Sans
négliger dans la moindre mesure la gravité des symptômes
eux-mêmes, la schizophrénie se caractérise aussi par une image
sociale négative : le diagnostic, le mot lui-même est
stigmatisant, comme en témoignent certain·e·s patient·e·s, au point
que des psychiatres sont parfois réticent·e·s à le communiquer. La
démarche entreprise de retracer son histoire au long du XXème
siècle, soit le siècle de sa naissance, couvre donc de nombreux
enjeux : scientifique (quelle est l’origine de ce
diagnostic?), politique (comment ces personnes dépendantes ont-elles
été prises en charge par les différentes institutions), médical
(historique des traitements proposés et de leur succès), …
L’auteur revendique une méthodologie originale, partant des
archives de dossiers de patient·e·s, pour raconter avant tout leur
histoire.
Le
premier enjeu de la création de ce diagnostic (initialement appelé
démence précoce) était institutionnel : il annonçait,
implicitement, un pronostic de chronicité. Nommer les patient·e·s de
cette façon, c’était conclure, à partir des symptômes observés,
que l’hospitalisation allait durer toute la vie. Le terme a
commencé à se démocratiser dans la pratique médicale au cours des
années 1930. Les questionnements autour des spécificités de cette
pathologie consistent pour certain·e·s à la différencier des
diverses formes de mélancolie, pour d’autres à rechercher une
continuité par la comparaison avec d’autres, semblables, observées
dans le passé (hystérie, possession, … l’auteur est sceptique
quant à cette démarche). En regardant les dossiers de l’époque,
c’est pourtant la déviance par rapport à la norme qui semble être
dans un premier temps un critère d’internement : délinquants,
hommes pas assez virils ou femmes pas assez féminines ("d’une
façon générale, on peut dire en effet qu’une femme qui néglige sa coiffure est très arriérée d’un point de vue mental",
peuvent lire les étudiants en psychiatrie dans un manuel de 1929)... Si la tendance s’inversera vers la fin des années 50, ce sont par
ailleurs surtout des femmes qui vont être dans un premier temps
concernées. L’auteur a observé que les domestiques et, à une
époque où les conditions de travail dans la profession se
dégradaient, les sténodactylo, étaient surreprésentées. Si le
déracinement, la perte de perspective après un espoir d’ascension
sociale, sont suspectés, on peut s’étonner que la piste des
violences sexuelles et ses effets traumatiques bien réels ne soit
pas explorée (en dehors de l’évocation, dans un témoignage, du harcèlement sexuel qui faisait presque partie de la profession de
dactylo), pour ces personnes particulièrement exposées (profession
féminine plutôt solitaire, ascendance hiérarchique forte exercée
par un ou des hommes, …). De nombreux·ses migrant·e·s sont
également interné·e·s en particulier dans les années 30, et
parfois déporté·e·s ensuite dans leur pays d’origine.
Les
étiologies suspectées changent avec le temps, et orientent les
traitements : la cause est successivement recherchée dans la
qualité du sang (les règles sont surveillées de près), rénale,
hormonale, on recherche un physique type, puis une gestuelle type du
ou de la malade, … L’abondance de données est bien inscrite dans
la pratique médicale (la température d’une patiente est prise
tous les jours malgré le consensus scientifique sur le fait que la
démence précoce ne change rien à la température corporelle, la
ponction lombaire devient un passage obligatoire, …), mais la
contradiction desdites données avec les hypothèse des psychiatres
ne semble pas les perturber outre mesure (l’auteur ironise sur
l’evidence-based medecine,
ce qui est selon moi à la
fois un anachronisme -le terme date de 1980- et un contresens -la
pratique de la méta-analyse, de la tentative de réfutation des
hypothèse comme recherche de preuve, est plutôt contradictoire avec
les pratiques décrites-). Des traitements particulièrement
douloureux seront infligés régulièrement ("Gervaise P., une jeune
ménagère, subit 23 injections de soude, espacées chacune d’une
demi-heure dans la même journée entre 10h et 21h30") sans que,
loin de là, la balance bénéfice/risque ne soit étudiée de près,
ces pratiques allant jusqu’à
la lobotomie ("la lobotomie est une pratique dont la diffusion est
indissociable de la construction de l’entité schizophrénique",
"la pratique de la lobotomie fonctionne au service de l’ordre
institutionnel et d’une justice informelle vouée à établir la
mort sociale du sujet").
La
médecine, le traitement des personnes internées, ne sont bien
entendu pas indépendants de considérations politiques et
économiques. Plus tragique encore que la lobotomie, l’auteur
rappelle les décès massifs pendant la seconde guerre mondiale
("56 % des déments précoces et schizophrènes transférés
sont morts avant la fin de la guerre") d’une population enfermée
exposée à la famine et aux épidémies. Il s’est également
particulièrement attardé sur la pratique des transferts, à grande
échelle, des patient·e·s parisien·ne·s
(les institutions locales étaient surchargées) vers des structures
en province, extrêmement lucratifs pour les investisseurs qui en ont
bénéficié ("fixé à 13
francs, le prix de journée passe en 1938 à plus de vingt francs,
alors que le prix de revient du séjour d’un patient est de 5
francs par jour"), parfois contre la volonté des familles, comme en
témoignent certains courriers dénonçant une séparation
insupportable pour les proches comme pour les patient·e·s. Aspect
politique et économique encore dans l’usage, avec les progrès
pharmacologiques, des traitements médicamenteux : la
schizophrénie n’est pas soignée mais les symptômes sont
émoussés, ce qui facilite aussi la prise en charge… certain·e·s
patient·e·s sont ainsi soigné·e·s contre leur gré, et la pratique
américaine, où des doses plus fortes sont administrées, est même
suspectée de favoriser les passages à l’acte violents. Le
développement du traitement par injection permet encore un meilleur
contrôle : l’observation quotidienne n’est
plus à surveiller, ce qui permet de libérer les patient·e·s de
l’hôpital ou, pour le formuler plus cyniquement, de libérer
l’hôpital des patient·e·s. Le suivi psychiatrique laisse la place
au suivi infirmier, et les efforts nécessaires pour la réinsertion
des patient·e·s ne sont pas fournis de façon satisfaisante.
Le
livre se lit facilement, est intéressant, mais, parce qu’il est
intéressant, est frustrant. En l’espace d’un peu moins de 300
pages est abordée, sur l’espace de tout un siècle, l’évolution
de la société sur le plan médical, scientifique, psychiatrique,
politique, économique… Chaque chapitre aurait probablement pu
facilement remplir un ouvrage et, la structure du livre étant
thématique et non chronologique, c’est plus difficile de se
représenter comme un ensemble l’articulation de tous ces aspects
avec chaque époque. Certains espaces sont aussi laissés vides,
ou presque, comme l’aspect juridique (qui décide de l’internement?
qui peut s’y opposer ? les critères étaient ils plutôt
centrés sur l’intérêt médical ou sur la préservation de
l’ordre public? quelles évolutions pour les droits des
patient·e·s?) ou, particulièrement paradoxal pour un ouvrage qui
revendique de porter la voix des patient·e·s, leur accès à la parole
publique. Certes c’est abordé, mais de façon expresse, au tout
début du livre (le travail de Blogschizo est par exemple évoqué…
Blogschizo c’est bien, lisez Blogschizo, et suivez la d’urgence sur Twitter) ou encore à la fin pour dire que la médicalisation,
avec l’atténuation des symptômes, a permis la prise de parole,
mais le sujet aurait certainement pu occuper plus de place (par exemple dès le
XIXème siècle, le président Schreber, rendu célèbre par un
certain Sigmund Freud,
militait pour sa remise en liberté sans dissimuler pour autant des
états délirants très avancés). Dans
cette mesure, même s’il n’y a pas de prérequis particulier pour
comprendre l’ensemble, la lecture est probablement beaucoup plus
profitable avec des connaissances en psychopathologie, en histoire de
la médecine, des sciences, du droit...
Il faut toutefois admettre
que l’auteur a répondu en partie à mes protestations en proposant
une bibliographie commentée à la fin (sans compter ses propres
livres sur d’autres aspects de l’histoire de la psychiatrie).
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