Dès
le titre, l’auteur annonce un pari osé. Une approche sociologique,
pour ce qui est probablement le mécanisme mental privé par
excellence? Une nouvelle proposition d’interprétation du contenu,
sur un nouveau socle scientifique, alors que depuis la psychanalyse,
qui n’est pas sans avoir ses lacunes, ce projet avait été plus ou
moins mis de côté? C’est en effet une entreprise ambitieuse qui est
entamée, au point que ce premier volume sera consacré à la
méthodologie, et que le vif du sujet, l’interprétation de rêves
dans le cadre d’une recherche, sera l’objet d’un autre livre…
pas encore sorti (c’était bien la peine que je me réveille plus
d’un an après la parution de celui-ci) (bon, ça y est, il est sorti).
N’étant pas sociologue, j’aurais bien du mal à dire si
l’approche est strictement sociologique (je vais me contenter du
supposer que l’auteur, professeur de sociologie, connaît un peu le
sujet), mais c’est bien d’interprétation qu’il est question :
l’aspect biologique de ce processus qui vient se glisser dans le
fonctionnement déjà complexe du sommeil ne sera que très peu
abordé. Pour renouveler la compréhension du contenu du rêve,
encore faut-il faire l’inventaire de ce qui existe déjà, et une
grande part du livre sera consacrée à l’historique des démarches
entreprises. Si Freud, je l’ai appris à ma grande déception, est
loin d’être le premier à avoir proposé des clefs de
compréhension scientifiques de ce processus qui prend pour le moins
au dépourvu, c’est celui qui a élaboré le modèle théorique le
plus complet. Le socle du travail de Bernard Lahire consistera donc
en grande partie en une approche critique de celui de Freud, en
gardant les éléments pertinents et en s’affranchissant, de façon
argumentée, des aspects moins convaincants. Une grande originalité
de cette critique constructive de Freud (critique constructive de
Freud, c’est déjà pour certain·e·s un oxymore) est qu’elle
s’appuie sur des choses que Freud a effectivement dites (je ne vise
personne) (par exemple je ne vise pas, entre autres, Tobie Nathan)
(les neurosciences ont prouvé que Freud s’était trompé parce
qu’on sait désormais que les chiens rêvent? sérieusement, M.
Nathan?).
Pour Freud donc, le rêve fait vivre l’accomplissement d’un
désir. Plus on vieillit
grandit, plus on a d’inhibitions, donc plus on a potentiellement
honte de nos propres désirs. Le rêve masque par
conséquent ces
désirs (contenu latent), dont on ne saurait supporter l’expression
directe, et les montre
de façon métaphorique (contenu manifeste) et parfois (souvent)
incompréhensible, en allant généralement chercher lesdites métaphores
dans les jours qui précèdent le rêve. Lahire
va dans le même sens que Freud en ce qui concerne l’importance du
vécu des jours précédents dans l’imagerie onirique, et sur la
richesse de l’expression par métaphores (pour mon plus grand
bonheur, L’analogie, cœur de la pensée
est souvent cité). En revanche, l’accomplissement du désir, la
censure, partent à la corbeille. L’auteur estime que Freud, dans
sa volonté d’avoir un modèle infaillible, s’est un peu trop
accroché à certaines de ses hypothèses, parfois avec un
argumentation tordue (le rêve c’est l’accomplissement d’un
désir même quand c’est un cauchemar parce qu’au fond on désire
souffrir, ou alors c’est
parce qu’on arrive pas à accomplir le désir mais peut-être qu’on
ne veut pas vraiment l’accomplir, ou alors…)… défaut
qu’il n’est pas seul à avoir, l’exemple est donné d’un neurologue
qui affirme que le rêve n’a lieu que pendant le sommeil paradoxal
des décennies après qu’il ait été observé à d’autres
moments. Bernard Lahire
n’adhère pas du tout à l’hypothèse de la censure, dans la
mesure où le contenu du rêve manifeste
est parfois bien plus inavouable que
le contenu latent :
l’exemple est donné d’un homme qui,
craignant d’avoir un enfant avec sa maîtresse, rêve qu’il a tué
cet enfant imaginaire. Dans un autre exemple, ironiquement, c’est
Freud qui ellipse l’aspect problématique en intitulant "rêve
de l’escalier" le rêve de quelqu’un qui rêve qu’il
agresse sexuellement un enfant sur un escalier. Si
le fondateur de la psychanalyse s’en défend, Lahire relève aussi
que ses interprétations tournent plus que de raison autour de la
sexualité (couteaux,
cigares, vases, forêts, coffres, grottes, escaliers, si l’un de
ces éléments figure dans votre rêve -la liste est plus indicative
qu’exhaustive-, vous êtes un·e obsédé·e qui ne s’assume pas).
Pour l’auteur, non seulement le rêve a très peu de raisons de
censurer car il constitue un dialogue de soi à soi, et la sociologie
a confirmé à de nombreuses reprises (des exemples précis et
sourcés sont donnés) que plus on est dans un univers familier,
moins on se censure, mais c’est
même sur le compte l’absence de censure qu’est mise cette
incohérence qui règne dans l’univers onirique : les règles
les plus intégrées du discours sur la structure temporelle,
l’intelligibilité linguistique, ne sont pas l’affaire des
mécanismes du rêve. Freud justifiait l’hypothèse de la censure
en partant du récit de rêves d’enfants, qui réalisaient leurs
souhaits les plus récents dans
la plus grande des transparences.
Lahire compare lui aussi
pour appuyer son propre propos
le récit onirique aux récits d’enfants, en donnant un exemple
qu’il a lui-même recueilli dans le cadre d’une autre recherche
(un extrait : 'Je…
J’vais manger. Après je, après ma mère elle se… elle se
promène. Elle se promène, elle se promène, et j’pars dehors pour
s’promener. Une fois, une fois, une… pour tout plein d’fois!
J’fais des tours, j’pars chez ma cousine. Après je, après on…
après on parle, on parlait, ils parlaient et tout et tout. Après
euh… mon cousin t’sais euh… il a la même taille que moi. Après
on parlait, on parlait"). Ce
qui est important pour le·a rêveur·se apparaît de façon brute :
en dictature, les rêves traitent de violences politique, à
l’approche d’examens importants, j’imagine que ce n’est pas
la peine de vous faire un dessin… Cet aspect brut rend
indispensable, pour l’interprétation, un échange avec le·a
rêveur·se. Un lieu peut se rapporter effectivement à ce lieu, à une
personne, à un événement, à une période de la vie… les
possibilités sont à peu près aussi vastes pour chaque symbole, qui
peut même figurer simultanément plusieurs éléments. Autant dire
que l’auteur affiche un scepticisme certain (c’est une
formulation diplomatique) envers toute proposition de dictionnaire de
symboles universel.
Si le contenu est peut-être moins sexy que le modèle théorique
freudien, qui lui-même avait plus de limites dans le potentiel des
interprétations possibles qu’une approche ésotérique, le
raisonnement est bien argumenté, et les critiques envers les modèles
précédents sont constructives et respectueuses. Le
projet annoncé pouvait tout aussi bien tomber à plat (dépasser
Freud? plus d’un siècle après? en respectant les exigences de la
méthodologie scientifique d’un siècle après?), mais le contrat
est pleinement rempli. Reste à attendre le volume deux,
l’application du modèle, pour prendre la dimension de son intérêt
réel.
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