Utilisant la méthodologie (le plus souvent) de l'éthologie, Boris
Cyrulnik dresse un portrait de l'être humain avec, semble-t-il, la
volonté d'identifier le sens de la vie (les "idées qui brodent une
existence humaine").
Le
récit, s'il s'achève aux portes du décès (les individus "qui
toute leur vie auront vécus dans l'affection, la sécurité et
l'aventure sociale, vivront intensément les cent-vingt ans de leurs
promesses génétiques"), démarre bien avant la naissance, avec les
enjeux de la rencontre des parents. Chacun envoie à l'autre un
ensemble de signes, que ce soit à travers l'histoire familiale et le
statut social, les vêtements, l'attitude, ou même la pilosité
(cheveux, moustache... entre autres) ou l'univers olfactif (l'être
humain, contrairement au chien par exemple qui a pourtant un meilleur
odorat, se donne beaucoup de peine pour dissimuler les odeurs
corporelles) : même en dehors du cas extrême du mariage
arrangé, la rencontre et son résultat ne relèvent pas toujours
autant de la coïncidence qu'on ne pourrait le croire. L'insémination
artificielle est bien sûr également évoquée. En faisant commencer
l'histoire de l'individu à la rencontre de ses géniteurs, Cyrulnik
annonce déjà implicitement le thème de la construction du récit.
S'ensuit un chapitre où le neurologue prendra (un peu) le dessus sur
l'éthologue, qui parlera cette fois-ci de la vie du fœtus : la
vie, en effet, commence avant la naissance, et le fœtus, avant de
sortir du ventre de sa mère, a déjà développé des compétences
surprenantes (vue, ouïe, odorat, mémoire à court terme, …). On
peut même identifier des éléments de personnalité ("A la
vingt-sixième semaine, les profils comportementaux sont déjà
différents d'un fœtus à l'autre. Certains bébés sont très
suceurs, d'autres peu. Certains sont terriblement gambadeurs (956
mouvements par jour), d'autres très calmes (56 mouvements par
jour)" ). "Il sursaute, cligne des paupières, explore et
goûte quand sa mère chantonne". Une fois né, l'enfant est membre
d'une famille, plus largement d'une société, qui participeront
aussi à la constitution de son identité. L'enfant adopté aura la
possibilité de s'inventer des parents idéaux, et les rencontres qui
ont réellement lieu sont souvent source de déception. Grandir avec
une identité trop vague pousse à s'en construire une, alors que se
sentir membre d'une communauté fournit un rôle implicite. Quand la
fin de la vie approche, le thème de la construction du récit reste
présent, la personne âgée revient bien sur son passé, mais pas
d'une façon aussi linéaire qu'on ne pourrait le croire ("la
vieillesse n'est pas le résumé du drame en trois actes de notre
existence"). La mémoire prend plutôt la forme d'un
palimpseste (parchemin recouvert de plusieurs couches d'écriture,
dont on a effacé les plus anciennes pour pouvoir réécrire
dessus... enfin, moi, je savais parfaitement ce que c'était, je n'ai
pas du tout eu besoin de regarder sur un moteur de recherche) :
qu'il y ait ou non troubles cognitifs, l'entourage comme la personne
âgée elle-même pourront être surpris par la couche de souvenirs qui ressortira plus que les autres. Ainsi, une personne très âgée,
secouée par un cambriolage, demande, terrifiée, à être protégée
contre des violeurs. La demande est plutôt accueillie par de la
dérision : le cambrioleur n'a pas dû trouver urgent de se
précipiter sur cette femme de 78 ans (leur présupposé n'est pas si pertinent que ça : la vulnérabilité, en soi, augmente beaucoup les risques de viol, bien plus que l'attractivité physique). Seulement, "sa famille apprit
avec étonnement qu'elle avait été violée à l'âge de 15 ans et
qu'elle n'avait jamais eu la force d'en parler". Un autre s'étonne
de repenser régulièrement au vol très ancien de sa voiture :
lui-même ne pensait pas que ça l'avait marqué. Ces souvenirs sont
l'occasion de donner un sens au passé ("les réminiscences font
souffrir de manière détournée et quand elle ne servent pas à
faire un récit, elles martyrisent le corps"). Cependant, même si
"empêcher le récit d'un âgé, c'est l'empêcher de prendre sa
place, c'est l'exclure, c'est l'isoler affectivement et socialement",
certains récits ne peuvent être racontés, car personne ne peut les
entendre. Cyrulnik donne l'exemple d'un vigneron traumatisé par une
bataille en Algérie : l'ennemi, parfait connaisseur du terrain, avait
fait en sorte de séparer son bataillon en deux et de faire chaque
côté tirer sur l'autre, lui a vu les autres tomber autour de lui
avec la certitude qu'il allait mourir à son tour. L'armée l'a
invité à éviter de mentionner cet épisode pas assez héroïque, et ses
proches lui ont reproché d'avoir passé des vacances en Algérie, au
service des colons, pendant qu'eux travaillaient dur. Il n'a donc pu
parler de cet événement pourtant traumatisant que des années plus
tard, à son psychiatre (un certain Boris C... quelque chose) :
"pour prendre sa place dans un groupe, on doit donc faire le récit
que ce groupe est capable d'entendre".
Boris Cyrulnik parle aussi de deux éléments particulièrement
constitutifs de la société : la violence et l'inceste. Dans
les deux cas, la problématique de la distance est centrale ("pour
que la violence de l'un s'impose à l'autre comme un contresens
émotionnel, il faut qu'il n'y ait pas de représentation du monde de
l'autre et qu'une absence de communication empêche la contagion des
émotions et des idées", "tout objet ne peut pas
devenir sexuel. Le partenaire doit posséder une forme ni trop
semblable, ni trop différente, ni trop lointaine"). Quand on achète
un poulpe au supermarché, on n'est pas préoccupé par le fait
de bénéficier du meurtre d'animaux qui "pensent, agencent des
problèmes, trouvent des solutions et s'attachent à leurs petits".
La distance peut parfois être introduite artificiellement, au nom de
l'intérêt général bien sûr, comme la science ("ayant
expérimenté sur des animaux parce qu'ils n'ont pas d'âme et sont
différents par nature, ces chercheurs appliquent leurs conclusions
aux hommes, comme s'ils étaient analogues après avoir été
différents")... ou l'effort de guerre (y compris quand ce sont des
civil·le·s qu'il s'agit de massacrer). La promiscuité peut également
être source de violence, contre les autres (une société de rats,
enfermée dans une cage, devenait désorganisée, les membres
s'agressant entre eux et les mères abandonnant leurs petits à la
naissance, dès que la population dépassait un certain seuil, avant
de retrouver un comportement normal) ou contre soi-même (l'ours
enfermé dans une cage se frottant le museau jusqu'au sang, le
rituel, à fonction apaisante, devenant contreproductif). En ce qui
concerne l'inceste, Boris Cyrulnik, qui a déjà coécrit un livre
sur le sujet avec Françoise Héritier et Aldo Naouri, revient
beaucoup au complexe d'Oedipe, tout en différenciant très
clairement le phénomène psychique du passage à l'acte ("l'Oedipe
n'est pas l'inceste. Le petit garçon qui demande sa mère en mariage
structure son affectivité et non pas sa sexualité").
L'interdit de l'inceste contribue à définir la famille, donc la
société ("si une loi autorisait l'inceste mère-fils, je suis prêt
à parier que cette permission légale ne modifierait pas les
comportements sexuels"). Comme je l'ai dit plus haut, selon Cyrulnik le modèle
explicatif principal de l'inceste est le manque de distance ("il n'y
a pas d'émotion à toucher l'autre, comme si c'était soi-même, et,
dans ce cas, on se demande pourquoi il y aurait un interdit à
toucher son propre corps"), ce qui éclairerait entre autres des
comportements incestueux chez les sujets atteints d'une pathologie
qui empêche de se différencier de l'autre (schizophrénie,
Alzheimer, ...). En plus de contraster avec l'analyse plus récente et bien plus solide de Dorothée Dussy , qui précisément travaille à partir du passage à l'acte et non de l'interdit et des représentations qu'il implique (pour elle, il s'agit d'abord d'une expression de domination particulièrement totale et violente), l'approche parfois extrêmement détendue de l'auteur (qui utilise d'ailleurs surtout comme illustration des incestes mère/fils) a de quoi faire grincer des dents ("La société ignore tout de ces trames
familiales, joviales, amoureuses ou tragiques, mais toujours
secrètes") d'autant qu'elle contraste, c'est le moins qu'on puisse dire, avec les témoignages de victimes.
Vous l'aurez constaté, l'approche est très pluridisciplinaire, du
développement sensoriel du fœtus aux interdits constitutifs de la
société, en passant par les conditions du bon vieillissement chez
le chien (si si!). Et, alors que pour l'essentiel les informations
sont très documentées et des sources précises citées, d'autres
fois sont écrites des généralités aussi absurdes qu'affligeantes,
qu'il faut relire plusieurs fois pour s'assurer que l'auteur a bien
écrit ça, en cherchant désespérément un indice qui annoncerait
qu'il plaisante (du coup on ne sait pas trop quoi penser des phrases
intermédiaires, comme "les âgés vivant en institution se
rappellent davantage les faits anciens que les faits récents, à
l'inverse des sujets demeurant à leur domicile" : il dit ça parce
que ça sonne bien, ou il a de solides raisons de le croire?). Petit
florilège :
"Les
petits Occidentaux aujourd'hui ne savent pas qui est leur père. Ils
connaissent la biographie de Balzac, de Marx ou de Michel Platini,
mais ne savent pas que leur père a une histoire, ils ne peuvent pas
constituer leur génogramme, ni même dire quel est son métier." Je
ne sais pas ce qui manque le plus de crédibilité : que les
petits occidentaux ne sachent pas quel métier fait leur père, ou
que les enfants d'aujourd'hui (en 2000) soient des experts de la vie
de Platini, qui n'est pourtant pas pour grand chose dans le
célébrissime "3-0" qui a eu lieu 2 ans avant (et si des profs de
français passent par là, j'attends avec impatience leurs lumières
sur la connaissance encyclopédique de la vie de Balzac par leurs
élèves). On peut par ailleurs rêver, au moment où des ouvriers
meurent sur les chantiers au Qatar pour préparer les stades de la
Coupe du Monde, que Platini connaisse un peu mieux Marx, mais c'est
un autre sujet.
"Comment
vont-ils raconter l'histoire d'un père transparent, d'une mère
débordée, d'une école morose et d'une anxiété monstre, sans
commémorations ni fêtes?" Eh oui, tous les pères du monde sont
désormais transparents, ce qui est bien pratique pour être agent secret mais n'est pas sans inconvénients, par exemple depuis la
naissance de ma fille aînée je n'ose plus m'asseoir dans le métro
car les gens s'assoient systématiquement sur moi, c'est très
inconfortable et en plus je me fais engueuler. Les mères sont aussi,
c'est un cauchemar, devenues débordées du jour au lendemain, alors
que quand la contraception existait peu et que la participation aux
tâches ménagères était encore plus inégalitaire, elles avaient
un temps libre indécent une fois qu'elles avaient fini de s'occuper
de leurs 6 enfants (un de plus si on compte le mari) et en étaient
réduites à faire des études de chirurgie et du sport de haut
niveau pour ne pas trop s'ennuyer. Et, alors que le quotidien
d'aujourd'hui est morne et gris, avant, tous les jours (mais surtout
les jours d'école et les jours de commémoration) tenaient de la
comédie musicale.
"Pendant
les guerres il n'y a plus d'insomnie parce que les rythmes sociaux
sont parfaitement synchronisés". Les alarmes et les bombardements
étaient d'ailleurs particulièrement propices à l'ambiance sereine
propre aux temps de guerre, et l'incertitude du retour des proches
qui sont au front donnait à la vie un piment qui manque un peu
aujourd'hui.
On
continue? "Le Code Civil parlait alors de la "puissance
paternelle". Dans sa grande tolérance, il a dû, sous la pression
des féministes, remplacer cette belle expression par celle
d' "autorité parentale" qui, à peine décrétée,
devint désuète" (les méchantes féministes et leurs fameux
ciseaux...).
"La
simple présence du père donne à la femme une place affective
différente : c'est aussi la femme du père, elle n'est pas
consacrée aux besoins physiques de l'enfant, elle peut aussi
ressentir des plaisirs différents des siens." Oui, parce que comme
la femme n'a pas d'identité (il l'a expliqué plus haut : la
société moderne lui intime de ne pas construire de famille au nom
de l'indépendance alors qu'elle a tellement besoin d'un soutien
masculin, et pour une raison inconnue une femme ne peut pas fonder
une famille ET s'épanouir personnellement et professionnellement,
les hommes n'étant pas, on ne sait pas non plus pourquoi, concernés
par ces problèmes), elle n'existe que soit pour son mari et ses
enfants, soit uniquement pour ses enfants, ce qui n'est bien sûr pas
un problème pour elle mais peut l'être pour les enfants en
question.
Si
le "c'était mieux avant" (alors que, comme le rappelle GiedRé, "avant il y avait les 2b3") niais et très mal argumenté
au mieux fait sourire et au pire agace, la légèreté est,
justement, bien moins légère, quand elle est au service d'un
discours sexiste plus que douteux, qui confirme la mauvaise
impression donnée par la plaisanterie faite au début du livre (à
propos de Lacan, spécialiste du fétichisme des étoffes, qui les
collectionnait lui-même) "la perversion des étoffes n'existe pas,
sinon toutes les femmes en seraient atteintes", qu'on avait plutôt
envie d'oublier.
J'ai consacré par mal de place à ces extraits étranges, parce que
le malaise est réel, mais quantitativement leur présence est
infime, et le livre n'est par ailleurs pas dénué d'intérêt, que
ce soit pour l'originalité de l'approche éthologique ou le thème de
la construction du récit. Leur présence en est d'autant moins indispensable.
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