lundi 21 octobre 2019

Un merveilleux malheur, de Boris Cyrulnik




 L'auteur est clair dès l'intro : le titre ne veut pas dire ce que vous croyez qu'il veut dire ("Un malheur n'est jamais merveilleux. C'est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur"). Ce qui intéresse Cyrulnik, et qu'il souhaite mettre en valeur, ce sont les nombreux paradoxes attachés au parcours de résilience, où une souffrance insoutenable contraint à chercher des ressources, de la beauté, pour tenir, où un passé qui appelle à la pitié est le terreau d'un avenir qui force l'admiration ("chaque terme souligne l'autre, et le contraste les éclaire", "la gangrène et la beauté, le fumier et la fleur se trouvent ainsi associés lors de l'adaptation au fracas", "le bâtiment ne tient debout que grâce à la croisée des ogives, les deux forces opposées sont nécessaires à l'équilibre"). Si des facteurs aidants sont regroupés dès l'intro (le déni, la rêverie, l'intellectualisation, l'humour, qui permettent de prendre des distances), se remettre du pire implique en effet des subtilités, des nuances, des paradoxes : l'institution, la famille aidante doivent tendre la main mais en respectant les conditions nécessaires pour rendre autonome, celui ou celle qu'on avait envie de protéger quand sa détresse donnait un sentiment de supériorité ne devient plus assez gratifiant·e quand iel commence à aller trop bien, ou au contraire son vécu est trop insoutenable pour qu'on ait envie de s'y confronter, le récit peut être libérateur ("raconter son désastre, c'est le faire exister dans l'esprit d'un autre et se donner ainsi l'illusion d'être compris","c'est aussi faire de son épreuve une confidence qui prend valeur de relation") mais aussi destructeur ("quand une victime se dévoile, elle se met à nu, exposée au regard des autres, parfois gourmand souvent moqueur"), ... L'oxymoron si précieux pour l'auteur n'est pas à confondre avec l'ambivalence : "l'oxymoron décrit une pathologie de la coupure du lien qu'il faudra renouer, tandis que l'ambivalence désigne une pathologie du tissage du lien".

 Mais, paradoxe dans la structure même de l'ouvrage, ce livre qui parle de lien, de nœuds, de tissage, est extrêmement décousu. L'auteur semble naviguer au gré des idées selon un fil conducteur franchement pas toujours identifiable, et bombarde le·a lecteur·ice de notions qui se succèdent rapidement, de développements théoriques franchement brefs, de récits de vie souvent terribles et éprouvants émotionnellement, de textes littéraires pour éclaircir ou illustrer, parfois de recherches scientifiques plus quantitatives commentées. Les nuances ne sont pas discutées sur la longueur, les contradictions ne sont pas vraiment confrontées, les éléments sur une même thématique ne sont pas rassemblés (il y a pas mal de redites)... malgré l'abondance d'affirmations il y a au final peu de substance pour une compréhension solide sur ce thème pourtant si important. Plus embêtant, si de nombreux vécus individuels sont racontés, le passé traumatique semble constituer une sorte de bloc, comme si la perte des parents, la maltraitance par les parents, la guerre, le génocide, l'inceste, l'exclusion de la communauté appelaient pour l'essentiel aux mêmes réponses. Ces objections sur la forme peuvent sembler un peu pointilleuses : une ressource est une ressource, et puis un·e lecteur·ice peut bien prendre la peine de mettre de l'ordre lui ou elle-même quand un si précieux savoir, sur un sujet si fondamental, est dispensé. Le problème, c'est que le fond lui-même est parfois franchement inquiétant.

 J'ai évoqué plus haut les redites, les paradoxes aussi, mais Cyrulnik dit parfois aussi une chose et son contraire. Un exemple particulièrement problématique (mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres!) est quand il évoque dans une même phrase la réalité et la violence des incestes et... la tendance des mères à en inventer pour être victorieuses en situation de divorce (au plus grand mépris de la réalité judiciaire), le tout quelques lignes avant de décréter que les données chiffrées sur la maltraitance, ça ne sert à rien (parce que tout le monde aurait une notion différente de la maltraitance... l'homme qui dit avoir dirigé une cinquantaine de thèses ignore donc que quand une recherche sérieuse chiffre quelque chose, les termes sont en général strictement définis, point de méthodologie basique), et pousse le manque de rigueur jusqu'à asséner "plus on a de connaissances, moins on a de convictions" un paragraphe seulement après avoir appelé à ne surtout pas avoir de connaissances. Sur le thème de l'inceste il ne s'arrête d'ailleurs pas là : celui qui parlait d' "inceste joyeux" dans Les Nourritures Affectives enfile un costume de chevalier blanc un peu plus tard ("toutes les petites victimes d'inceste ont lancé des signaux de détresse. Mais on les a fait taire en disant qu'elles fantasmaient"), avant d'enchaîner sur un développement sur les faux souvenirs où règne la confusion la plus totale (il mélange sans sourciller psychologie sociale, hypnose, faux souvenirs induits par des thérapeutes, évoque le travail de Susan Loftus en quelques lignes sans développer) avant de décrire des hypothétiques regroupements de victimes sur un ton complotiste, sur ce sujet très technique où la moindre imprécision est dangereuse. Bien moins grave, mais ça n'aide pas à le prendre au sérieux, il balance parfois sans prévenir des phrases qui semblent sorties d'un générateur aléatoire ("est-ce qu'une facture a vraiment plus de valeur qu'un homme handicapé?" -prenez-ça dans la gueule, les nombreuses personnes qui n'arrêtent pas de dire qu'une facture a plus de valeur qu'un homme handicapé-, ou encore "on demande le nombre d'années de cotisations pour la retraite à des enfants évadés", qui va continuer de me fasciner pendant un moment). Il explique aussi le plus sérieusement du monde qu'il n'est pas important de se soucier du bien-être matériel des enfants orphelins ("si vraiment nous voulons aider ces enfants blessés, il nous faut les rendre actifs et non pas les gaver")... juste après avoir insisté sur le dénuement dont ils étaient très souvent victimes.

 Est-ce bien pertinent de s'attarder sur des détails quand on a entre les mains le travail d'un scientifique de cette stature? Hélas, comme je l'ai dit plus haut, Cyrulnik bombarde, et des détails qui font tiquer, il y en a d'autres, y compris des affirmations qui tiennent carrément de l'intox. Passons sur l'exemple des enfants soldats (on ne saura pas desquels il parle, mais ça ne semble pas très important) qui tuent "le plus gentiment du monde" et "rentrent chez eux tranquillement après une journée de travail"... l'extrême pauvreté? Les violences physiques et sexuelles? La drogue pour amplifier les performances physiques, aliéner et accessoirement ne pas s'effondrer en commettant de telles violences? L'auteur ne pousse pas le souci de documentation jusque là. On peut certes argumenter qu'il n'est pas historien (cela dit moi non plus!), mais sur la psychologie, sur des thèmes qu'il choisit lui-même de traiter, il est souvent perturbant. Choix particulièrement étrange sur la forme : la théorie de l'attachement, omniprésente (à juste titre!) alors qu'il est si souvent question de recréer des liens après des séparations tragiques, n'est mentionnée que deux fois, l'une dans l'intro pour dire qu'elle est influente, l'autre implicitement en nommant une forme d'attachement insécure. Cyrulnik prétendra pourtant (quatre lignes après cette seconde mention!) que "personne ne sait pourquoi ces enfants sont tellement vulnérables à toute perte affective", alors qu'il est forcément parfaitement au courant du contraire. Intox difficilement explicable aussi quand il évoquera le si précieux travail d'Antonio Damasio dans L'Erreur de Descartes, et répétera encore et encore que la lésion évoquée atteint la capacité de planifier, de se représenter le futur, alors que ce n'est vraiment pas le cas (c'est la capacité de ressentir des émotions qui est atteinte, ce qui a un effet radical sur la motivation, mais, précisément, Damasio a testé les capacités de planifications qui étaient intactes, ce qui l'avait sur le coup laissé perplexe). 

 Vous l'aurez compris, c'est un livre que je ne recommande pas particulièrement, et ce serait presque manquer de respect à l'auteur de le recommander tant lui-même ne semble pas s'être préoccupé d'écrire un ouvrage de qualité.  Certains éléments sont certes intéressants, mais c'est cher payé quand par hasard on y accède, avant de replonger dans des développements dont au mieux on ne sait pas s'ils sont sérieux ou non.

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