Dans ce livre, qui résume
un travail de recherche, Raphaële Miljkovitch prolonge les travaux de John Bowlby (et les suivants) sur l'attachement en s'interrogeant
sur l'influence des relations affectives avec les parents pendant
l'enfance sur les relations de couple. Si les deux types de relation
sont, bien entendu, différents (il arrive qu'on change un peu quand
même entre l'enfance et l'âge adulte et, si l'attachement est un
besoin fondamental au tout début de la vie car un jeune enfant ne
peut pas survivre seul, le célibat à l'âge adulte, malgré ses
éventuels inconvénients, met rarement la vie en danger), on peut
difficilement imaginer que la façon de donner et recevoir de
l'affection qu'on a connu en grandissant soit sans influence sur les
échanges ultérieurs. Le principal outil utilisé est l'analyse
d'entretiens, complété dans certains cas par des tests pour
vérifier statistiquement les hypothèses plus spécifiques.
Les données permettent effectivement de confirmer
diverses influences. C'est le cas par exemple de la nature des
attentes envers l'autre, de la façon de l'exprimer ("bien que le conjoint se comporte différemment de ce qu'on a connu auprès de ses parents, on n'est pas nécessairement en mesure de le voir et de l'intégrer"). Le père de
Germaine était violent avec elle et l'ensemble de sa famille, et ne
laissait sa mère prendre soin d'elle que quand elle était malade
(elle a par ailleurs eu de nombreux problèmes de santé) : elle
rapporte durant l'entretien que deux de ses divorces ont été
motivés, au-delà des autres problèmes de couple, par un manque
d'attention du conjoint lorsqu'elle était malade ("je me traînais
avec 40°C de fièvre et il fallait que je lave le linge!"). Marie,
cinquième de six enfants non désirés, dit avoir été une enfant
collante, et se faisait donc souvent envoyer promener par sa mère.
Ce sentiment d'abandon a été renforcé au moment du divorce de ses
parents. Adulte, dans le métro avec son conjoint, frustrée qu'ils
ne se parlent pas, elle pose sa main sur la sienne : il sursaute
et retire brusquement sa main, non pas par rejet mais par surprise.
Elle souffre beaucoup de l'incident, choquée qu'il puisse être à
ce point perdu dans ses pensées alors qu'il est juste à côté
d'elle. Séverine, à l'enfance plus sereine, a au contraire assez de
ressources pour supporter des périodes difficiles, comme quand son
conjoint, en service militaire, ne rentrait que le week-end et
commençait seulement à la fin du week-end à récupérer de sa
semaine. Gérald rapporte un manque d'attentions matérielles et
affectives de sa mère, mais les faits dans son récit le contredisent : c'est probablement dû au fait que se plaindre
était une stratégie pertinente pour attirer l'attention de sa mère,
stratégie qui risque de beaucoup moins bien marcher dans le cadre de
la vie de couple. Ces influences peuvent s'observer dans les
interprétations des réactions du conjoint (comme Marie qui est
profondément blessée par un manque passager d'attention) ou encore,
dans une certaine mesure, dans le choix du conjoint. Les deux
situations peuvent même se présenter pour la même personne, comme
c'est le cas par exemple pour Benjamin : violemment maltraité
par ses parents, convaincu qu'ils ne l'aimaient pas car il était
moche ("C'est vrai, j'étais pas beau ; j'avais les oreilles
décollées. Bon, plus tard, on m'a opéré ; ça se voit plus
aujourd'hui mais... vraiment j'étais pas beau"), il a du mal à
concevoir qu'on puisse l'aimer et se met en échec dans ses relations
successives pour ne pas trop s'attacher, au risque d'une rupture qui
deviendrait trop difficile à endurer. Il a mis fin à sa dernière
relation en date suite à une suspicion d'adultère : leur voiture immobilisée par une crevaison, il a laissé sa compagne quelques instants, le temps
d'aller récupérer de quoi changer le pneu, seule avec un passant
qui s'était arrêté pour les aider (non sans appréhension :
"j'ai dit au type : "Je te confie ma future femme, t'as pas
intérêt à déconner. De toutes façons, j'ai relevé le numéro de
ta voiture" et je suis parti"). De retour, c'est... le regard de sa
compagne qui suffit à le convaincre de façon solide qu'adultère il y a eu,
ainsi que le fait qu'elle n'en reparle pas le lendemain.
Contrairement à ce que pourrait laisser supposer son manque de
confiance en ce qui concerne la fidélité conjugale, il s'était
précédemment remarié (après un premier divorce pour adultère)
avec une femme qui lui avait été présentée comme "pas sérieuse",
donc s'engageant en connaissance de cause dans une relation qui avait
d'office de fortes chances de terminer par une rupture. Cette tendance au retrait affectif est mesurable chez les personnes qui ont élaboré
ce type de stratégie en grandissant : on observe des réactions
physiologiques moindres (en comparant à un groupe contrôle), par
exemple, devant des extraits du film L'Ours où
un ourson est "en situation de danger, de perte, de rejet, de
sécurité et de recherche de proximité avec un adulte".
Les stratégies
d'attachement commencent à s'élaborer dès les premiers échanges
entre le nourrisson et l'adulte. Plus l'adulte répond adéquatement
à l'enfant de façon habituelle, plus l'enfant prend confiance dans
l'efficacité de ses propres modes d'expression (sourire, pleurer,
tendre les bras, voire se mettre en colère, ignorer l'adulte, …).
L'attachement étant, dans les premières années de la vie, un
besoin fondamental, l'enfant cherchera à s'adapter à l'adulte même
dans la difficulté, ce qui pourra être dans le cas d'un comportement trop imprévisible de la figure d'attachement source de fortes angoisses
et de conduites contradictoires (par exemple, au moment des retrouvailles dans l'expérience de la situation étrange, "mettre les mains devant la bouche, garder les avants-bras en l'air, rester les yeux hagards", en proie à "une représentation de lui-même comme étant à la fois une victime, un sauveur et un persécuteur"). Suzanne a grandi en testant régulièrement la résistance de sa mère à travers de violents caprices, auxquels celle-ci finissait toujours par céder sauf lorsqu'elle faisait appel à un tiers, ce qui aggravait en fait doublement la situation (car confirmant la fragilité qui angoissait Suzanne tout en introduisant un indésirable dans la relation mère-fille). La scolarité se passe très mal car la séparation n'est pas supportée, y compris à l'entrée en CP, trois ans d'école maternelle n'ayant pas suffi à l'habituer à cette séparation (la phobie scolaire, sujet sur lequel Bowlby s'est beaucoup étendu , sera d'ailleurs assez forte et durable pour qu'elle abandonne le lycée au bout de trois mois). Suzanne est par ailleurs incapable de faire face seule à l'angoisse. Elle grandit donc en étant persécutrice (à travers ses caprices) tout en étant sauveur (elle s'apitoie sur sa mère et sa fragilité), mais aussi victime puisque ses besoins affectifs sont ignorés. Ce comportement d'hyperadaptation aura des conséquences lorsqu'elle sera en couple avec un conjoint violent : après avoir été frappée (et dans un cas étranglée au point d'avoir la certitude qu'elle allait mourir), c'est elle qui prend soin de son conjoint, s'inquiétant devant son air "perdu" et cherchant sa propre part de responsabilité ("quand la crise s'est arrêtée, je suis restée avec lui en essayant d'être la plus tendre et rassurante que possible"). Elle a également été en difficulté dans sa relation suivante, ayant du mal à accepter la proximité ("pour moi il tenait du magique et pas du réel. Je voulais pas que ça bouge, qu'il casse cette image") puis avortant malgré son désir de parentalité car ne se sentant pas capable d'être mère ou encore faisant régulièrement subir à son conjoint de fortes colères en fait déclenchées par de violentes angoisses. La mère de Magali était maniaco-dépressive ("elle faisait rien dans la maison, donc fallait bien que je prenne le relais, que j'aide mon père et, surtout, j'avais peur qu'elle se suicide") et son père alcoolique ("c'est vrai que très tôt, vers 8-9 ans, je me souviens avoir ramassé mon père quand il tombait dans l'escalier pour rentrer à la maison parce qu'il avait bu") : la plupart du temps, elle devait donc prendre soin de ses parents, subissant une inversion des rôles parents-enfants. Jeune adulte, elle s'est mise en couple avec des hommes bien plus âgés qu'elle, pour s'assurer qu'ils seraient prêts à beaucoup pour la garder donc qu'elle aurait le contrôle dans la relation et pourrait exiger beaucoup, en contraste avec son vécu d'enfant et d'adolescente.
Bien entendu, le livre n'est en aucun cas une sorte de boule de cristal qui prédirait la vie de couple en fonction de l'enfance, ni un prétexte pour accuser nos parents de tous nos problèmes de couples (ce serait d'ailleurs bien dommage de faire ça alors qu'il est si simple d'accuser le·a conjoint·e!). D'une part, le fait qu'une hypothèse soit vérifiée statistiquement veut dire que telle cause a plus de chance de produire tel effet plutôt qu'un autre, et non que telle cause produira automatiquement tel effet. D'autre part, le·a conjoint·e n'est pas les parents, et chaque relation est différente, d'autant qu'il arrive souvent d'avoir plusieurs conjoint·e·s successif·ve·s, donc de changer au fur et à mesure des relations. Et, mieux encore, des pistes sont proposées pour évoluer! Communiquer, prendre conscience de son propre fonctionnement et de celui de son ou sa partenaire, sont des moyens de surmonter des habitudes ou des conceptions néfastes ("les quelques personnes qui, en dépit d'une enfance difficile, parviennent à trouver un équilibre dans leurs liaisons amoureuses se démarquent aussi de celles qui n'ont pas évolué par une bonne conscience réflexive (capacité à concevoir les états mentaux de soi et d'autrui)", "la relation de couple permet ainsi de mettre le doigt sur des points sensibles"). Cela peut être facilité par un·e partenaire particulièrement à l'écoute, même si c'est une très mauvaise idée de tout mettre sur le dos du ou de la partenaire ("à l'âge adulte on est davantage préoccupé que dans l'enfance par des frustrations, qui sont imputées au partenaire" -sur le thème de ne pas faire reposer toute la relation sur l'autre je recommande avec force enthousiasme le film Elle s'appelle Ruby-), ou si nécessaire par un·e thérapeute : "le thérapeute accompagne et soutient dans l'évocation des aspects douloureux de l'existence, jusqu'à ce qu'on parvienne par soi-même à y faire front" (c'est beau, c'est magnifique, c'est formidable! Enfin, forcément que je trouve ça formidable, on dirait du Carl Rogers).
Un livre qui reprend Bowlby ET Rogers, c'est doublement inutile de dire que j'en pense énormément de bien. Et, bien que ce soit la présentation d'un travail de recherche universitaire, le tout est extrêmement clair et accompagné en abondance d'extraits d'entretiens qui sont cliniquement riches par ailleurs (et je ne dis pas ça juste parce que l'autrice, que sa connexion Internet soit de 1000 Gigas/secondes même quand elle est en vacances à la campagne, que son équipe de foot favorite gagne les cent mille matches à venir, qu'un million de rayons de soleil et de ronronnements de chatons illuminent chaque instant de son existence, est prof en Master développement à l'IED Paris VIII et que je vais sous peu avoir besoin de l'indulgence de l'IED Paris VIII pour être admis en Master développement). Un autre point qui rend le livre particulièrement intéressant : le questionnaire utilisé pour la recherche (répondant au doux nom de Attachment security and secondary strategy interview) est fourni en annexe (et en français). Le recueil de nombreuses données concernant l'attachement peut bien sûr servir pour la recherche, mais on peut probablement aussi lui trouver de salutaires usages dans un cadre thérapeutique (anamnèse, ...), ne serait-ce que parce que répondre au questionnaire est un premier pas pour mieux identifier son propre fonctionnement et que, comme ça a été dit un paragraphe plus haut, c'est une étape importante pour rectifier si besoin les habitudes inadéquates.
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