mardi 2 avril 2019

Le vrai visage des terroristes : psychologie et sociologie des acteurs du djihad, de Marc Sageman





 Psychiatre et ancien membre de la CIA, Marc Sageman donne des éléments pour mieux comprendre le terrorisme djihadiste, plus précisément celui d’Al Qaida (le livre date de 2004), qu’il appellera djihad global salafiste. Ses statuts n’étaient pas sans me donner une certaine appréhension (lire la propagande d’un ancien de l’organisation qui a contribué à l’usage massif des "méthodes d’interrogatoire améliorées", qui ne sont ni améliorées ni des méthodes d’interrogatoire?), mais l’auteur ne semble pas avoir d’allégeance particulière lorsqu’il critique ou cautionne l’action du gouvernement américain, et ne verse dans la psychiatrisation ni des leaders ni des terroristes (il va au contraire insister sur les limites de la démarche). Il n’utilise par ailleurs, ne faisant plus partie de la CIA, que des sources publiques, et déplore la faiblesse méthodologique des recherches des services secrets, moins soumises au contradictoire, par définition, que les autres recherches universitaires.

 Le livre commence par un rappel historique de la naissance et du développement du type de terrorisme évoqué, au niveau organisationnel, géographique, idéologique, … Ce rappel est très détaillé et précis, et m’aventurer à le résumer risquerait vite d’être source d’imprécisions et de contresens, en particulier en ce qui concerne l’évolution des cibles désignées, ou la raison pour laquelle l’auteur estime qu’il n’y a pas de lien direct entre le soutien américain à la lutte islamiste contre les Russes en Afghanistan et la présence d’un leadership terroriste dans ce pays au moment de l’écriture du livre. Certains éléments spécifiques restent toutefois importants, comme la grande horizontalité du fonctionnement, qui rend d’autant plus difficile l’anticipation des attentats, ou encore la spécificité religieuse du mouvement. La pratique de la religion est en effet extrêmement traditionaliste, appelant à une interprétation directe du Coran et des hadiths, balançant à la poubelle des siècles de travail théologique. L’une des conséquences est que ce terrorisme n’attirera pas de croyants particulièrement érudits, mais aussi qu’il permet de contourner un tabou de l’Islam qui interdit, au nom de l’unité des croyants, de s’en prendre militairement à un dirigeant musulman. Dans cette vision traditionaliste, c’est une règle qui n’a pas de raison d’être : la religion exigeant une adhésion parfaite, un chef d’État qui n’est pas musulman selon leurs critères n’est pas musulman du tout, c’est un apostat, qu’il est donc important de renverser, l’objectif ultime de ce djihad étant la domination territoriale et politique de l’Islam autant que possible.

 L’auteur travaille principalement à partir de la biographie des terroristes arrêtés, de préférence avec des éléments judiciaires, qui auront été soumis à des examens contradictoires (enquêtes, déclarations de la personne concernée, …). La méthodologie utilisée, et surtout ses limites, seront régulièrement évoquées. Marc Sageman estime toutefois avoir bien assez d’éléments pour mettre à mal de nombreuses idées reçues. Non, les terroristes ne sont pas des individus opprimés par la misère, poussés les armes à la main face à un adversaire supérieur par des propagandistes cyniques. La population étudiée est plutôt de classe moyenne, nombre d’entre eux ont d’ailleurs fait des études supérieures (sciences physiques, mathématiques, informatique… l’auteur suspecte un lien entre un cursus scientifique qui demande plus, semble-t-il penser, de discipline que d’esprit critique, et la vulnérabilité à une idéologie rigoriste, mais il ne développera pas beaucoup cette idée). L’idée de l’armée de fanatiques manipulables élevés dans le plus pur conservatisme religieux ne tient pas non plus : la culture religieuse n’était pas particulièrement intense dans l’éducation des terroristes observés, et d’ailleurs des études religieuses trop poussées sont incompatibles avec l’idéologie prêchée, qui exige une interprétation directe, et non savante, des textes sacrés. Pas d’éléments non plus pour aller dans le sens d’une pathologie psychiatrique, ou même d’un profil de personnalité, particuliers (paranoïa, psychopathie, personnalité autoritaire, traumatisme grave durant l'enfance, …). L’hypothèse de recrues naïves qui auraient subi un lavage de cerveau est elle aussi peu crédible : seuls 10 à 30 % des candidats assez impliqués pour participer à un camp d’entraînement, plus souvent des adultes (environ 26 ans de moyenne d’âge) que des adolescents perdus, sont retenus, le recrutement est plus un problème de qualité que de quantité. Le point commun identifié par l’auteur se trouve plutôt dans le mode de socialisation : la radicalisation religieuse amène à passer l'essentiel de son temps entre personnes radicalisées, plutôt qu’avec d’autres personnes qui semblent de plus en plus corrompues. Si le réseau de relations, de plus en plus influent et de plus en plus restreint, partage une même idéologie anti-américaine ou anti-occidentale et un attrait pour l’action violente, et qu’une connaissance commune est en lien avec une organisation terroriste, cela peut mener à un séjour en camp d’entraînement, ou à la programmation d’un attentat (la relative indépendance entre les cellules permet de diminuer les risques collectifs en cas d’arrestation). Marc Sageman précise très clairement que l’Islam traditionaliste n’est pas en soi synonyme de terrorisme (il fait la comparaison avec le raisonnement qui consisterait à se méfier des hommes parce que la plupart des serial-killers sont des hommes) et, s’il relève que certaines mosquées ont été des lieux de recrutement importants, estime que les services secrets auraient tout intérêt à coopérer avec des imams conservateurs, qui ont probablement une bonne visibilité sur des mouvements suspects.

 Les solutions proposées consistent principalement à la pratique de l'espionnage, en particulier avec l’aide des aspirants terroristes qui n’auraient pas été recrutés, pour arrêter des terroristes importants dans le fonctionnement de l'organisation, et à la lutte frontale contre la propagande djihadiste, en traitant les attentats comme de la criminalité ordinaire plutôt que comme un acte de guerre ou encore par une offensive médiatique contre la propagande anti-américaine (je dois admettre que cet élément m’a particulièrement intrigué, d’autant qu’il ne s’attarde ni sur la mise en œuvre technique -sa propagande anti-propagande consisterait en quoi? serait destinée à toucher quel public? comment?- ni sur l’aspect éthique -pour lui, toute critique du gouvernement américain renforce le terrorisme? où est-ce qu’il place la limite? en poussant jusqu’à l’absurde, ça veut dire que dans une campagne électorale l’opposition est contrainte de chanter les louanges du gouvernement en place?-).

 La situation géopolitique, les technologies de communication et d’espionnage, évoluent vite, et ce livre, qui déjà ne concernait qu’une partie bien spécifique du terrorisme islamiste, est en grande partie obsolète (c’est d’ailleurs probablement pour ça que l’auteur a depuis publié deux autres livres sur le même thème). Il offre pourtant déjà beaucoup d’éclairages, en particulier en réfutant les idées reçues les plus répandues ou encore, plus simplement, en donnant un aperçu de la complexité du sujet.

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