mercredi 10 avril 2019

Le Monstre, d'Ingrid Falaise




 A dix-huit ans, étudiante, avide de sensations ("j’ai soif d’être désirée et courtisée. J’ai faim d’amour et de passion"), au trente-septième étage d’un gratte-ciel, "lors d’une soirée bien arrosée", dans "un lounge du tonnerre", Ingrid Falaise, ou plutôt Sophie, nom qu’elle se donnera dans ce récit autobiographique, tombera amoureuse d’un homme charismatique ("M comme monstre, M comme malade, M comme manipulateur"), qui lui fera vivre des années d’enfer. Si elle remarque vite son tempérament de gourou, aimant être entouré d’admirateur·ice·s, ce qui fait par ailleurs partie de son charme ("un monstre a une aura si magnétique autour de lui qu’on se sent immédiatement choyée et unique s’il daigne poser son regard sur nous. On se sent privilégiée et instantanément remplie d’une force inépuisable"), si elle a l’occasion de constater que ses colères sont inquiétantes, en particulier lors des premières vacances qu’elle passe dans son village dans un pays africain qui ne sera pas nommé, à 5 heures de route de l’aéroport (par exemple lorsqu’il détruit des meubles suite à une contrariété, ou lorsque l’ami d’enfance de M lui demande à elle, inquiet, si ça va, après une dispute), c’est de façon progressive que le piège de la relation abusive se refermera sur elle.

 Le quatrième de couverture laisse supposer que c’est l’isolement géographique de Sophie qui la laissera à la merci des violences de M. C’est pourtant lorsque M sera, lui, bloqué dans son village suite à un problème de visa (refusé suite à la plainte d’une autre femme victime d'agression), que leur relation prendra un tournant franchement abusif : agressif, insultant, exigeant de longues conversations téléphoniques quotidiennes, faisant surveiller Sophie, jalousie oblige, par ses ami·e·s sur place, il lui fera porter, alors qu’elle fait tourner sa propre existence autour de lui et utilise toute son énergie et ses relations pour permettre son retour au Canada, la culpabilité de ne pas réussir. Prenant sur elle, elle mettra son attitude sur le compte de sa détresse. Et, si c’est lorsqu’elle le rejoindra sur place, alors qu’elle sera matériellement sans défense (à cinq heures de route de l’aéroport, sans argent, son passeport réquisitionné par M sous prétexte de sécurité -pour ne pas qu’un·e visiteur·se le prenne-, les appels venant de sa famille filtrés dès les premiers jours, et écoutés par M le peu de fois où elle peut leur parler-) que le pire commencera (enfermement dans l’appartement toute la journée, violences physiques, mariage sans joie, M lui ordonne aussi parfois de partir alors qu’elle n’a nulle part où aller, la condamnant à errer en attendant qu’il se calme, …), les violences continueront après son retour au Québec, où elle subira violences économiques (seule source de revenus du couple, elle se privera de repas pour que M, tout en lui reprochant de ne pas gagner assez, puisse tout dépenser au café, ou en alcool et drogues), psychologiques, physiques, sexuelles (M ira jusqu’à la faire violer par quatre de ses amis, avant de refuser de lui parler pendant plusieurs jours parce qu’il estimera qu’elle s’est laissée faire).

 Elle trouvera même la force de partir et de rejoindre ses parents deux fois (la première après une tentative de suicide!), mais les longs mois de manipulation constante font que l’emprise demeure ("depuis des mois, mon agresseur a insisté sur mes défauts, mes faux pas", "ma tête demeure baissée et la relever demande un effort surhumain", "j’ai le cœur en miettes à l’idée qu’il cesse de m’aimer et qu’il me replace par une autre qui, elle, saura sans doute mieux le combler et faire taire le diable qui s’agite en lui"). Amenée par ses parents, après la première rupture, dans un centre de femmes battues, elle explique à la responsable qu’elle n’a rien à faire ici, allant jusqu’à être persuadée que c’est dans ce centre qu’elle va être manipulée pour se retourner contre son agresseur, et la présentation par une thérapeute des phases de la violence conjugale (climat de tension qui crée un sentiment de culpabilité, crises de violences, excuses de l’agresseur·se puis de la victime, puis lune de miel - "l’agresseur demande alors pardon, parle de thérapie et même de suicide"), si elle lui permet vaguement de s’identifier ("Je sais au fond de mon cœur que ces cycles sont présents dans ma vie, au quotidien", "je survis grâce aux lunes de miel, que j’attends toujours impatiemment. C’est si bon. Et à chaque fois que le cycle recommence, je me dis que c’est la dernière fois et qu’il aura compris"), ne suffit pas ("moi, je ne suis pas ces femmes ni ces hommes. Mon M se fâche, certes, mais c’est à raison et non à tort"). La joie de la liberté est bien présente, mais la douleur de la rupture se fait également sentir ("je passe mes journées à broyer du noir", "je suis constamment en colère, ne sachant comment gérer mes émotions et mon déséquilibre devant cette liberté grisante", "je ne pourrai supporter longtemps le manque qui m’habite"). La référence n’est pas dans le livre, mais en plus du conditionnement à voir l’estime de soi de la victime dépendre de l’agresseur, la difficulté de supporter émotionnellement la période de calme m’évoque le chapitre de Muriel Salmona dans Violences conjugales et famille : les ressources nécessaires pour supporter les périodes de violence (hypervigilance, anesthésie physique et psychique, …) se retrouvent brusquement sans objet, et l’organisme lui-même n’est, dans un premier temps, plus adapté à la normalité. Elle finira donc par tromper la vigilance de sa famille et le rejoindre à nouveau ("c’est plus fort que moi, je n’y peux rien, je n’ai pas encore atteint le fond de l’abysse"), espérant bien sûr qu’il ait changé mais acceptant aussi l’idée d’être à nouveau aux prises avec la personne violente qu’elle a connue ("Une dernière fois. Cela vaut le coup pour tous les coups reçus et ceux à venir", "il est tatoué sur mon cœur et vivre sans lui est inconcevable, je le sais maintenant"). Les violences reprendront rapidement ("depuis mon retour définitif dans ses bras, le répit n’a duré qu’une semaine ou deux"), renforcées par la conversion de M à l’Islam (il suggère fortement à Sophie de le suivre, ce qui lui donnera un prétexte de pression supplémentaire -"M n’est pas joli dans sa religion. Il ne lit pas le Coran de la même façon que moi et succombe au côté obscur, s’appuyant sur certains versets et les interprétant à sa manière pour me punir", "quel hypocrite… L’islam interdit de battre sa femme"-). Deux éléments permettront à Sophie d’effectivement partir : le fait de réaliser que les excuses de M ne lui font plus d’effet ("je caresse du bout de mes doigts sa tête et ses épaules en essayant de croire à ses paroles, mais c’est impossible. Mon cœur s’est glacé et un mur s’est érigé entre nous"), et la manifestation, deux détectives frappant à sa porte, du fait que ses parents pensent encore à elle. Par peur de la réaction de M, elle ne les suit pas immédiatement… ce qui mettra sa vie en danger. C’est rappelé (entre autres) dans Violences conjugales et famille, la rupture est le moment le plus dangereux : Sophie échappera en effet de justesse à une tentative de meurtre, M ayant tenté de l’étrangler à plusieurs reprises. Le livre s’ouvre et s’achève sur sa déposition auprès d’un avocat, plus pour se protéger et tenir son agresseur à distance que pour obtenir réparation ("Je ne sais pas si je réussirai un jour à lui pardonner. Mais le pardon sera ma plus grande libération").

 Si l’écriture et la publication du livre a aussi des ambitions thérapeutiques pour l’autrice, la volonté de contribuer à la prévention est explicite. Certes, peu d’éléments théoriques, sinon le nom de la psychologue Isabelle Nazare-Aga, sont donnés pour comprendre comment l’emprise de l’agresseur s’installe, ces "points si communs que c’est à se demander s’ils s’appellent pour discuter de leurs méthodes de manipulation", mais l’angle choisi est celui du témoignage, et le témoignage est fort! Il permet de se rendre compte que les obstacles de sécurité, les obstacles économiques, s’ils sont souvent bien réels, ne sont pas les seuls, et que se libérer de l’influence de l’agresseur·se peut prendre du temps, si surprenant que ça puisse paraître de l’extérieur, du point de vue de proches qui n’auraient accès qu’à une partie de la réalité, et si réels et intenses que soient les souffrances et le danger.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire