samedi 18 mai 2024

Le seuil, de Fanny Vella

 
 
 Fanny Vella est l'autrice de l'indispensable Et si on changeait d'angle, dans lequel elle montre astucieusement à quel point ce n'est pas toujours la meilleure idée du monde d'infantiliser... des enfants. Elle est donc particulièrement bien placée pour parler, comme elle le fait ici, de relations abusives, qui ont la spécificité de rendre normale, progressivement, une très grande asymétrie dans le couple.

 La grande originalité du livre est qu'elle ne rentre pas dans le détail des mécanismes qui font que la violence s'installe : Camille flirte avec un autre homme, dit qu'elle veut se séparer, et a le corps couverts de bleus dès les premières cases. Le mode d'emploi des relations abusives est donc fourni en accéléré, un parti pris qui est d'une grande efficacité : dans un bref échange, on peut percevoir à quel point Jonathan souffle le chaud et le froid, dénigre constamment ("ça y est, t'as 22 ans, t'es déjà sur la pente descendante physiquement") avant d'inviter Camille à ne pas se formaliser et de lui dire qu'elle exagère, va jusqu'à affirmer qu'il ne lui ferait jamais de mal, et surtout, quel que soit le sujet, tout est toujours de la faute de Camille ("tu te rends pas compte à quel point tu me fais du mal, Camille").

 L'accent est donc mis sur les difficultés matérielles. Pas d'envie de guérir Jonathan chez Camille, pas de lâcher prise et d'envie de repartir de zéro pendant les phases de lune de miel (au contraire, les moments où il joue, avec succès, le conjoint modèle devant témoins ont plutôt tendance à la révulser), pas de cœur brisé à l'idée de renoncer aux bons moments ("Tu vas finir par me tuer, je suis trop conne!"). Ce qui entrave sont départ, ce sont des problèmes matériels : parce qu'il l'a poussée à quitter son emploi de serveuse ("tu travaillais pas, tu faisais la p...", "tu aimais bien ça, le regard des vieux porcs sur toi"), elle n'a plus de revenus, et au prétexte qu'il paye le loyer depuis six mois, il refuse de quitter son appartement à elle. S'ajoute à ça le danger de quitter une personne violente physiquement, qui entretient constamment l'aspect imprévisible de son comportement (il va d'ailleurs la harceler pendant des mois après la séparation). Et en effet, si l'une des caractéristiques des relations abusives est la confusion qu'elle entretient, à travers des mécanismes qu'il est important de prendre au sérieux, si une aliénation peut se créer qui maintient un attachement voire une dépendance malgré les violences, la réalité matérielle est un sujet à part entière, et certaines victimes ont des difficultés à partir pour des raisons uniquement pratiques, en n'ayant aucune illusion sur la personne avec laquelle elles sont en couple (il va de soi que si ces deux aspects sont distincts et peuvent se cumuler, il n'y a pas de victime plus ou moins légitime qu'une autre, porter un jugement sur la volonté ou les capacités de la victime, c'est être du côté de l'agresseur·se).
 
 Camille sera sauvée par Margaux, qui reste en contact avec elle et renouvelle ses propositions d'aide ("je peux accepter votre proposition d'hébergement pour un temps?") même si elle manque parfois de patience avec sa temporalité ("Camille, merde, tu dois le quitter pour de bon!" "Tu cherches des excuses, là..."), et par Sami, avec qui elle entretient une relation ambiguë (contre sa volonté à lui qui n'a aucune idée de la raison de ces signaux contradictoires) jusqu'à passer le pas de la séparation. Au contraire de Jonathan, Sami est la boussole de ce que doit être une relation saine : il se réjouit des réussites de Camille, la laisse entrer dans la relation à son rythme, et l'encourage même à partir longtemps au Canada pour se reconstruire ("ce départ à l'étranger... c'est une foutue bonne idée"). Il fait par ailleurs face sans crainte à Jonathan, et surtout ne se laisse pas entraîner dans l'univers de l'implicite qui est le terrain des agresseur·se·s ("il se fout de nous, en plus!").

 La BD est extrêmement efficace, en couvrant plusieurs aspects importants des relations abusives de façon très synthétique, avec le parti pris de montrer en miroir les caractéristiques, qui ne vont pas forcément de soi (le cliché du comportement possessif qui serait une preuve d'amour est bien trop répandu), d'une relation saine.

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