Avec ce titre faisant allusion à un classique de la psychologie, l'auteur, chirurgien, s'en prend à Paul Broca, ou plutôt à
ceux et celles qui, pendant environ cent cinquante ans, se sont appliqué·e·s à
ne pas remettre en question sa découverte. Broca a en effet été à
l'origine d'une grande avancée dans les neurosciences en prenant
l'initiative d'examiner, après son décès, le cerveau d'un patient
surnommé "Tantan" car il était incapable (ce qui
semblait passablement l'agacer, on le comprend) de verbaliser autre
chose que cette syllabe. L'intuition du médecin fut payante :
le cerveau avait en effet une lésion bien nette, dans une zone qui
sera désormais appelée "aire de Broca" et associée à l'émission de la parole.
Cette découverte constituera un arbitrage en faveur du
localisationnisme, qui prêtait au cerveau des aires spécialisées
consacrées à telle ou telle compétence, et qui jusqu'ici
s'opposait au holisme, qui voyait le cerveau comme un tout... étape
assez importante pour être racontée à tou·te·s les étudiant·e·s de L1 de
psychologie. Autant dire qu'après avoir consacré un temps certain à
tenter de retenir, avec plus ou moins de succès, quelle aire avait
quelle fonction, c'est plutôt avec défiance que j'ai ouvert ce
livre...
Contredire Broca a pourtant un enjeu bien
spécifique et on ne peut plus concret : Hugues Duffau a en
effet pour spécialité d'extraire des tumeurs au cerveau à des
patient·e·s éveillé·e·s, en testant au fur et à mesure de l'opération,
avec l'assistance d'un·e neurologue, les compétences impactées selon
l'ampleur de l'ablation, afin de pouvoir retirer le plus gros volume
de tumeur possible tout en préservant au maximum la qualité de vie.
Les découvertes successives de l'auteur et leurs enjeux nous sont
expliqués à travers le récit de l'opération de Patricia,
étudiante en droit souffrant d'une tumeur, des entretiens préalables
dans le bureau du chirurgien à la procédure elle-même dans le bloc
opératoire. La tumeur de Patricia a la spécificité de se
trouver... sur l'aire de Broca. Ceci ne l'empêche pas de poser de
nombreuses questions durant l'entretien, alors que la théorie
voudrait qu'elle soit incapable de formuler un mot. L'auteur
l'explique par le fait que la tumeur progresse lentement, laissant au
cerveau le temps de se réorganiser en remplaçant les connections
neuronales existantes par d'autres : il oppose au modèle
localisationniste un modèle connectionniste. Le cerveau serait
constitué de "réseaux délocalisés, parallèles et interactifs"
et non d'aires spécialisées et figées. L'enjeu n'est donc pas de
tenir le scalpel éloigné de tel ou tel secteur prédéterminé mais
d'éviter d'endommager un hub, un point particulièrement central
du réseau, comparable à une station de transports en communs qui
réunirait de nombreuses lignes différentes.
En dehors des détails techniques, le livre est
particulièrement cohérent avec le titre dans la mesure où il
constitue un plaidoyer pour le dépassement des dogmes dans la
recherche. L'auteur évoque les encouragements qu'il a reçus, y
compris de chirurgien·ne·s prestigieux·ses alors qu'il était étudiant, mais
aussi l'adversité rencontrée dans sa carrière, qui selon lui n'a
jamais porté de façon sérieuse sur les faits ("je me contente
alors de dire : "je vous ai montré mes chiffres, basés sur un
grand nombre de patients, qui tous ont bénéficié de tests
objectifs après les interventions, et cela après vingt ans de
recul : je ne crois qu'aux faits. Maintenant, je voudrais voir
vos résultats à vous." Généralement, ma tirade coupe court à
toute discussion superflue"). Il utilise souvent l'analogie entre
les aires figées du localisationnisme et le dogmatisme, par
opposition au mouvement créatif du cerveau selon le connectionnisme,
peut-être parfois de façon un peu tirée par les cheveux ("il
apparaît de plus en plus nettement que le modèle localisationniste
du fonctionnement cérébral imposé par la société aux
neurosciences depuis cent cinquante ans n'a jamais reflété
l'organisation du système nerveux central. Cette méprise a sans
doute fortement accentué la rigidité hiérarchique de notre
société" : Broca passe de médecin-chercheur à organisateur de la société dans son ensemble!). On peut toutefois constater, dans ce récit qui reste
celui d'une aventure individuelle, l'importance donnée au groupe :
Hugues Duffau, lors des entretiens avant l'opération, ne reçoit le·a
patient·e que s'iel est accompagné·e de ses proches, son récit de
l'opération montre qu'il communique avec le·a patient·e bien sûr mais
aussi avec le·a neurologue et les étudiant·e·s présent·e·s en observation,
il oppose son organisation ("nous avons mis en relation plus de 350
centres dans plus de 50 pays, dont les responsables sont venus dans
notre département et peuvent désormais communiquer entre eux par
notre intermédiaire et de façon directe") au cloisonnement des
savoirs qui peut exister dans le monde universitaire ("Vous pensez
que les scientifiques, chercheurs ou cliniciens des différentes
disciplines échangent beaucoup entre eux : leurs savoirs, leurs
techniques? Détrompez-vous!", "les communautés de la recherche
vivent cloisonnées à l'intérieur des lieux de pouvoir où elles
ont émergé. La science transdisciplinaire n'existe que très peu
dans les faits"), …
Le livre est au final un objet étrange, qui mêle
des explications sur un sujet extrêmement spécifique (les
opérations du cerveau sur des patient·e·s éveillé·e·s, dont l'intérêt
n'a pu être perçu qu'en dépassant l'approche localisationniste,
qui n'avait été que très peu remise en question malgré ses
lacunes) à une ode à la créativité et à la ténacité bien plus
générale qui, il faut le dire, n'est pas extrêmement originale
("L'anéantissement des dogmes réclame de longs et laborieux
efforts"... on pourrait presque ajouter un paysage de mer ou de
montagne derrière et le partager sur les réseaux sociaux), mais
c'est peut-être cet assemblage improbable qui rend le livre si
personnel, sans compter que les messages peu contrariants sont
incarnés par le parcours de l'auteur, qui a surmonté des obstacles
bien réels grâce à sa confiance en sa capacité de briser les
dogmes.
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