jeudi 23 mai 2019

Tweak, de Nic Sheff




 Le nom de l’auteur évoquera peut-être quelque chose aux lecteur·ice·s du blog, même à ceux et celles qui me lisent depuis peu. Nic Sheff a en effet rédigé, en même temps que celui de son père si je ne me trompe pas, le récit de sa vie avec l’addiction. Il sera énormément question des causes psychologiques, l’accès douloureux, commencé sous la contrainte, à une meilleure connaissance de soi, sera considéré comme central pour arriver à l’apaisement décrit dans l’épilogue ("même si j’ai fait beaucoup de choses dont j’ai honte, je n’ai pas honte de moi"), mais dès les premières pages, les fragilités physiologiques sont évoquées. Quand il a voulu tester à 11 ans avec un ami l’effet qu’aurait une gueule de bois, alors que son ami a vite levé le drapeau blanc, lui a ressenti le désir intense de boire encore et encore ("j’étais sous l’emprise d’une pulsion, que j’étais incapable d’identifier et que je ne saisis toujours pas"). Alors que tout le monde fumait plus ou moins des joints dans son collège, lui était sous l’emprise du cannabis toute la journée et tous les jours, et buvait aussi. Et en effet, plus tard dans le récit, certes dans un moment où il est fragilisé par ailleurs, une seule prise de Suboxone (à son insu, il pensait prendre quelque chose contre des douleurs d’estomac) suffit à le faire rebasculer, malgré tout ce qu’il a reconstruit, dans cet état où tout tourne autour de l’achat et de la consommation de drogue. Son trouble bipolaire, qui le rend plus vulnérable (le précipitant dans des humeurs qui lui donnent la sensation que ses douleurs existentielles soudain pressantes seront tout de suite réglées s’il cède à nouveau à l’addiction), est aussi évoqué ("comment j’ai pu passer toute ma vie à me battre comme ça, sans savoir ce qui n’allait pas? Alors ça y est, je vois un docteur et on parle cinquante minutes et cette énorme pièce du puzzle qui me manquait est révélée d’un coup. Comment j’ai pu vivre si longtemps sans être soigné pour quelque chose d'aussi énorme?"), ainsi que les bienfaits du traitement ("je me suis mis à me dire, c’est bizarre, avant je ne me serais jamais sorti de cette spirale de négativité, de colère et de désespoir. Enfin, en tout cas pas aussi rapidement. Quelque chose a changé. Et puis ça me vient d’un coup : c’est peut-être le traitement").

 Si des retours dans le passé sont faits, le livre concernera surtout, sous la forme d’un journal, la période allant d’une rechute après 18 mois de sobriété à sa dernière cure de désintoxication dans un centre en date, sur une durée totale d’environ deux ans. La rechute qui ouvre le livre a lieu après une rupture amoureuse avec Zelda, une actrice bien plus âgée que lui, qui met fin à leur liaison alors qu'il espérait qu'elle finirait par quitter son copain officiel. Comme pour d'autres rechutes, alors qu'il est sobre depuis 18 mois, il ne l'a pas vu venir ("Le matin de ma rechute, ça ne m'était pas venu à l'esprit que j'allais vraiment faire ça. Et pourtant il y avait des signes assez évidents") et a oublié la force de l'emprise de l'addiction ("toutes mes valeurs, toutes mes croyances, tout ce qui est important pour moi, tout disparaît à l'instant même où je suis défoncé") et son aspect immédiat ("Il y a comme une folie qui prend le dessus. J'arrive à me convaincre jusqu'à le croire très fort que cette fois, juste cette fois, ce ne sera pas pareil"). S'ensuit environ un mois où toute sa vie tournera autour de la drogue, comment acheter de la drogue (en plus des vols qui sont presque un incontournable, l'auteur essayera avec un ami, sans grand succès, de trafiquer pour financer sa consommation, mais il s'est par exemple aussi prostitué par le passé), où se droguer (il se remet en relation avec une ex en partie pour profiter de l'appartement de ses parents), avec qui se droguer, ... Et malgré les overdoses, le danger de se faire arrêter, les dégâts qu'il fait subir à son corps (son état d'extase récurrent, et sa perspective, lui évitent de le ressentir, mais il constate que sa peau devient grise, que sa copine devient si maigre que sa tête et ses seins semblent disproportionnés), il se convainc régulièrement que ce choix de vie est le seul qui en vaille la peine, qu'il vaut mieux que la vie sans passion qui l'attend en cas de sobriété. 

 Il finit tout de même par se reprendre et décider d'arrêter, et contacte son père qui, ne se sentant pas capable de l'accompagner (il a trop souffert), le renvoie vers son sponsor. Si ledit sponsor subit le pire jeu de mots de l'histoire du jeu de mots (son prénom dans le livre est Spencer, on ne sait jamais si des lecteur·ice·s auraient du mal à suivre qui est qui), c'est l'un des personnages les plus importants du livre. Sa fermeté bienveillante, son investissement entier, sa connaissance des mécanismes de la rechute, sa foi (y compris religieuse, partie à laquelle l'auteur aura du mal à adhérer) dans les préceptes des Alcooliques Anonymes, en plus du cadre qu'il propose à Nic quand il l'héberge (une famille -Nic appréciera énormément le contact avec sa fille qui lui rappelle ses propres frères et sœurs, et son épouse le recrutera à mi-temps dans son salon de coiffure-, des promenades en vélo pour reprendre un contact positif avec son corps, ...) seront essentiels pour retrouver la sobriété et la garder. Les conseils qu'il donne sont rapportés en discours direct, et je suspecte l'auteur d'avoir utilisé ce procédé pour adresser lesdits conseils directement aux drogué·e·s ou ancien·ne·s drogués qui liraient son livre. Spencer parviendra d'ailleurs à prévenir une rechute (dans un moment de mal-être, après y avoir pensé plusieurs fois, l'auteur devient décidé à se droguer à nouveau, certain que ça ira mieux... chez sa mère pour nourrir les chiens, il hésite à appeler son sponsor, se dit que ça ne servira à rien, fouille pour chercher du liquide, n'en trouve pas, ce moment passé appelle finalement, Spencer trouve les mots pour le faire revenir), mais pas la deuxième.

 Nic a la surprise de recevoir un message de Zelda. Il hésite mais, bien que conscient des risques, la rappelle. Elle a rompu avec Mike, elle est encore amoureuse de Nic. Il la rejoint, pour une relation passionnelle. Ses parents, avec lesquels il a repris contact (même si son père, soucieux de protéger ses autres enfants, est plus distant), le vivent mal. Spencer, tout en restant humble et en insistant sur le fait que c'est à Nic de faire ses propres choix, fait part de son pessimisme. En plus de la relation amoureuse fusionnelle, le fait de fréquenter des célébrités du milieu du cinéma qui le passionne incite l'auteur à prendre des distances y compris avec Spencer, lui-même producteur. Il fréquente des stars (il se rapprochera de certaines dans les réunions Alcooliques Anonymes, auxquelles il se rend avec Zelda), est rémunéré pour des articles (il a toujours rêvé d'écrire professionnellement), qu'est-ce qu'il a à faire à perdre son temps dans un salon de coiffure? Avec ce loser de Spencer, ce producteur qui reste médiocre et sa vie si ordinaire (il finit par changer de sponsor)? Après quelques semaines de mensonges (elle est donc narcoleptique, ça explique tout!) et surtout de vigilance à ne surtout pas se poser de questions (quel hasard, elle est souvent aux toilettes quand il se réveille la nuit, et elle ferme à clef quand il l'appelle, avant de le rejoindre un peu plus tard), il finit par avoir des aveux de Zelda : elle a rechuté, le si gentil Docteur E. qui la suit lui sert surtout de dealer, et elle a tellement peur que ça ne brise leur amour. Nic choisit de rester avec elle, reste sobre dans un premier temps mais rebascule après avoir avalé une pilule de Suboxone ("elle me passe une petite pilule orange et me dit de la prendre pour mon estomac. Je commence par vouloir lui poser des questions, mais je ne veux pas lui donner l'impression que je suis naïf ou trop inexpérimenté pour elle") pour apaiser d'horribles douleurs d'estomac qui lui étaient par ailleurs familières ("dans mon enfance, à chaque fois que je devais prendre l'avion pour voyager de chez mon père à chez ma mère ou inversement, j'avais ces horribles maux d'estomac. Des fois ça allait jusqu'à me plier en deux"). Suivront environ six mois de rechute : Nic sera licencié du salon de coiffure sans se souvenir de ce qu'il a fait (mais c'était assez grave pour que les serrures soient changées!), Zelda vendra la plupart de ses affaires pour financer leur consommation et aura régulièrement des crises d'agressivité et de paranoïa (l'auteur reste discret -amnésie?- sur ce qu'il se passait lors de ses propres délires), ... L'événement qui lui permettra d'arrêter sera d'ailleurs une perte de contact avec la réalité de plusieurs heures... dans le garage de sa mère, alors qu'il était venu voler un ordinateur pour pouvoir écrire des articles et gagner de l'argent pour consommer. Son père se rend aussi sur place, et le contrat est clair : soit il accepte d'aller à nouveau en centre de désintoxication, soit sa mère porte plainte, avec le risque d'emprisonnement (et de séparation avec Zelda) que ça implique.

 Nic choisit ce qu'il estime être le moindre mal, c'est donc en traînant les pieds (et même en consommant ce qu'il peut, alors que le supplice du sevrage est passé) qu'il s'engage dans cette démarche, contrairement à la fois précédente : son amour est toujours aussi passionnel, et retrouver Zelda lui importe bien plus que de rester sobre. Après un premier séjour en hôpital, il rejoint un centre plus strict que les précédents, et pour un processus bien plus long. C'est surtout du travail sur lui-même qu'il y a effectué que l'auteur va parler. Alors que Spencer lui parlait surtout d'addiction en général, les différent·e·s thérapeutes vont lui permettre d'explorer sa propre personnalité. Alors que pour Spencer l'objectif ultime sera de s'occuper des autres, Nic découvrira que, alors qu'il estimait que la conduite addictive était une manifestation de son égoïsme, être sobre c'est aussi prendre soin de soi. Dans un atelier d'Expérimentation Somatique, il reprendra contact avec un moment traumatique (lors de sa période de prostitution) qu'il avait occulté. Il trouvera aussi des éléments pour comprendre pourquoi sa relation avec Zelda était aussi fusionnelle (des éléments qui ne sont pas sans rappeler le travail de Raphaële Miljkovitch sur l'attachement et la vie amoureuse ) : la différence d'âge et la présence au début de la relation d'un partenaire agressif sont des échos évidents à sa mère (Nic enfant a assisté à de violentes disputes entre sa mère et son compagnon), sauf que contrairement à sa mère il a pu sauver Zelda (elle a quitté Mike pour lui), le fait d'être en couple avec une personne qu'il admirait tant faisait écho à son manque d'estime de soi, qu'il nourrissait alors à travers elle au lieu de chercher ses propres ressources, créant alors une situation de dépendance, ... L'une des thérapeutes lui dira que ça ne lui poserait pas particulièrement de problèmes qu'il reste en couple avec Zelda en partant sur des bases plus saines mais qu'elle a des doutes dans la mesure où la relation s'est construite sur cette codépendance, et en effet la passion diminuera une fois le fonctionnement identifié. Les rêves de grandeur à travers les autres seront aussi travaillés... en interdisant à Nic de donner les noms de toutes ces célébrités qu'il a connues. Une session douloureuse mais intense d'art-thérapie avec ses parents aura aussi un effet important.

 Au moment de l'épilogue, Nic n'a pas rechuté depuis cette dernière fois, consacre du temps à l'écriture (d'où le livre, accessoirement), et n'est plus en couple avec Zelda. Je vais faire le commentaire le moins original du monde mais ce livre est très complémentaire avec celui de David Sheff, et pas seulement parce qu'il complète les trous dans la narration : dans le livre de David Sheff on percevait la défiance et l'épuisement émotionnel après tous ces mensonges, dans celui de Nic on perçoit le poids de cette tension, l'horreur de ne pas pouvoir retrouver une relation apaisée tout en comprenant pourquoi. On voit aussi ces deux personnalités si différentes, la personne droguée et la personne sobre, s'exprimer d'une même voix, et parfois ne pas être si distinctes l'une de l'autre (dans les envies de grandeur, dans la peur d'essayer de mettre fin à l'addiction, dans le sentiment d'être incompris, ...). Et les deux livres se rejoignent dans l'impossibilité de trancher entre les causes physiologiques et les causes psychologiques de l'addiction, des rechutes, en donnant des éléments sérieux dans les deux sens. Pour être peut-être encore moins original que dans le commentaires précédent, je dirais que le livre de Nic Sheff s'adresse peut-être en priorité aux victimes directes d'addiction, et celui de David Sheff à leurs proches, même si chaque livre pourra intéresser les deux.

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