Ce livre fait, par bien des aspects, très fortement écho au livre précédent de la même autrice, mais est bien plus ambitieux car il propose, en invitant à en débattre, une nouvelle compréhension de la constitution du psychisme et de la relation thérapeutique, rien que ça!
Les échos à Maman-Bébé, Duo ou duel ne résident pas seulement dans le fait que le développement du bébé (et les hommages à Esther Bick à peu près toutes les trois pages) occupera une place importante du développement, mais aussi dans le fort intérêt pluridisciplinaire (transdisciplinaire, dira Bernard Golse dans la postface) porté aux développements scientifiques et aux aspérités de la pratique clinique. La formule "il n'y a rien de plus pratique qu'une bonne théorie" est selon moi un bon baromètre de la qualité de la théorie, et pour Régine Prat il semble qu'une bonne théorie ne peut qu'émerger de la pratique, et même des pratiques puisqu'elle juge indispensable de se nourrir des autres disciplines scientifiques, jusqu'à, sans méchanceté (c'est presque pire), comparer les psychanalystes qui ne veulent rien savoir hors des frontières de la psychanalyse aux théoriciens de la Terre plate.
Il serait injuste de dire que la psychanalyse n'a pas évolué depuis Freud, mais il serait aussi illusoire d'oublier que, dans de nombreux domaines sur lesquels les réflexions de Freud s'appuyaient, les connaissances ont explosé. Les premiers chapitres seront consacrés aux apports de la recherche entre autres en psychologie du développement ou en neurologie (malheureusement, les références des recherches évoquées ne sont pas toutes fournies, loin de là) sur le développement sensoriel et cognitif du bébé, et ce dès la vie intra-utérine, en s'intéressant en particulier aux capacités à interagir. Un extrait, qui aurait parfaitement pu figurer dans le premier livre de Régine Prat, clarifie particulièrement l'enjeu clinique : "le premier soin psychique est le soin du corps. Prendre soin de l'autre, c'est toucher son corps avec respect, prévisibilité, sans effraction, le contenir sans le contraindre ou le coincer, en lui permettant d'être actif par l'anticipation de ce qu'on va faire pour lui." Ça pourrait être tautologique mais c'est toujours utile à rappeler, la relation est une interaction. La théorie de l'attachement, à laquelle il est largement fait référence, le rappelle d'ailleurs, peut-être de façon implicite. Régine Prat resitue cette dimension interactionnelle, nommée Tact-Pulsion ou parfois par le concept voisin de tenu-lâché, au centre du développement affectif et cognitif : l'identité se détermine par l'effet qu'on peut observer avoir chez l'autre ou sur l'environnement ("toucher, établir le contact, se rapprocher, fonde l'essence même du psychisme").
Si le terme peut donner cette impression, le toucher au sens strict n'est pas le seul sens impliqué dans le Tact-Pulsion (l'autrice précise qu'elle n'invite pas les psychanalystes à intégrer le contact physique dans leur clinique... du moins pas obligatoirement). Elle parle d'ailleurs d' "opéra de la rencontre", et la période du Covid qui a secoué la pratique assez brusquement nourrit de nombreuses vignettes cliniques. Ces vignettes cliniques, en plus d'illustrer que le concept a bien vocation à s'appliquer à la thérapie d'adultes (et ce même dans le dispositif désuet antique ultraclassique divan-fauteuil, que l'autrice a tenté de répliquer sur Skype), rendent concret et parlant cette attention portée sur la dimension interactionnelle, qu'on pourrait penser être là par définition ("on ne peut pas ne pas communiquer", rappellent les systémiciens) (cette citation aussi est dans le livre, quand je dis que l'approche est pluridisciplinaire...). Régine Prat raconte comment, une fois le regard porté sur ses propres malaises, ses propres difficultés à entrer en contact, de la somnolence vive et récurrente au trop grand confort de la patiente qui semble faire sa thérapie toute seule, elle a pu surmonter un obstacle antithérapeutique qui parfois n'était même pas identifié. Elle invite aussi à s'intéresser à ce qu'il se passe hors-cadre, dans une rencontre fortuite hors du cabinet où l'attitude à tenir n'est pas claire mais aussi dans les moments où on se salue, où chacun·e s'installe... Un exemple particulièrement parlant est donné où une cliente lui offre un livre sur les bateaux, tout en précisant qu'elle est au courant que ce type de cadeau ne se fait pas. L'autrice se voit donc mise en face d'une injonction à blesser sa patiente, en refusant un cadeau, ou à être prise en défaut sur sa capacité à garantir le cadre, ce qui n'est pas la moindre des remises en questions. Elle approche le fauteuil, puis l'éloigne, feuillette le livre avec la patiente, commente "on se sent tout petit" (le "on" réunit patiente et analyste)... ouf, il y a bien eu interaction, contact, plutôt que l'une des deux prises de distances qui semblaient à première vue être les seules alternatives.
Je suppose qu'il faudra du temps pour mesurer l'importance, l'influence, du concept de Tact-Pulsion (et j'imagine qu'il va surtout concerner la psychanalyse, donc c'est une évolution que je ne vais éventuellement suivre que de loin). On pourrait presque être cynique et dire qu'après tout, il n'y a rien là de bien nouveau. La théorie de l'attachement a depuis longtemps souligné l'importance des interactions mère-enfant et de leur synchronicité, l'analogie avec le rythme et la musicalité est loin d'être inédite, et des concepts tels que transfert et contre-transfert, alliance thérapeutique, nourrissent, ce n'est vraiment pas une nouveauté, des réflexions semblables. Pour autant, Régine Prat fournit un travail particulièrement complet et solide, souligne à quel point ça a apporté à sa propre pratique qu'on ne peut qu'imaginer exigeante, et surtout invite au débat, démarche qui paraît être en bonne voie puisqu'elle donne l'exemple par la multiplicité de ses inspirations, et que son livre a été évoqué plusieurs fois dans un colloque de psychanalyse auquel je suis allé récemment.
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