mercredi 20 février 2013

Les Premiers Liens, de T. Berry Brazelton et Bertrand Cramer

 Ne soyez pas leurrés par le titre, il ne s'agit pas d'un prequel de 50 Shades of Grey. Travail commun d'un pédiatre (Brazelton) et d'un psychiatre, ce livre a pour objectif d'éclairer la clinique du nourrisson d'un regard nouveau mais aux enjeux importants, dans la mesure où "même lorsqu'il existe une pathologie organique nette -comme une anomalie de naissance ou congénitale […] le pronostic en ce qui concerne de tels enfants dépend énormément de la façon dont les parents perçoivent et ressentent l'anomalie, et dont ils s'en accommodent".

 Dans un premier temps, les auteurs (enfin, surtout Brazelton si on en croit les recherches évoquées pour appuyer le propos) présentent les interactions entre parents et enfants en fonction du développement sensori-moteur du nourrisson. Si l'enjeu clinique est loin d'être au centre de cette première partie, il est tout de même présent : les interactions réussies sont une récompense tant pour l'enfant que pour les parents, encourageant les performances de l'enfant tout en favorisant une relation épanouie. Une étude a même permis d'observer qu'un simple échange de regards juste après la naissance a un impact positif sur l'expérience de la parentalité ("30 jours plus tard, ces parents étaient nettement plus sensibles aux signaux visuels et auditifs de leurs bébé que des parents qui n'avaient pas eu l'occasion d'une interaction visuelle immédiatement après l'accouchement"). Pour optimiser ces échanges, le parent doit être vigilant à la disponibilité du bébé (désir d'échanger, état d'éveil satisfaisant), être vigilant à ses réponses et le montrer (excitation du bébé quand il réalise qu'il peut avoir un impact sur le comportement des parents), éviter la surstimulation (et, en cas de surstimulation, ne pas interpréter les pleurs du bébé comme un rejet du parent), … Cette communication entre des interlocuteur·ice·s aux repères si différents ne va bien entendu pas toujours de soi, d'autant que le bébé, une fois maître de ce type d'échanges ("vers 4 mois, nos études démontrent que le bébé mène le jeu aussi souvent que les parents"), fait preuve d'une autonomie ("après qu'une séquence de réponses synchrones a été démarrée, le bébé a tendance à interrompre le dialogue en détournant le regard vers une autre partie de la pièce, vers sa main ou sa chaussure. C'est tellement prévisible vers 5 mois que nous en sommes venus à appeler les bébés de cet âge des "bébés-chaussures" (shoebabies)") qui peut être surprenante et douloureuse pour les parents, interprétée comme un rejet, alors même qu'il s'agit, semble-t-il, pour le bébé, d'une preuve de confiance dans la relation dans la mesure où ça implique d'accepter une distance sans crainte d'abandon ("le bébé handicapé ou prématuré qui a été "couvé" attendait souvent d'avoir sept ou huit mois avant d'oser atteindre le même état d'autonomie").

 La partie plus strictement clinique concerne principalement l'image que les parents peuvent avoir du bébé. L'enfant est, de façon plus ou moins consciente, de façon plus ou moins impérative, un projet (le "il sera bien ce qu'il voudra" de la mère de Kirikou enceinte dans la comédie musicale va bien moins de soi qu'il n'y paraît), et les interactions entre parents et enfants démarrent et évoluent dès la grossesse. Après la naissance, le bébé est également un vecteur capital d'estime de soi, à la fois en tant que miroir (amour-propre) qu'en tant que représentation de soi envers les autres. Ses premières communications (sourires, mouvements, vocalises) seront définies au départ par leur interprétation par les parents, ce qui est indispensable au développement (une communication a pour objet d'être interprétée), mais peut être dangereux dans des contextes difficiles où pathologiques, où des intentions néfastes (provocation, méchanceté, rejet, mépris) peuvent être attribuées. Rappelant, et éclairant (un terme très récurrent est celui de "fantôme dans la nursery" repris à Selma Fraiberg) des principes de la psychogénéalogie (bien que l'analyse concerne ici un maximum de deux générations), le livre développe en détail et très clairement comment les fantasmes des parents, leur vécu de leur propre enfance, les deuils non faits ou les projets abandonnés peuvent contribuer à rendre la parentalité très difficile, parfois au désarroi du personnel soignant (les auteurs ont plusieurs fois reçu en consultation des parents qui s'étaient d'abord vu répondre que les pleurs étaient dûs à des coliques et que ça allait passer). Le·a lecteur·ice thérapeute est d'ailleurs encouragé·e à laisser les parents s'exprimer : ils livreront le plus souvent eux-même la raison jusqu'ici invisible de l'angoisse ou du conflit, et seront par la suite bien plus réceptifs aux interprétations et solutions proposées. L'ouvrage s'achève sur une série de cas cliniques qui illustrent avec précision les théories proposées juste avant.

 Même si les parties "développement" et "clinique" semblent en premier lieu ne pas avoir de liens entre elles, leur complémentarité est bien plus flagrante à la fin. La partie clinique, très spécialisée mais très riche (à partir du 4ème chapitre, "Les Scénarios Imaginaires"), peut toutefois être lue séparément. C'est bien dommage que la crédibilité du tout soit ébréchée par la courte partie "Devenir père", qui semble avoir été coécrite avec Borat et David Douillet, où l'on apprend par exemple qu'il faut se préserver des dangers de "tomber dans une illusion d'identité entre les sexes", et que les bienfaits de la présence du père sont confirmées entre autres par "l'étude de garçons très féminisés (dès la fin de la deuxième année) ou dans l'histoire de certains transsexuels" (mais qu'est-ce que ça peut bien être, un garçon très féminisé à 3 ans? Il écoute Britney Spears, est fan d'Abba, de Glee et de Sex and the City et regarde les mauvaises pages du catalogue de jouets?). Bien entendu, cette partie n'est pas représentative du reste, et sa lecture n'est vraiment pas indispensable.

2 commentaires:

  1. au final tu recommandes le livre ou pas ? ou juste ton descriptif finalement suffit ? parce que la qualité de l'interaction jouant sur le développement, on le sait déjà. y a t il des exemples concrets ou ça reste de la théorie (que je connais déjà pour ma part)

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  2. Que la qualité de l'interaction joue sur le développement, en effet ce n'est vraiment pas un scoop (ou alors ceux qui lancent un regard accusateur aux parents quand un gamin fait une crise dans un supermarché sont en fait des scientifiques novateurs), mais là les facteurs évoqués sont précis et sont très bien illustrés par les exemples cliniques, donc au final je recommande le livre (même si, pour la raison précisée à la fin du résumé, je ne m'attendais vraiment pas à finir par le recommander!), je n'ai malheureusement pas su résumer correctement un contenu déjà synthétique. La partie qui concerne plus spécifiquement le développement sensori-moteur n'est peut-être pas la plus transcendante qui existe (encore que, je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu parler des shoebabies dans les PUFs ou le livre psy du développement Grand Amphi) mais elle est plutôt claire, même si elle date de 1990 (pas de réédition, grmph!) et que parfois l'âge concerné manque, ce qui est un peu embêtant quand même.

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