2 roses et on lui demande s'il y a plus de marguerites
ou plus de fleurs... il faut attendre l'âge de 6-7 ans pour que l'enfant
réponde qu'il y a plus de fleurs, même si, si on lui pose la
question, il précisera que pour qu'il y ait plus de marguerites que
de fleurs il faut rajouter des marguerites), le raisonnement logique
(c'est comme l'abonnement à la salle de sport, c'est sympa mais si
on se force pas on l'utilise jamais), la théorie de l'esprit (prêter
à autrui des connaissances autres que les nôtres, ce qui a
l'avantage non négligeable de permettre de mentir), … Seront aussi
présentées certaines des compétences les plus précoces du
nourrisson (savoir qu'un objet ne tient pas dans le vide mais aussi
qu'un objet immobile n'est pas supposé bouger sans contact physique
avec un autre objet, contrairement aux êtres vivants, savoir
qu'1+1=2 du moins en ce qui concerne les marionnettes de Mickey, …),
identifiées grâce à de nouvelles méthodologies mais aussi de
nouvelles technologies.
Le
livre est court mais surtout très très clair, et l'approche choisie
est astucieuse car elle permet de remplir son objectif premier
(présenter un état des connaissances sur la psychologie du
développement) mais aussi de réviser Piaget, et le faire brièvement
et clairement c'est plutôt un luxe. A recommander, donc, sans
réserves (surtout que même au cas surprenant où ça plaît pas le
risque est limité, le livre est super court), qu'on s'intéresse
depuis un moment à la psy du développement ou qu'on soit un·e parfait·e
débutant·e.
je plussoie, c'est un excellent bouquin :)
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