samedi 18 janvier 2020

Schizophrènes au XXème siècle. Des effets secondaires de l’histoire, d’Hervé Guillemain




  Sans négliger dans la moindre mesure la gravité des symptômes eux-mêmes, la schizophrénie se caractérise aussi par une image sociale négative : le diagnostic, le mot lui-même est stigmatisant, comme en témoignent certain·e·s patient·e·s, au point que des psychiatres sont parfois réticent·e·s à le communiquer. La démarche entreprise de retracer son histoire au long du XXème siècle, soit le siècle de sa naissance, couvre donc de nombreux enjeux : scientifique (quelle est l’origine de ce diagnostic?), politique (comment ces personnes dépendantes ont-elles été prises en charge par les différentes institutions), médical (historique des traitements proposés et de leur succès), … L’auteur revendique une méthodologie originale, partant des archives de dossiers de patient·e·s, pour raconter avant tout leur histoire.

  Le premier enjeu de la création de ce diagnostic (initialement appelé démence précoce) était institutionnel : il annonçait, implicitement, un pronostic de chronicité. Nommer les patient·e·s de cette façon, c’était conclure, à partir des symptômes observés, que l’hospitalisation allait durer toute la vie. Le terme a commencé à se démocratiser dans la pratique médicale au cours des années 1930. Les questionnements autour des spécificités de cette pathologie consistent pour certain·e·s à la différencier des diverses formes de mélancolie, pour d’autres à rechercher une continuité par la comparaison avec d’autres, semblables, observées dans le passé (hystérie, possession, … l’auteur est sceptique quant à cette démarche). En regardant les dossiers de l’époque, c’est pourtant la déviance par rapport à la norme qui semble être dans un premier temps un critère d’internement : délinquants, hommes pas assez virils ou femmes pas assez féminines ("d’une façon générale, on peut dire en effet qu’une femme qui néglige sa coiffure est très arriérée d’un point de vue mental", peuvent lire les étudiants en psychiatrie dans un manuel de 1929)...  Si la tendance s’inversera vers la fin des années 50, ce sont par ailleurs surtout des femmes qui vont être dans un premier temps concernées. L’auteur a observé que les domestiques et, à une époque où les conditions de travail dans la profession se dégradaient, les sténodactylo, étaient surreprésentées. Si le déracinement, la perte de perspective après un espoir d’ascension sociale, sont suspectés, on peut s’étonner que la piste des violences sexuelles et ses effets traumatiques bien réels ne soit pas explorée (en dehors de l’évocation, dans un témoignage, du harcèlement sexuel qui faisait presque partie de la profession de dactylo), pour ces personnes particulièrement exposées (profession féminine plutôt solitaire, ascendance hiérarchique forte exercée par un ou des hommes, …). De nombreux·ses migrant·e·s sont également interné·e·s en particulier dans les années 30, et parfois déporté·e·s ensuite dans leur pays d’origine.

 Les étiologies suspectées changent avec le temps, et orientent les traitements : la cause est successivement recherchée dans la qualité du sang (les règles sont surveillées de près), rénale, hormonale, on recherche un physique type, puis une gestuelle type du ou de la malade, … L’abondance de données est bien inscrite dans la pratique médicale (la température d’une patiente est prise tous les jours malgré le consensus scientifique sur le fait que la démence précoce ne change rien à la température corporelle, la ponction lombaire devient un passage obligatoire, …), mais la contradiction desdites données avec les hypothèse des psychiatres ne semble pas les perturber outre mesure (l’auteur ironise sur l’evidence-based medecine, ce qui est selon moi à la fois un anachronisme -le terme date de 1980- et un contresens -la pratique de la méta-analyse, de la tentative de réfutation des hypothèse comme recherche de preuve, est plutôt contradictoire avec les pratiques décrites-). Des traitements particulièrement douloureux seront infligés régulièrement ("Gervaise P., une jeune ménagère, subit 23 injections de soude, espacées chacune d’une demi-heure dans la même journée entre 10h et 21h30") sans que, loin de là, la balance bénéfice/risque ne soit étudiée de près, ces pratiques allant jusqu’à la lobotomie ("la lobotomie est une pratique dont la diffusion est indissociable de la construction de l’entité schizophrénique", "la pratique de la lobotomie fonctionne au service de l’ordre institutionnel et d’une justice informelle vouée à établir la mort sociale du sujet").

 La médecine, le traitement des personnes internées, ne sont bien entendu pas indépendants de considérations politiques et économiques. Plus tragique encore que la lobotomie, l’auteur rappelle les décès massifs pendant la seconde guerre mondiale ("56 % des déments précoces et schizophrènes transférés sont morts avant la fin de la guerre") d’une population enfermée exposée à la famine et aux épidémies. Il s’est également particulièrement attardé sur la pratique des transferts, à grande échelle, des patient·e·s parisien·ne·s (les institutions locales étaient surchargées) vers des structures en province, extrêmement lucratifs pour les investisseurs qui en ont bénéficié ("fixé à 13 francs, le prix de journée passe en 1938 à plus de vingt francs, alors que le prix de revient du séjour d’un patient est de 5 francs par jour"), parfois contre la volonté des familles, comme en témoignent certains courriers dénonçant une séparation insupportable pour les proches comme pour les patient·e·s. Aspect politique et économique encore dans l’usage, avec les progrès pharmacologiques, des traitements médicamenteux : la schizophrénie n’est pas soignée mais les symptômes sont émoussés, ce qui facilite aussi la prise en charge… certain·e·s patient·e·s sont ainsi soigné·e·s contre leur gré, et la pratique américaine, où des doses plus fortes sont administrées, est même suspectée de favoriser les passages à l’acte violents. Le développement du traitement par injection permet encore un meilleur contrôle : l’observation quotidienne n’est plus à surveiller, ce qui permet de libérer les patient·e·s de l’hôpital ou, pour le formuler plus cyniquement, de libérer l’hôpital des patient·e·s. Le suivi psychiatrique laisse la place au suivi infirmier, et les efforts nécessaires pour la réinsertion des patient·e·s ne sont pas fournis de façon satisfaisante.

 Le livre se lit facilement, est intéressant, mais, parce qu’il est intéressant, est frustrant. En l’espace d’un peu moins de 300 pages est abordée, sur l’espace de tout un siècle, l’évolution de la société sur le plan médical, scientifique, psychiatrique, politique, économique… Chaque chapitre aurait probablement pu facilement remplir un ouvrage et, la structure du livre étant thématique et non chronologique, c’est plus difficile de se représenter comme un ensemble l’articulation de tous ces aspects avec chaque époque. Certains espaces sont aussi laissés vides, ou presque, comme l’aspect juridique (qui décide de l’internement? qui peut s’y opposer ? les critères étaient ils plutôt centrés sur l’intérêt médical ou sur la préservation de l’ordre public? quelles évolutions pour les droits des patient·e·s?) ou, particulièrement paradoxal pour un ouvrage qui revendique de porter la voix des patient·e·s, leur accès à la parole publique. Certes c’est abordé, mais de façon expresse, au tout début du livre (le travail de Blogschizo est par exemple évoqué… Blogschizo c’est bien, lisez Blogschizo, et suivez la d’urgence sur Twitter) ou encore à la fin pour dire que la médicalisation, avec l’atténuation des symptômes, a permis la prise de parole, mais le sujet aurait certainement pu occuper plus de place (par exemple dès le XIXème siècle, le président Schreber, rendu célèbre par un certain Sigmund Freud, militait pour sa remise en liberté sans dissimuler pour autant des états délirants très avancés). Dans cette mesure, même s’il n’y a pas de prérequis particulier pour comprendre l’ensemble, la lecture est probablement beaucoup plus profitable avec des connaissances en psychopathologie, en histoire de la médecine, des sciences, du droit... Il faut toutefois admettre que l’auteur a répondu en partie à mes protestations en proposant une bibliographie commentée à la fin (sans compter ses propres livres sur d’autres aspects de l’histoire de la psychiatrie).

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