Contrairement à ce qu'on
pourrait supposer, pour d'évidentes raisons de titres identiques, ce
livre n'est pas la traduction de celui-ci (le titre contient aussi
une référence à Des hommes ordinaires, de Christopher
Browning). Le thème est cependant semblable: une exploration de la
cruauté dont l'humain est capable, pour essayer de comprendre
comment elle est possible et comment la prévenir. Une différence
notable est que, là où l'auteur du Lucifer Effect américain
est chercheur en psychologie sociale, l'auteur de ce livre-ci est
psychiatre et militaire, on peut donc sans prendre trop de risques
supposer qu'il a vu de près des situations d'affrontement, et qu'il
a eu à soigner des auteur·ice·s et des victimes.
La majeure partie du livre est constituée de
récits très détaillés de situations de violence extrême, parfois
directement à travers les récits des bourreaux, dans de nombreux
contextes différents : chronologiquement cela va du massacre de
la Saint Barthélémy aux tortures à Abu Ghraïb, géographiquement
des Etats-Unis (émeutes de Los Angeles en 1992) au Cambodge
(dictature des Khmers rouges). Les comptes rendus sont explicites et,
le moins qu'on puisse dire, c'est que la lecture est éprouvante, ce
qui n'a par ailleurs pas été sans poser question à l'auteur
("cette immersion dans la cruauté ne risquait-elle pas de réveiller
chez le lecteur une forme de satisfaction perverse ou de fascination
révulsée?"), même si son choix est assumé ("si on ne fait pas
surgir l'horreur du mal devant les yeux du témoin, il ne peut le
discerner"). La nature des violences elle-même est très diverse :
il sera question de tortures (guerre d'Algérie, Abu Ghraïb,
Guantanamo, …), de génocides (celui des Khmers rouges, le génocide
arménien, celui des Tutsis par les Hutus au Rwanda), de massacres de civils
(les habitants de My Lai pendant la guerre du Vietnam, la Saint
Barthélémy), de violences policières (le lynchage de Rodney King,
dont l'impunité des auteurs a déclenché les émeutes de Los
Angeles), mais aussi plus ponctuellement des violences qui ont suivi
la Libération, de bizutage, de corrida, …
La lecture, je l'ai dit plus tôt, est éprouvante,
et elle l'est d'autant plus que les explications des mécanismes
permettant ou conduisant à la violence se font désirer... Il faut
avoir lu les deux tiers du livre pour atteindre la partie qui
s'annonce explicative ("Comprendre le mal", puis "Combattre
l'effet Lucifer"), mais même cette partie est surtout constituée
de descriptions. Les éléments d'explication semblent presque
données par hasard, au détour de tel ou tel récit. Dans
l'introduction, l'auteur constate que les gardes de l'expérience de
Stanford (des sujets occupent une prison virtuelle, le hasard
détermine qui sera garde et qui sera détenu, l'expérience est
extrêmement détaillé dans l'autre livre qui s'appelle Lucifer
Effect) ont à la fois le pouvoir de relever les infractions et
de les punir ("ils cumulent les pouvoirs de police et de justice"),
ce qui leur enlève un garde-fou contre la cruauté et les
déresponsabilise (situation qui par ailleurs rappelle le problème
des contrôles au faciès, et va dans le sens des associations qui
proposent la remise d'un récépissé pour y remédier). Alors qu'il
rapporte des éléments d'un procès de soldats qui ont maltraité
l'un des leurs (coups, privation d'eau par 45°C) jusqu'à provoquer
sa mort parce qu'ils le suspectaient de simuler, il décrit l'effet
de groupe qui a probablement eu lieu (à travers l'opposition entre
un chef virulent et un soldat jugé paresseux, les militaires ont
préféré se représenter comme membre d'un groupe de bons soldats,
par opposition à la victime, donc se sont plus spontanément
formalisés de l'éventuelle simulation que de l'acharnement du
lieutenant) et insiste sur les euphémismes employés lors du procès
(l'avocat tient à parler de bourrades plutôt que de coups, l'auteur
sort le dictionnaire pour montrer à quel point c'est absurde) ou la tentative d'un partage de responsabilités (l'avocat, comme si cela aurait pu apporter la moindre justification, insiste sur le fait que, quand même, la victime était quelqu'un de paresseux).
D'autres éclaircissements du même type sont proposés, mais ils
sont eux aussi disséminés au milieu des récits, et certains sont
moins convaincants que d'autres (description de l'effet de foule par
Gustave Le Bon, mais son livre datant de la fin du XIXème siècle et
étant souvent considéré comme le premier livre de psychologie
sociale on peut imaginer que la science a avancé depuis sur le
sujet, pulsion de mort de Freud, neurones miroir décrites
succinctement et dont on peut probablement douter qu'elles produisent
des comportements, …). On peut donc s'interroger sur le but
recherché en écrivant ce livre, l'explication des mécanismes
n'étant pas au centre. Un objectif moral, rappelant de quoi l'humain
est capable, la fragilité de la non-violence ("la cruauté humaine
est immense, universelle, constante")? L'auteur·ice de violences, devant
la diversité des situations évoquées, saura vite passer outre, le·a
tortionnaire expliquant qu'il n'a rien à voir avec l'auteur·ice de
génocide, l'organisateur·ice de bizutages argumentant qu'il est ridicule
de comparer ce qu'iel fait à de la torture, … Le livre aura
toutefois le mérite indéniable de montrer que chacun·e, en tant que
citoyen·ne sinon en tant que personne, doit se sentir impliqué·e, que la
cruauté n'est pas spécifique à de supposés barbares, par
opposition à une civilisation qui ne serait pas concernée par tout ça
("nous la percevons comme étant d'une autre époque, d'une autre
culture, alors qu'elle est sous nos yeux").
S'il est difficile de synthétiser un contenu aussi
divers, certains passages sont particulièrement intéressants, comme
le commentaire du livre de Paul Aussaresses sur la guerre d'Algérie
(il est précisé que le général est diplômé de Khâgne, ce qui
rappelle d'une part que la brutalité n'est pas particulièrement
liée à un manque de culture, d'autre part que c'est un expert dans
le maniement du langage qui euphémise ses actes, en parlant par
exemple de "neutraliser" pour désigner des exécutions ou en
parlant des "bouteilles sacrifiées" et en oubliant les civils tués
en racontant une fusillade dans un bar), le rappel que les situations
de génocide, malgré l'aspect industriel du meurtre donc le souci
d'efficacité, s'accompagnent de pillages et d'une surenchère de
cruauté, le chapitre sur la profession de bourreau, celui sur les
limites des tribunaux internationaux pour juger les crimes de guerre,
ou encore le moment où l'auteur loue la condamnation publique et
sans ambiguïté par des responsables militaires des violences qui ne
seraient pas indispensables (en particulier après la statistique,
qui fait frémir, des résultats d'un questionnaire anonyme révélant
que "seuls 47% des militaires de l'armée de terre et 38% des
marines admettaient que les personnes non combattantes devaient être
traitées avec dignité et respect").
Si les éléments d'explication se font souvent, de
manière frustrante, désirer, la multiplicité des situations de
violence extrême donne une idée de l'amplitude de la tâche. Dans
le cas spécifique de la condamnation de violences commises par des
forces armées (torture, exécutions extrajudiciaire de prisonnier·ère·s,
attaques commises sur des civils, …), l'auteur a, en tant que
militaire, une légitimité particulière.
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