samedi 23 novembre 2019

Violences ordinaires et hors-normes, dirigé par Roland Coutanceau et Samuel Lemitre




 Le titre en lui-même ouvre des horizons assez vastes… L’ordinaire désigné concerne-t-il la norme légale, sociale, celle de la santé mentale opposée au pathologique? La violence ordinaire est-elle un mal nécessaire, est-elle par ailleurs toujours acceptable? D’ailleurs, dans quelle mesure la norme ne définit-elle pas la violence? Si tous ces sujets ne seront pas explorés, le livre couvre un large éventail, allant de l’inévitable thème de la normalité ou non des auteur·ice·s des violences les plus extrêmes tels que les terroristes, les serial-killers ou les participant·e·s aux crimes contre l’humanité ("peut-on sortir du balancement sempiternel entre la démonisation ("ce sont des monstres") et la généralisation ("tout le monde peut le faire dans certaines circonstances"?") à l’extrêmement spécifique et pour le moins anormal (le matricide avec décapitation), en passant par la violence conjugale féminine, la légitimité des différents outils de prédiction de la violence, le néonaticide, le harcèlement scolaire qui est d’une certaine façon une violence normative, l’origine du comportement violent soit dans le développement humain (à quel âge commence-t-on à être violent? que faire de ces comportements?) soit d’un point de vue plus évolutionniste (fonction homéostatique pour faire face à un débordement sensoriel ou émotionnel, …). La longueur des différents chapitres est très variable aussi, et certains thèmes seront traités plusieurs fois, des fois de façon complémentaire, des fois d’une façon qui s’apparente plus à un doublon.

La notion de norme et de violence se prête particulièrement à une approche statistique. Laurent Bègue va par exemple fournir un certain nombre de données sur les facteurs de risque, tout en rappelant ce qu’il ne faut surtout pas en faire puisque la stigmatisation elle-même est un facteur de risque, à la fois par l’isolement social qu’elle provoque et par le désir qu’elle suscite, dans un retournement du stigmate, de rechercher une valorisation dans le comportement violent qui a été prédit. Cet enjeu de la désirabilité sociale sera particulièrement mis en valeur avec le travail d’Eric Verdier sur le harcèlement scolaire : un comportement violent qui est source d’orgueil dans la discrétion, devant un public choisi, devient honteux quand il est exposé crûment devant un groupe plus large, en particulier quand la victime est présente. Concernant l’utilisation des statistiques pour anticiper les comportements violents, Mathias Rio compare, de façon critique, les différents outils disponibles, aucun n’étant tout à fait satisfaisant.

 La norme se glisse aussi, même si c’est plus confortable de l’oublier, dans la recherche. On peut l’observer dans le chapitre de Bintou-Miranda Sanoko, Suzanne Léveillée et Anne Andronikof sur la violence des femmes sur les hommes dans le couple. Si elles rappellent que "les auteurs d’approche féministe ont pourtant été parmi les premiers à relever l’existence de violences conjugales commises par les hommes", une confrontation est toujours d’actualité entre une perception, comme celle de Lundy Bancroft, de la violence conjugale comme intimement liée au patriarcat (selon cette approche, la violence conjugale féminine ne relève pas du "terrorisme intime" -la violence a pour objet de maintenir une situation de domination dans le couple-, mais de la "violence situationnelle", qui relève d’un acte de violence dans des situations spécifiques, parfois dans des cas de légitime défense) et celle qui la conçoit plutôt comme un problème interindividuel, où la prise en compte du genre n’a pas sa place. Le chapitre est certes très court, mais cite beaucoup de recherches et de méta-analyses, la compréhension fine de tous les arguments demande donc un travail supplémentaire conséquent, et il semble qu’il n’y ait pas encore de consensus scientifique concernant l’une où l’autre approche. Celle choisie par Roland Coutanceau est en revanche limpide dès le titre du chapitre qu’il consacre au "crime passionnel", dénomination extrêmement problématique en soi puisqu’elle met l’accent sur les supposés tourments émotionnels de l’auteur qui deviennent implicitement le motif des violences. Et le chapitre est hélas cohérent avec son titre : contrairement à l’auteur, petite chose fragile possédée par sa souffrance, la victime est, est-ce une surprise, "l’objet de l’acte". Celui qui est violent au point de tuer est humain, trop humain, la victime ne peut même pas prétendre au statut de sujet. Cette conception donne parfois lieu à des passages surréalistes, tels que, concernant le passage à l’acte, "on soulignera le rôle de certaines attitudes (rires ou sourires vécus comme moqueries) ou parfois de certaines phrases malheureuses vécues comme particulièrement provocatrices comme le classique "t’as pas les couilles pour tirer" face à un partenaire menaçant d’un fusil chargé" : c’est vrai ça, quelle idée d’aller provoquer une personne si sensible, alors qu’il n’avait pas de mauvaise intention, il était juste en train de menacer sa conjointe avec une arme à feu chargée, c’est quand même le genre de choses qui arrive à tout le monde. Lundy Bancroft l’explique très clairement : si les éléments psychologiques décrits (immaturité, dépression, honte de la séparation) jouent un rôle dans la forme des violences, leur motivation principale est une volonté de domination non négociable, vécue comme légitime. S’il a pu l’analyser et l’argumenter finement, c’est par le contact avec les auteurs et les victimes, ce qui est il est vrai peu compatible avec le fait de leur donner un statut d’objet. Roland Coutanceau, dans un chapitre qui a tous les aspects d’une approche scientifique (vocabulaire, structure, …), aligne de nombreux poncifs souvent reprochés aux articles de la rubrique faits-divers de la presse, pourtant a priori rédigés par des professionnel·le·s moins formé·e·s. C’est d’autant plus surprenant qu’il a codirigé un livre sur les violences conjugales... et sérieusement inquiétant quand, après avoir occulté un aspect essentiel du sujet, il déplore la difficulté de "tenter d'en décoder les éléments précurseurs".

De nombreuses pistes d’explication sont aussi fournies concernant ceux·elles qui commettent le pire, dont il est vite tentant d’oublier, voire d’exclure, qu’iels soient normaux, ou même humain·e·s ("dans l’imagerie populaire, le psychiatre c’est "celui pour qui tout le monde est fou"… mais c’est aussi et surtout celui qui trouve normal ceux qui se présentent à la plupart comme des fous criminels"). Roland Coutanceau présente de manière synthétique ce qui est recherché lors d’une expertise psychiatrique (l’axe de la personnalité, l’analyse du passage à l’acte c’est à dire ce qui s’est passé avant, pendant, et, ça a aussi une grande importance, après, et l’approfondissement de thématiques spécifiques liées à l’acte lui-même). Daniel Zagury détaille de façon nuancée les spécificités psychiques des serial-killers, des participant·e·s aux génocides, des terroristes djihadistes (s’appuyant entre autres sur le travail de Marc Sageman, il rappelle que les cibles sociologiques des recrutements de l’organisation de l’État Islamique et d’Al Quaeda ne sont pas les mêmes). Concernant la violence dont chacun·e serait capable, Johan Lepage reprend de façon très détaillée les résultats des expériences de Milgram, et de leurs réplications ultérieures. La notion d’état agentique de Milgram (le sujet perd son individualité pour accomplir la mission donnée) est prolongée par Françoise Sironi avec la notion d’homme système : s’appuyant certes sur le cas d’une personne spécifique (le bourreau Khmer rouge Duch, avec lequel elle a eu de nombreux entretiens dans le cadre d’une expertise judiciaire) dans un contexte spécifique (le régime de Pol Pot, responsable de deux millions de morts en trois ans et demie), elle montre comment une personne peut renoncer à sa propre individualité pour devenir, intégralement, au service d’une idéologie, à travers entre autres des mécanismes d’hyper-adaptation et de clivage. Quatre éléments, nommés techniques traumatiques, sont entre autres identifiés : la frayeur (omniprésence du risque de mort), la douleur physique (ce qui inclut l’épuisement par le stress, le manque de sommeil), la douleur psychique ("un sentiment d’effraction psychique et de totale transparence aux yeux d’autrui") et l’absurdité logique.

 Ce livre est un objet particulier du fait de son contenu très diversifié par les thématiques des chapitres, et même leur longueur, leur qualité (mais ne le répétez pas), la formation des auteur·ice·s. Sur un thème qui laisse difficilement indifférent·e, c’est autant de visions à explorer, que ce soit pour se satisfaire du contenu du livre ou pour approfondir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire