vendredi 11 octobre 2019

Tant pis pour l'amour. Ou comment j'ai survécu à un manipulateur, de Sophie Lambda



 Cette bande-dessinée autobiographique commence en Italie, quelques mois après la rupture de l'autrice avec Marcus Racamier (c'est un pseudo). Depuis une pizzeria, elle nous racontera, accompagnée de Chocolat (qui, comme vous l'aurez deviné, est un ours en peluche alcoolique, qui jouera aussi le rôle de subconscient) cette relation destructrice, qui était pourtant tellement merveilleuse au début ("on n'avait pas grand chose... mais on était tout", "Il fallait être là pour comprendre. Et ça, pour être là, j'étais là. C'était une alchimie rare, évidente. Nous avions l'impression de faire briller le soleil", "j'étais comme droguée", "Les mots que j'attendais, il me les donnait x 1000. Ceux que je n'attendais pas, encore plus. Il réactivait mon enfance, je me sentais toute neuve, c'était comme si je n'avais jamais connu la douleur"). Même si, y compris dans la période où tout allait bien ("Il était le gif de loutres de mon feed twitter, le #couplegoal de mon Instagram, le mois premium gratuit de mon Amazon, le pot de nutella de mon panier de légumes bio"... oui bon je pense que vous avez compris), il choisit parfois bizarrement ses compliments ("Oh putain la mignonne! Non mais arrête d'être si mignonne, je vais être obligé de te broyer la tronche..."), la relation dans son ensemble deviendra rapidement source d'angoisse, avant de sérieusement endommager la santé mentale de Sophie jusqu'à et après la rupture, avec une accélération dans la fréquence et la violence des incidents. Marcus ment énormément, même quand ça ne semble servir strictement à rien (" "J'aime pas me montrer sur Instagram" "J'aime pas bosser avec Maude?" Qu'est-ce qu'il fout avec Maude dans 23 vidéos sur Instagram?"), et surtout entre très brusquement dans de violentes crises de colère complètement imprévisibles où il hurle, boit de l'alcool, se frappe, quand son comportement est questionné bien sûr mais aussi quand Sophie ne répond pas à une chose qu'il lui dit, quand lui ne répond pas à quelque chose que Sophie lui dit et qu'elle ose le relancer, quand une phrase ne lui convient pas pour une raison obscure, ... Sa réaction après les crises de colère est elle-même variable, souriant, attentionné, amoureux comme si rien ne s'était passé, ou au contraire dans le rejet ("Voyons la vérité en face, on ne s'entend pas. -Qu'est-ce que tu es en train de me dire? -Moi, je ne prends pas de décision. Salut. -Hein? Je ne comprends pas... Quelle décision? -Je me mets en mode avion. Ciao."). Si Sophie se rend malade ("Crise d'angoisse, donc. Dans un photomaton. Dans une gare. En Belgique."), s'épuise ("T'arrives plus à t'énerver! T'arrives même plus à t'émouvoir normalement!", "mais regarde-toi! On dirait une petite vieille! Tu vas y laisser ta santé, putain!") à rechercher un sens à ses comportements et ses propos complètements incohérents, Marcus ne s'embarrasse pas de ce genre de détails, l'important étant de pouvoir accuser Sophie quoi qu'il arrive : les crises de colères, c'est de sa faute ("je ne sais pas quoi te dire... ces crises, elles ont commencé avec toi", "quand je pars avec mon meilleur pote en vacances, ça ne se passe pas comme ça! On est bien, on est au calme!"), s'il la trompe (alors que lui-même est très prompt aux crises de jalousie), c'est de sa faute, s'il ment, c'est de sa faute ("j'aurais dit n'importe quoi pour te calmer et que t'arrêtes ta scène"), le tout agrémenté d'attaques explicites sur sa santé mentale... et d'inventions pures et simples ("la chambre de Greg est à côté de la mienne, il t'a entendue faire ta crise de jalousie hier soir, il m'a envoyé un message pour me demander pourquoi tu criais comme ça"), qui démultiplieront l'état de détresse et de confusion. Sophie, malgré le deuil pas tout à fait accompli du début de la relation, finira par rompre, pour se protéger, à distance, pour se protéger... étape essentielle qui ne sera hélas pas la fin de l'épreuve subie. 

 Les stratégies d'emprise, ces "points si communs que c'est à se demander s'ils s'appellent pour discuter de leurs méthodes de manipulation" dont parlait Ingrid Falaise, ne s'arrêtent malheureusement pas avec le statut de couple. Et le livre de Sophie Lambda a l'immense mérite de s'attarder sur l'après, sur le rétablissement, d'une part sur le fait que ça prenne du temps ("On cherche pas à "se remettre d'une rupture", on cherche à guérir de la peste!"), et en donnant des stratégies pour s'en sortir. Les stratégies épuisantes qui ont permis de croire plus longtemps que la relation était saine et que les incidents étaient isolés, les vulnérabilités qui ont été colmatées par la beauté de la lune de miel du début et qui réapparaissent brusquement, avec en plus la révélation que cette réassurance s'appuyait sur des bases fausses, les mois entiers à s'être adapté à une personne qui nous considérait comme un objet... tout ça laisse en soi des plaies douloureuses qui ne cicatriseront pas nécessairement bien dès le début, et c'est sans compter la personne abusive qui continuera à envoyer des messages pour relancer, accuser, se faire passer pour la victime, éventuellement en passant par l'entourage, dans le cas de Marcus en se donnant un rôle de martyr inoffensif prêt dans sa grandeur d'âme à pardonner celle qui lui a fait tant de mal (rôle d'autant plus facile à jouer pour Marcus, comédien dans la vraie vie, populaire et sociable, "trop gentil! un vrai bisounours"). Après une longue période d'isolement ("je retombais dans mes plus vieux travers, puissance 1000"), Sophie a dû son rétablissement en grande partie à une psychologue qui tout en lui permettant un travail sur elle-même, lui a donné des éléments pour mieux comprendre les personnes manipulatrices (dont le livre Les manipulateurs et l'amour, d'Isabelle Nazare-Aga), et grâce à Louise, une ex de Marcus qu'il avait comme il se doit diabolisée autant que possible, et qui a vécu exactement la même chose (Sophie jouera ensuite le même rôle auprès de Maeve, qui écrit d'ailleurs l'épilogue du livre).

 Le projet de cette bande-dessinée est clairement de se reconstruire (elle a été annoncée comme telle sur Facebook avec un premier dessin symbolisant la guérison) mais aussi, c'est plus saillant encore, d'aider les autres : environ un tiers sera consacré à des explications techniques sur les manipulateur·rice·s et les relations abusives (le terme de manipulateur est choisi pour insister sur le comportement plus que sur l'étiologie... sur laquelle il n'y a pas de consensus, et qui au final a peu d'importance pour la victime qui joue sa survie psychique voire physique). L'autrice prend le temps de donner des explications théoriques détaillées sur les manipulations, de fournir des outils simples et accessibles rapidement (comme les 30 critères pour identifier un manipulateur -il est plus prudent de s'inquiéter à partir de 14 critères, Marcus en remplit 27-, le violentomètre ou encore des conseils de lecture), de révéler ce qui l'a potentiellement rendue elle plus vulnérable, et de détailler des moyens de se protéger en particulier après (l'idée sera de couper le contact autant que possible, un simple message, de la part de quelqu'un qui connaît parfaitement toutes vos failles, peut rouvrir une plaie) et quand les circonstances ne le permettent pas de ne laisser aucune prise aux hameçons tendus, en donnant une apparence d'impassibilité émotionnelle devant les provocations. Le vécu personnel de l'autrice est parfaitement articulé avec les conseils d'ordre général, et les illustrations donnent une dimension supplémentaire à ces explications où la subjectivité enrichit l'objectivité. Derrière l'humour adroit et omniprésent, un dessin sobre qui donne l'apparence d'un récit simple, cette bande-dessinée entre dans la complexité du sujet, et plusieurs lectures permettent probablement de découvrir autant de subtilités dans les explications elles-mêmes, dans le choix d'une analogie, dans un détail du dessin... Le support accessible de la bande-dessinée est au service d'un livre didactique mais aussi personnel et engagé.

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