A
dix-huit ans, étudiante, avide de sensations ("j’ai soif d’être
désirée et courtisée. J’ai faim d’amour et de passion"), au
trente-septième étage d’un gratte-ciel, "lors d’une
soirée bien arrosée", dans "un lounge du tonnerre",
Ingrid Falaise, ou plutôt Sophie, nom qu’elle se donnera dans ce récit
autobiographique, tombera amoureuse d’un homme charismatique ("M
comme monstre, M comme malade, M comme manipulateur"), qui lui
fera vivre des années d’enfer. Si elle remarque vite son
tempérament de gourou, aimant être entouré d’admirateur·ice·s, ce qui
fait par ailleurs partie de son charme ("un monstre a une aura si
magnétique autour de lui qu’on se sent immédiatement choyée et
unique s’il daigne poser son regard sur nous. On se sent
privilégiée et instantanément remplie d’une force inépuisable"),
si elle a l’occasion de constater que ses colères sont
inquiétantes, en particulier lors des premières vacances qu’elle
passe dans son village dans un pays africain qui ne sera pas nommé,
à 5 heures de route de l’aéroport (par exemple lorsqu’il
détruit des meubles suite à une contrariété, ou lorsque l’ami
d’enfance de M lui demande à elle, inquiet, si ça va, après une
dispute), c’est de façon progressive que le piège de la relation
abusive se refermera sur elle.
Le
quatrième de couverture laisse supposer que c’est l’isolement
géographique de Sophie qui la laissera à la merci des violences de
M. C’est pourtant lorsque M sera, lui, bloqué dans son village
suite à un problème de visa (refusé suite à la plainte d’une
autre femme victime d'agression), que leur relation prendra un
tournant franchement abusif : agressif, insultant, exigeant de
longues conversations téléphoniques quotidiennes, faisant
surveiller Sophie, jalousie oblige, par ses ami·e·s sur place, il lui
fera porter, alors qu’elle fait tourner sa propre existence autour
de lui et utilise toute son énergie et ses relations pour permettre son retour au Canada, la culpabilité de ne pas réussir. Prenant sur elle, elle
mettra son attitude sur le compte de sa détresse. Et, si c’est
lorsqu’elle le rejoindra sur place, alors qu’elle sera
matériellement sans défense (à cinq heures de route de l’aéroport,
sans argent, son passeport réquisitionné par M sous prétexte de
sécurité -pour ne pas qu’un·e visiteur·se le prenne-, les appels
venant de sa famille filtrés dès les premiers jours, et écoutés
par M le peu de fois où elle peut leur parler-) que le pire
commencera (enfermement dans l’appartement toute la journée,
violences physiques, mariage sans joie, M lui ordonne aussi parfois
de partir alors qu’elle n’a nulle part où aller, la condamnant
à errer en attendant qu’il se calme, …), les violences
continueront après son retour au Québec, où elle subira violences
économiques (seule source de revenus du couple, elle se privera de
repas pour que M, tout en lui reprochant de ne pas gagner assez,
puisse tout dépenser au café, ou en alcool et drogues),
psychologiques, physiques, sexuelles (M ira jusqu’à la faire
violer par quatre de ses amis, avant de refuser de lui parler pendant
plusieurs jours parce qu’il estimera qu’elle s’est laissée
faire).
Elle trouvera même la force de
partir et de rejoindre ses parents deux fois (la première après une
tentative de suicide!), mais les longs mois de manipulation constante
font que l’emprise demeure ("depuis des mois, mon agresseur a
insisté sur mes défauts, mes faux pas", "ma tête demeure
baissée et la relever demande un effort surhumain", "j’ai
le cœur en miettes à l’idée qu’il cesse de m’aimer et qu’il
me replace par une autre qui, elle, saura sans doute mieux le combler
et faire taire le diable qui s’agite en lui"). Amenée par ses
parents, après la première rupture, dans un centre de femmes
battues, elle explique à la responsable qu’elle n’a rien à
faire ici, allant jusqu’à être persuadée que c’est dans ce
centre qu’elle va être manipulée pour se retourner contre son
agresseur, et la présentation par une thérapeute des phases de la
violence conjugale (climat de tension qui crée un sentiment de
culpabilité, crises de violences, excuses de l’agresseur·se puis de
la victime, puis lune de miel - "l’agresseur demande alors
pardon, parle de thérapie et même de suicide"), si elle lui permet
vaguement de s’identifier ("Je sais au fond de mon cœur que ces
cycles sont présents dans ma vie, au quotidien", "je survis
grâce aux lunes de miel, que j’attends toujours impatiemment.
C’est si bon. Et à chaque fois que le cycle recommence, je me dis
que c’est la dernière fois et qu’il aura compris"), ne
suffit pas ("moi, je ne suis pas ces femmes ni ces hommes. Mon M se
fâche, certes, mais c’est à raison et non à tort"). La joie de
la liberté est bien présente, mais la douleur de la rupture se fait
également sentir ("je passe mes journées à broyer du noir",
"je suis constamment en colère, ne sachant comment gérer mes
émotions et mon déséquilibre devant cette liberté grisante",
"je ne pourrai supporter longtemps le manque qui m’habite").
La référence n’est pas dans le livre, mais en plus du
conditionnement à voir l’estime de soi de la victime dépendre de
l’agresseur, la difficulté de supporter émotionnellement la
période de calme m’évoque le chapitre de Muriel Salmona dans
Violences conjugales et famille :
les
ressources nécessaires pour supporter les périodes de violence
(hypervigilance, anesthésie physique et psychique, …) se
retrouvent brusquement sans objet, et
l’organisme lui-même n’est, dans un premier temps, plus adapté
à la normalité. Elle finira donc par tromper la vigilance de sa
famille et le rejoindre à nouveau ("c’est plus fort que moi, je
n’y peux rien, je n’ai pas encore atteint le fond de l’abysse"),
espérant bien sûr qu’il ait changé mais acceptant aussi l’idée
d’être à nouveau aux prises avec la personne violente qu’elle a
connue ("Une dernière fois. Cela vaut le coup pour tous les coups
reçus et ceux à venir", "il est tatoué sur mon cœur et vivre
sans lui est inconcevable, je le sais maintenant"). Les
violences reprendront rapidement ("depuis mon retour définitif dans
ses bras, le répit n’a duré qu’une semaine ou deux"),
renforcées par la conversion de M à l’Islam (il suggère
fortement à Sophie de le suivre, ce qui lui donnera un prétexte de
pression supplémentaire -"M n’est pas joli dans sa
religion. Il ne lit pas le Coran de la même façon que moi et
succombe au côté obscur, s’appuyant sur certains versets et les
interprétant à sa manière pour me punir", "quel
hypocrite… L’islam interdit de battre sa femme"-). Deux
éléments permettront à Sophie d’effectivement partir : le
fait de réaliser que les excuses de M ne lui font plus d’effet
("je caresse du bout de mes doigts sa tête et ses épaules en
essayant de croire à ses paroles, mais c’est impossible. Mon cœur
s’est glacé et un mur s’est érigé entre nous"), et la
manifestation, deux détectives frappant à sa porte, du fait que ses
parents pensent encore à elle. Par
peur de la réaction de M, elle ne les suit pas immédiatement… ce
qui mettra sa vie en danger. C’est rappelé (entre autres) dans
Violences
conjugales et famille,
la rupture est le moment le plus dangereux : Sophie échappera
en effet de justesse à une tentative de meurtre, M ayant tenté de
l’étrangler à plusieurs reprises. Le livre s’ouvre et s’achève
sur sa déposition auprès d’un avocat, plus pour se protéger et
tenir son agresseur à distance que pour obtenir réparation ("Je ne
sais pas si je réussirai un jour à lui pardonner. Mais le pardon
sera ma plus grande libération").
Si l’écriture et la
publication du livre a aussi des ambitions thérapeutiques pour
l’autrice, la volonté de contribuer à la prévention est
explicite. Certes, peu d’éléments théoriques, sinon le nom de la
psychologue Isabelle Nazare-Aga, sont donnés pour comprendre comment
l’emprise de l’agresseur s’installe, ces "points si communs
que c’est à se demander s’ils s’appellent pour discuter de
leurs méthodes de manipulation", mais l’angle choisi est celui du
témoignage, et le témoignage est fort! Il permet de se rendre
compte que les obstacles de sécurité, les obstacles économiques,
s’ils sont souvent bien réels, ne sont pas les seuls, et que se
libérer de l’influence de l’agresseur·se peut prendre du temps, si
surprenant que ça puisse paraître de l’extérieur, du point de
vue de proches qui n’auraient accès qu’à une partie de la
réalité, et si réels et intenses que soient les souffrances et le
danger.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire