Si
partir d’une relation abusive est en soi difficile, voire
dangereux, et constitue une étape extrêmement importante, les
souffrances ne s’arrêtent hélas pas là. En dehors du problème
bien réel et pressant de subir ou d’appréhender que l’agresseur
ne revienne à la charge (même sans passage à l’acte, en cas de
contact encore possible, l’alternance potentielle entre menaces,
insultes, et promesses d’amour et de changement sont un écho bien
trop similaire à la situation qui vient d’être fuie), les mois ou
les années vécus, par bien des aspects, laissent des traces
durables dans le psychisme. Comme l’explique Sophie Lambda, "On
cherche pas à "se remettre d’une rupture", on cherche à guérir
de la peste!". Alors que Le monstre, avec sa narration qui débute
avec la déposition auprès d’un avocat, pouvait donner le
sentiment apaisant que tout était fini, Ingrid Falaise raconte ici
les longues années qu’il lui a fallues, après avoir subi
insultes, isolement social, coups, exploitation économique, viol
collectif, tentative de meurtre, en deux ans de relations ("je suis
comme un oiseau blessé, aux ailes déchirées : vulnérable et
misérable"), pour aller au bout de sa reconstruction, mais
surtout dire que, si difficile que ce soit, si hors de portée que ça
puisse sembler, c’est possible ("oui, des ailes, ça
repousse").
En
dehors des messages, alternativement effondrés, langoureux,
insultants ou menaçants laissés massivement par M, sa présence
brusque dans un parc en face du lieu de travail d’Ingrid, jouant
l’amoureux transi mais aussi rappelant qu’il a retrouvé sa trace
("Je serai dans le parc, à midi, tous les jours, en attente d’un
signe de vie de ta part") -avant d’être chassé par un détective
privé-, celui qui est appelé le monstre a laissé des traces
profondes, visibles (l’alliance encore portée quelques temps après
la séparation, une bosse sur le nez, rappel douloureux pour Ingrid à chaque fois qu’elle se regarde dans le miroir, des crises
de panique) et invisibles (ses insultes, qu’elle continue
d’entendre régulièrement comme s’il s’adressait encore à
elle, l’hypervigilance qu’elle a été contrainte d’adopter
- "un monstre saura toujours nous surprendre. C’est une des
armes qu’il détient"-, les cauchemars terrifiants et fréquents,
…). Parmi les épreuves à surmonter, il y a celle d’avoir vécu,
à certains moments, aussi lointain que ça puisse sembler a
posteriori, une
relation amoureuse ("le sevrage est abrupt et j’ai de la
difficulté à m’y adapter", "pourquoi ne puis-je pas
simplement effacer les bons moments qui reviennent me hanter, nos
fous rires et nos retrouvailles, qui m’injectaient ce poison de la
passion?"), avec des moments où croire que ça pouvait aller
mieux n’a fait qu’amener plus de souffrances ("J’ai enduré
les mots, les coups. Je lui ai donné ma vie. Je marchais au pas et
me moulais à son désir. Pourquoi ? Pour rien"). Vivre
après la séparation, c’est certes la fin d’un isolement
social, d’une emprise psychique imposés, mais c'est aussi conserver une solitude contrainte, avec le sentiment d’avoir dans une certaine
mesure trahi ses proches en rejoignant l’agresseur par le passé,
la volonté de taire le pire pour les préserver, mais aussi les
humeurs changeantes, l’automutilation en cachette…
"Je
dois gravir ce puits, seule, pierre par pierre". Ce livre montre en
effet à quel point la résilience est progressive et exigeante, avec
une temporalité parfois si décourageante qu’elle en est cruelle
(après de nombreux combats contre elle même, de nombreuses
victoires, Ingrid, indépendante financièrement, est dans un couple
stable, réussit professionnellement et artistiquement et… a des
envies suicidaires). Pour tenir, elle s’est fait du mal
(automutilation, drogue, boulimie,
…), a parfois fait du mal aux autres (incapable de s’engager dans
une relation amoureuse, elle séduisait des hommes avant de les
rejeter, s’assurant de garder le pouvoir à chaque seconde). Chaque
victoire semble être l’annonce d’une nouvelle épreuve, quand ce
n’est pas un fonctionnement alors indispensable qui deviendra un
obstacle ("Ses mots n’ont
plus d’impact. Ils butent contre le mur de glace qui désormais me
protège. Ce mur qui ne laisse plus rien entrer ni sortir. Cette
protection invisible dont je me suis moi-même faite prisonnière").
Sortie des griffes du monstre, Ingrid est certes en sécurité (même
si ça implique le recrutement d’un détective privé, qui par
ailleurs fera lui-même des avances déplacées), mais vit avec ses
parents, est dépendante financièrement. Elle parvient à réussir
un entretien d’embauche, ce qui nécessite de se faire confiance,
mettre en valeur ses compétences, alors qu’elle a été violemment
dénigrée au quotidien pendant deux ans, mais ça l’expose, alors
qu’elle est vulnérable, aux humeurs d’un supérieur abusif. Elle
se sent capable de retrouver l’univers de la séduction, mais c’est
pour être elle-même la marionnettiste des hommes qu’elle séduit. Un
peu plus tard, paradoxalement rassurée par l’idée qu’une relation amoureuse ne dure pas
toute la vie, elle s’engage
sérieusement (non sans hésitations) avec une homme sécurisant,
protecteur (la vraie conquête amoureuse à faire étant surtout de
retrouver son amour pour elle!). Après des années de relation
stable, d’épanouissement professionnel, elle s’effondre :
une thérapeute lui fait remarquer que l’investissement dans le
travail, dans le sport, dans son régime alimentaire, dans
l’épuisement que ça implique, est une fuite de l’écoute de son
passé, et lui propose une thérapie de groupe sur plusieurs jours
qui restera un événement important. Les
thérapeutes eux·elles-mêmes, rencontré·e·s plus ou moins
brièvement, apporteront soit rien pour certain·e·s, soit des outils
ponctuels, pertinents au moment de la rencontre. En plus des
blessures traumatiques, restent à combler les failles qui ont
augmenté la vulnérabilité, l’envie de plaire, la difficulté à
dire non ("je ne savais pas que dire non lorsque le creux de notre
poitrine le dicte, c’est se respecter"). Si l’autrice est
transparente sur la douleur, le découragement, le désespoir qu’elle
a endurés, elle est aujourd’hui dans une relation amoureuse
pleinement épanouie, mère alors qu’à un moment de sa vie elle y
avait définitivement renoncé, a appris la phrase magique "ça ne
me convient pas" (utilisée peut-être avec un peu trop
d’enthousiasme au début), et s’implique activement dans la lutte contre les
violences conjugales.
Ce
livre qui parle d’obstacles qui s’empilent les uns après les
autres, de culpabilité envers soi, envers ses proches, de
comportements autodestructeurs, de moments de désespoir, de
thérapies qui ne permettent de faire qu’une partie du chemin,
indique donc surtout qu’il y a une issue, que le processus est long
et irrégulier et que rechute ne veut pas dire échec, et la
transparence sur les difficultés renforce la force positive du
message. Pour les lecteur·ice·s français·e·s, le livre est
disponible (uniquement, sauf erreur de ma part), comme l’autrice me
l’a indiqué sur Twitter (oui, c’est du name-dropping
parfaitement gratuit) sur www.librairieduquebec.fr
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