Projet initié avant la panique morale organisée politiquement autour de la soi-disant théorie du genre, ce livre met en avant le poids des stéréotypes qui ont alors subi un effet grossissant, en se concentrant sur l'univers de la recherche, qui n'est malheureusement pas épargné ("cette corporation est du reste tout autant que les autres victime des discriminations qui gangrènent la société", "comment se fait-il que le monde de la recherche français soit pour partie si frileux face à un concept aussi opérant que le genre?"). Dans des domaines aussi divers que le droit du travail, la danse, la littérature, la biologie, l'éthologie, l'histoire du sport, ou encore (ouf!) la psychologie sociale, les auteur·ice·s illustrent les différents obstacles à la production d'un savoir qui s'affranchirait de la norme de la domination masculine.
C'est en effet une norme, qui donc ne dit pas toujours son nom, qui pèse sur les choix de sujets de recherche, voire sur les présupposés scientifiques : la charge de la preuve elle-même peut être génératrice d'une certaine inertie dans les croyances. Clémentine Vignal montre par exemple que, dans l'étude du comportement animal, des modèles théoriques non seulement anthropomorphisés mais aussi conformes aux stéréotypes conservateurs de la répartition des rôles hommes/femmes n'ont pas été mis à l'épreuve autant qu'ils auraient dû l'être dans le cadre de la recherche scientifique (et, de fait, une prise en compte plus sérieuse de la variabilité des comportements dans le monde animal, une distance critique plus importance avec une grille de lecture trop hâtive de certaines observations, a affaibli certaines idées). Dans le domaine pourtant très différent de la littérature, Eliane Viennot rapporte la panique condescendante qui a accompagné l'inscription de textes de Louise Labé au programme de l'agrégation de lettres (" "Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir raconter pour tenir jusqu'en mars?", se désolaient bien des collègues présent.e.s à la "journée de l'agreg" parisienne de novembre") avant, devant le constat que finalement la richesse des textes justifiait largement leur présence au programme, de déclencher un retour de bâton ("la femme appelée Louise Labé (dont l'existence est attestée) n'avait jamais écrit les œuvres connues comme les siennes. La raison? Trop savant! Une femme ne pouvait pas écrire cela!"), là encore sans arguments scientifiques solides. Les présupposés n'éclairent toutefois pas tout : dans le cas de la musicologie, de la littérature, les œuvres féminines sont parfaitement recensées, accessibles, tout autant que celles de leurs homologues masculins. Leur invisibilisation est donc difficile à expliquer autrement que par un manque d'intérêt préalable. Enfin, certains domaines sont dévalorisés d'office, ou jugés moins prestigieux, se prêtent moins à une carrière ambitieuse, car considérés comme féminins ("les résistances rencontrées en France et le peu de crédit (dans tous les sens du terme) accordé à la danse découlent en grande partie de sa catégorisation féminine, dévalorisante", "la primatologie était alors considéré comme une sorte de loisir de femmes farfelues et misanthropes", "il y avait de toutes façons peu de candidats masculins car les carrières se faisaient dans les universités ou aux Muséums : s'éloigner durablement de ces centres influents n'était pas (n'est probablement toujours pas) une bonne stratégie pour une personne ambitieuse", ...).
Ironiquement, la recherche qui fournit des éléments pour s'affranchir de ces biais risque d'être taxée de militante plutôt que scientifique, d'être attaquée sur son existence même plutôt que sur le fond. Pascal Charroin prend d'ailleurs soin de préciser qu'il n'est absolument pas féministe, et que ses recherches sur l'histoire du sport ont été purement guidés par le désir de défricher un territoire nouveau (sans parler de ma grande perplexité devant sa capacité à isoler, dans ses motivations, une curiosité chimiquement pure, je suis intrigué par l'idée qu'il ait accueilli ses découvertes sur le sexisme et l'homophobie dans le foot depuis la fin des années 60 avec l'intérêt le plus neutre). En dehors de l'argument difficile à prendre au sérieux que le militantisme féministe, qu'il soit de fait par le sujet de recherche choisi ou actif et revendiqué, efface par magie la rigueur scientifique alors que l'androcentrisme par défaut (dans un milieu, à l'instar de beaucoup d'autres, où le pouvoir est majoritairement masculin) se trouve tout aussi magiquement dénué d'idéologie, le changement de point de vue a parfois en soi enrichi la recherche. Joëlle Wiels, sur le sujet (pour le moins technique!) de la biologie du développement de l'appareil génital, affirme sans problème avoir progressé grâce à des associations militant pour les droits des personnes transgenres et intersexes ("les rencontres auxquelles j'ai participé et les contacts que j'y ai établis ont été une grande source d'enrichissement intellectuel"). L'existence de biais n'est toutefois pas niée par les auteur·ice·s, comme par exemple la tentation éventuelle de genrer plus que de raison les travaux féminins (Florence Launay, musicologue, marque une perplexité certaine devant les recherches de Susan McClary qui associent la montée paroxystique à une écriture masculine parce qu'elle évoque l'orgasme masculin, vision pour le moins essentialiste de la composition musicale comme de la sexualité, Nathalie Grande met en garde contre la tentation de chercher du féminisme dans les textes des autrices du XVIIème siècle là où il n'y en a pas forcément) ou encore, derrière un bel habillage théorique, de finalement peu remettre en question le poids systémique des stéréotypes et discriminations de genre ("la prolifération des discours sur le genre, la sexualité, les identités... produit comme une illusion rhétorique, qui n'implique aucune remise en question des rapports sociaux de sexe, des rôles, du genre en tant que système, et surtout laisse non résolue, parce que non posée, la question des corps, de la façon dont ils intègrent le genre et sont susceptibles de s'en défaire", pour le domaine de la danse).
Dans ce livre qui explore la thématique à la fois des discriminations de genre et des biais pesant sur la recherche donc la production de savoir, la structure à plusieurs voix est particulièrement enrichissante : d'une part le luxe offert aux lecteur·ice·s de bénéficier du regard de spécialistes d'autant de domaines différents dans un même espace est pour le moins appréciable, et d'autre part il permet de constater à la fois l'universalité du problème et, indirectement, d'observer la diversité des rapports au militantisme, sujet malheureusement incontournable quand le simple choix d'un sujet de recherche, le simple questionnement d'un modèle théorique, est en soi une résistance, quelles que soient les motivations préalables.
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