Psychiatre
et ancien membre de la CIA, Marc Sageman donne des éléments pour
mieux comprendre le terrorisme djihadiste, plus précisément celui
d’Al Qaida (le livre date de 2004), qu’il appellera djihad global
salafiste. Ses statuts n’étaient pas sans me donner une certaine
appréhension (lire la propagande d’un ancien de l’organisation
qui a contribué à l’usage massif des "méthodes d’interrogatoire
améliorées", qui ne sont ni améliorées ni des méthodes
d’interrogatoire?), mais l’auteur ne semble pas avoir
d’allégeance particulière lorsqu’il critique ou cautionne
l’action du gouvernement américain, et ne verse dans la
psychiatrisation ni des leaders ni des terroristes (il va au
contraire insister sur les limites de la démarche). Il n’utilise
par ailleurs, ne faisant plus partie de la CIA, que des sources
publiques, et déplore la faiblesse méthodologique des recherches
des services secrets, moins soumises au contradictoire, par
définition, que les autres recherches universitaires.
Le
livre commence par un rappel historique de la naissance et du
développement du type de terrorisme évoqué, au niveau
organisationnel, géographique, idéologique, … Ce rappel est très
détaillé et précis, et m’aventurer à le résumer risquerait
vite d’être source d’imprécisions et de contresens, en
particulier en ce qui concerne l’évolution des cibles désignées,
ou la raison pour laquelle l’auteur estime qu’il n’y a pas de
lien direct entre le soutien américain à la lutte islamiste contre
les Russes en Afghanistan et la présence d’un leadership
terroriste dans ce pays au moment de l’écriture du livre. Certains
éléments spécifiques restent toutefois importants, comme la grande
horizontalité du fonctionnement, qui rend d’autant plus difficile
l’anticipation des attentats, ou encore la spécificité religieuse
du mouvement. La pratique de la religion est en effet extrêmement
traditionaliste, appelant à une interprétation directe du Coran et
des hadiths, balançant
à la poubelle des siècles de travail théologique. L’une des
conséquences est que ce terrorisme n’attirera pas de croyants
particulièrement érudits, mais aussi qu’il permet de contourner
un tabou de l’Islam qui interdit, au nom de l’unité des
croyants, de s’en prendre militairement à un dirigeant musulman.
Dans cette vision traditionaliste, c’est une règle qui n’a pas
de raison d’être : la religion exigeant une adhésion
parfaite, un chef d’État qui n’est pas musulman selon leurs
critères n’est pas musulman du tout, c’est un apostat, qu’il
est donc important de renverser, l’objectif
ultime de ce djihad étant la domination territoriale et politique de
l’Islam autant que possible.
L’auteur travaille principalement
à partir de la biographie des terroristes arrêtés, de préférence
avec des éléments judiciaires, qui auront été soumis à des
examens contradictoires (enquêtes, déclarations de la personne
concernée, …). La méthodologie utilisée, et surtout ses limites,
seront régulièrement évoquées. Marc Sageman estime toutefois
avoir bien assez d’éléments pour mettre à mal de nombreuses
idées reçues. Non, les terroristes ne sont pas des individus
opprimés par la misère, poussés les armes à la main face à un
adversaire supérieur par des propagandistes cyniques. La population
étudiée est plutôt de classe moyenne, nombre d’entre eux ont
d’ailleurs fait des études supérieures (sciences physiques,
mathématiques, informatique… l’auteur suspecte un lien entre un
cursus scientifique qui demande plus, semble-t-il penser, de
discipline que d’esprit critique, et la vulnérabilité à une
idéologie rigoriste, mais il ne développera pas beaucoup cette
idée). L’idée de l’armée
de fanatiques manipulables élevés dans le plus pur conservatisme
religieux ne tient pas non plus : la culture religieuse n’était
pas particulièrement intense dans l’éducation des terroristes
observés, et d’ailleurs des études religieuses trop poussées
sont incompatibles avec l’idéologie prêchée, qui exige une
interprétation directe, et non savante, des textes sacrés. Pas
d’éléments non plus pour aller dans le sens d’une pathologie
psychiatrique, ou même d’un profil de personnalité, particuliers
(paranoïa, psychopathie, personnalité autoritaire, traumatisme grave durant l'enfance, …).
L’hypothèse de recrues naïves qui auraient subi un lavage de
cerveau est elle aussi peu crédible : seuls 10 à 30 % des
candidats assez impliqués pour participer à un camp d’entraînement,
plus souvent des adultes
(environ 26 ans de moyenne d’âge) que des adolescents perdus,
sont retenus, le recrutement est plus un problème de qualité que de
quantité. Le point commun
identifié par l’auteur se trouve plutôt dans le mode de
socialisation : la radicalisation religieuse amène à passer
l'essentiel de son temps entre personnes radicalisées, plutôt qu’avec
d’autres personnes qui semblent de plus en plus corrompues. Si le
réseau de relations, de plus en plus influent et de plus en plus
restreint, partage une même idéologie anti-américaine ou
anti-occidentale et un attrait pour l’action violente, et qu’une
connaissance commune est en lien avec une organisation terroriste,
cela peut mener à un séjour en camp d’entraînement, ou à la
programmation d’un attentat (la relative indépendance entre les
cellules permet de diminuer les risques collectifs en cas
d’arrestation). Marc Sageman précise très clairement que l’Islam
traditionaliste n’est pas en soi synonyme de terrorisme (il fait la
comparaison avec le raisonnement qui consisterait à se méfier des
hommes parce que la plupart des serial-killers sont des hommes) et,
s’il relève que certaines mosquées ont été des lieux de
recrutement importants, estime que les services secrets auraient tout
intérêt à coopérer avec des imams conservateurs, qui ont
probablement une bonne visibilité sur des mouvements suspects.
Les
solutions proposées consistent principalement à la pratique de l'espionnage, en particulier avec l’aide des aspirants
terroristes qui n’auraient pas été recrutés, pour arrêter des terroristes importants dans le fonctionnement de l'organisation, et à la lutte
frontale contre la propagande djihadiste, en traitant les attentats
comme de la criminalité ordinaire plutôt que comme un acte de
guerre ou encore par une offensive médiatique contre la propagande
anti-américaine (je dois admettre que cet élément m’a
particulièrement intrigué, d’autant qu’il ne s’attarde ni sur
la mise en œuvre technique -sa propagande anti-propagande
consisterait en quoi? serait destinée à toucher quel public?
comment?- ni sur l’aspect éthique -pour lui, toute critique
du gouvernement américain renforce le terrorisme? où est-ce
qu’il place la limite? en poussant jusqu’à l’absurde, ça
veut dire que dans une campagne électorale l’opposition est
contrainte de chanter les louanges du gouvernement en place?-).
La situation géopolitique, les technologies de communication et
d’espionnage, évoluent vite, et ce livre, qui déjà ne concernait
qu’une partie bien spécifique du terrorisme islamiste, est en
grande partie obsolète (c’est d’ailleurs probablement pour ça
que l’auteur a depuis publié deux autres livres sur le même
thème). Il offre pourtant déjà beaucoup d’éclairages, en
particulier en réfutant les idées reçues les plus répandues ou
encore, plus simplement, en donnant un aperçu de la complexité du
sujet.
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