vendredi 11 avril 2025

La familia grande, de Camille Kouchner



 Une famille riche, prestigieuse (encore plus quand Bernard Kouchner deviendra ministre, mais bien avant déjà, Evelyne, la mère de l'autrice, impressionne tout l'amphi avec ses cours magistraux), qui tient à vivre la vie à fond, où le mot "liberté" est clamé encore et encore, dans laquelle la mère et la grand-mère (Paula) estiment que les relations avec les hommes c'est pour s'amuser et certainement pas pour devenir un maillon du patriarcat... Et pourtant, c'est dans cette famille que Victor, frère jumeau de Camille, subira l'inceste par son beau-père, que ni lui ni Camille, au courant, ne parleront pendant des années et des années. Et c'est dans cette famille que, quand iels parleront, iels recevront très peu de soutien.

 En effet, et ce n'est pas sans rappeler, dans un contexte bien plus léger, une autre famille, quand le vernis se fissure, il ne fait pas bon le gratter. Quand le grand-père, quasi inconnu, maurrassien, se suicide, c'est officiellement un non-évènement. "Tout est dit, rien n'est expliqué". Quand la grand-mère, plus tard, se suicide à son tour, sans avoir, du point de vue des petits-enfants, exprimé de détresse ni demandé d'aide, iels sont prié·e·s de ne pas déranger. Leur père, autoritariste et très peu présent, vient les chercher et leur intime de prendre un somnifère pour être en forme pour aller au collège le lendemain. Leur mère pendant des années boit, disparaît, pleure sans discontinuer la mort de sa mère sans sembler se préoccuper du fait que ses enfants, en deuil aussi ("quand je pleurais, ma mère m'engueulait. Il fallait savoir respecter, tenir le choix pour un haut fait"), voient leur propre mère disparaître.

 La liberté clamée est elle-même très unilatérale. Souffrir, à six ans, du divorce parental? "Paula nous plantait sur le trottoir. Chacun sa liberté. Petits Poucets. A la maison, ma mère nous attendait, très énervée. Nous étions si cruels de nous être plaints." Liberté, à la piscine, de trouver la nudité normale : Muriel, la meilleure amie d'Evelyne, qui ne suit pas, subit des moqueries constantes, le beau-père commente ("ça pousse, ma Camouche! Mais tu ne vas quand même pas garder le haut?"). Liberté très insistante d'avoir une sexualité précoce ("j'ai fait l'amour à l'âge de 12 ans. Faire l'amour, c'est la liberté. Et toi, qu'est-ce que tu attends?", "je faisais la leçon à mes copines coincées", "Quelques années plus tard, c'était au tour de ma tante de se moquer : "Comment? A ton âge? Tu n'as toujours pas vu le loup?" "), parfois de façon particulièrement malsaine, comme cette fois où Evelyne propose à Camille, 7 ou 8 ans, qui voit des préados s'embrasser, d'essayer avec elle. Liberté, à 15 ans, de sortir en boîte (alcool inclus) jusqu'à 5 heure du matin, ce qui a l'avantage de laisser le champ libre aux adultes. Liberté de ne pas allaiter parce que c'est une aliénation ("ma mère enrage lorsque la sage-femme me tend mon enfant pour que je lui donne le sein").

 C'est dans ce contexte de deuil, de non dits, d'interdit d'interdire qui se transforme souvent en obligations implicites ou explicites, que le beau-père de Victor viendra régulièrement l'agresser, dans sa chambre, la nuit. Camille est témoin, mais comment parler quand Victor ne le veut pas? Comment parler quand sa mère, dont la santé mentale est déjà très préoccupante, risque de s'effondrer, peut-être même de se suicider comme l'ont fait ses parents? Comment parler quand ce type de parole est mal vu (une femme de 20 ans a été exclue manu militari du cercle d'ami·e·s pour avoir évoqué son viol)? Comment parler quand l'agresseur est aussi une personne agréable au quotidien, attentive, cultivée, qui passe du temps avec les enfants, se substitue à leur père absent physiquement et à leur mère absente mentalement?

 Autant d'injonctions qui écrasent l'autrice, qui transforment le serpent de la culpabilité en hydre, culpabilité de ne pas parler, culpabilité quand elle et son frère le feront, d'abord pour protéger leurs propres enfants. La parole brisera, en de nombreux endroits, la famille.

 Ce livre, où l'agresseur n'est pas si présent, décrit avant tout un climat, où l'union est souvent de façade, et quand elle ne l'est pas (comme entre Camille et Victor) ne suffit pas à protéger, où les victimes portent la double peine d'avoir subi l'agression et de vivre avec la culpabilité, et l'angoisse de ce qui se passera si le silence est rompu, ou s'il n'est jamais rompu.

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