Les émotions, bien que profondément personnelles (parfois au point qu'on peut être réticent·e à écouter ce qu'elles disent vraiment de nous), se construisent dans l'interaction, en particulier les interactions entre le bébé et son entourage proche : non seulement leurs manifestations sont interprétées, de façon plus ou moins adaptée et bienveillante, par l'adulte dans ce premier apprentissage de la communication, mais le bébé lui même, c'est une question de survie, identifiera les signes que l'adulte est plus ou moins disposé à le prendre en compte ("certains se détournent de leur parent accaparé dans ses pensées et s'investissent ailleurs, d'autres tentent de le ranimer à tout prix, et d'autres encore manifestent des signes de tristesse ou de désarroi. Dans tous les cas, aussitôt que le parent reprend un comportement de communication normal, l'enfant a besoin de temps pour accepter la nouvelle donne"). Dans une construction ancrée à ce point dans l'échange, qui plus est asymétrique, il n'est finalement pas si surprenant qu'il soit difficile dans certains cas de faire le tri entre ce qui nous appartient vraiment, et ce qui a été, parfois sur plusieurs années, induit par l'autre.
L'auteur va ainsi, par exemple, évoquer les émotions prescrites ("quel parent n'a pas imposé un jour à son enfant de se réjouir d'une perspective pourtant pénible, comme d'aller dans un lieu qu'il n'aime pas ou de rendre visite à quelqu'un avec lequel il ne s'entend pas"), ou encore les émotions de proximité (dans ce cas, l'émotion n'est pas imposée à l'enfant par l'adulte, mais l'enfant s'approprie de lui-même, généralement de façon inconsciente, l'émotion de l'adulte), ce qui lui permettra de donner des clefs pour mieux comprendre la transmission intergénérationnelle des traumatismes. Cette transmission peut bien entendu avoir lieu par le non-dit (réactions intenses dans certains contextes, évitement ou récurrence de certains sujets indirectement liés, répétition de certaines expressions très spécifiques, ... un cas particulièrement parlant est celui d'une victime de viol qui lit très régulièrement La chèvre de Monsieur Seguin à son fils... qui lui-même réclame cette lecture, voyant à quelle point elle anime sa mère, mais sans savoir pour autant, jusqu'à l'apprendre directement, ce qui se joue derrière, secret qui conduira selon l'auteur à des comportements dangereux à l'adolescence, en particulier à l'âge où sa mère elle-même avait été agressée), mais aussi par un récit trop direct, sans mise à distance des émotions ni prise en compte des limites psychiques des interlocuteur·ice·s.
Une part importante du propos de l'auteur consistera à indiquer comment intégrer de la façon la plus saine possible, que ce soit au niveau autobiographique ou familial, un évènement insupportable, en partie en évitant les fausses bonnes idées (interdire de parler n'est bien entendu pas la meilleure chose à faire, mais trop encourager une personne qui n'y est pas prête, voire l'héroïser et se faire relais d'une injonction à aller bien en considérant que ce qui ne tue pas rend plus fort -le concept de résilience, avec une argumentation plus ou moins solide, en prend pour son grade-, n'est pas non plus sans dangers). Le respect du rythme de la personne (ça peut être, au niveau familial, en étant flou·e -évoquer un secret sur "quelque chose" qui s'est passé "un jour"-) laisse la liberté aux personnes qui savent quelque chose de livrer ce qu'elles sont prêtes à livrer, le passage par des métaphores pour permettre de symboliser, permettent progressivement d'intégrer ce qui faisait effraction.
Le propos est malheureusement livré dans un ensemble extrêmement inégal... le contraste est particulièrement rude entre un premier chapitre précis, nuancé et sourcé et un second (sur la honte) qui ressemble une invitation très insistante à l'interprétation sauvage en désignant tout un ensemble de comportements (avoir honte de ses parents à l'adolescence -eh oui....- ou encore réussir socialement) comme l'expression d'une honte profonde et inconsciente (de façon extrêmement ironique, l'auteur invite dans le chapitre suivant à se méfier des grilles de lecture trop faciles à plaquer en prenant ses distances avec une interprétation freudienne qui pourrait être tentante... et l'ironie atteint un cran supplémentaire lorsqu'il déplore, au milieu d'un festival de caricatures sur la façon dont les autres professionnels -heureusement que lui est là pour ramener un peu de raison dans tout ça- percevraient la résilience, "un public séduit par les jugements en terme de tout ou rien"). Certains exemples interpellent particulièrement voire sont dangereux, comme l'explication du génocide rwandais par le déni d'une agressivité (toute ma compassion aux historien·ne·s qui sont tombé·e·s sur ce passage, qui ont du ressentir bien des émotions pour le coup très identifiables), l'explication boiteuse d'une prédisposition de la part des victimes de violences conjugales (en oubliant, un détail, de préciser que c'est d'abord un contexte activement construit par l'agresseur), ou encore le récit d'un khmer rouge qui se serait particulièrement acharné sur une victime parce qu'il était amoureux (qu'un ado soumis à une propagande totalitaire et contraint au quotidien de commettre des actes inhumains ne soit pas au clair sur la différence entre être amoureux et vouloir posséder me semble pour le moins explicable, mais ça me plonge dans des abîmes de perplexité quand c'est le cas d'un psychiatre, sauf erreur de ma part adulte... dans le cadre d'un livre sur les émotions!). Si le cœur du propos semble sensé, le fait que la rigueur soit à géométrie aussi variable n'aide malheureusement pas à savoir dans quelle mesure l'ensemble des propositions sont dignes de confiance, ce qui est particulièrement regrettable sur un sujet aussi sensible que celui du traumatisme.
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