mercredi 15 janvier 2020

The practice of person-centred couple and family therapy, de Charles O’Leary



 Si Carl Rogers, loin de se cantonner à la thérapie individuelle, a ouvert les potentialités de son approche à de nombreux sujets tels que les groupes de rencontre ou la pédagogie, allant jusqu’à proposer un projet de société, un vide surprenant est laissé au niveau de la thérapie de couple ou de la thérapie familiale. Certes, il a écrit un livre par ailleurs très enrichissant sur les relations amoureuses, mais la principale conclusion pratique qu’on peut en tirer sur la thérapie de couple semble être que c’est avant tout le développement personnel individuel qui aidera à mieux être capable d’écouter l’autre, d’identifier finement ses propres besoins et de communiquer. Se rabattre sur la conduite à suivre dans un groupe de rencontre n’aide pas beaucoup plus : le·a facilitateur·ice a certes aussi affaire à plusieurs personnes simultanément, dans des échanges pas toujours apaisés, mais il s’agit d’inconnu·e·s qui interagissent dans un cadre arrêté, qui a un début et une fin, soit à peu près le contraire d’une famille ou d’un couple. Charles O’Leary comble ce manque, avec l’appui d’autres cadres théoriques, en particulier la thérapie systémique, mais en insistant constamment sur l’importance d’être centré·e sur la personne.

 Les spécificités de l’approche rogérienne, telles que l’approche positive inconditionnelle, l’empathie, la confiance dans le processus d’actualisation, sont en effet exigeants à mettre en œuvre en eux-mêmes, mais plus encore en recevant plusieurs personnes simultanément : ce sont des points de vue parfois très opposés qu’il convient alors d’accueillir avec une même écoute, et ce en présence de personnes qui ont, potentiellement, une vision beaucoup moins positive du point de vue de l’autre! Difficulté supplémentaire : le·a thérapeute a ses propres valeurs, sa propre vision de ce en quoi consiste une relation amoureuse, une parentalité souhaitables, alors même que prendre parti peut avoir une influence extrêmement néfaste sur le déroulement de la thérapie ("lorsqu’il y a alliance avec un client contre un autre -ce qui se manifeste généralement par des tentatives bienveillantes de convaincre ce client de quelque chose qu’il "devrait" faire ou accepter- ou de l’irritation envers les clients, il vaut mieux que le thérapeute s’en rende compte avant les clients!"). Pourtant, l’auteur va abondamment rappeler à quel point les fondamentaux rogériens sont… fondamentaux, en particulier les six conditions nécessaires et suffisantes pour la thérapie (1. il y a contact psychologique entre thérapeute et client·e(s), 2. le·a client·e n’est pas dans un état de congruence 3. le·a thérapeute est congruent.e dans le cadre de cette relation 4. le·a thérapeute ressent une approche positive inconditionnelle envers le·a client.e 5. le.la thérapeute ressent une compréhension empathique du cadre de référence interne du ou de la client·e et cherche à le communiquer 6. cette communication est réussie au moins dans une certaine mesure). Le fait que tout ressenti devienne acceptable et exprimable dans un cadre sécurisé a en effet une grande importance, quand certaines revendications ne peuvent plus être entendues… à charge toutefois au ou à la thérapeute de fournir ce cadre sécurisant ("un thérapeute réticent à interrompre un client devrait s’en tenir aux thérapies individiduelles", "les clients sont amers et découragés si on les laisse exprimer ou si on les force à entendre des mots hostiles et blessants envers l’autre") : l’idée n’est pas d’exporter tels quels les conflits du quotidien dans le cadre du cabinet du thérapeute ("le bon thérapeute encourage ses clients à trouver un moyen de décrire la situation qui encourage le dialogue, détourne la tendance à faire des reproches et génère de l’espoir à échelle humaine"). Les client·e·s sont progressivement invité·e·s à exprimer leurs ressentis, ce qui les apaiserait, plutôt que d’exprimer des reproches, ou d’insister sur ce que l’autre ne fait pas. Il est aussi important d’être attentif à ceux ou celles qui ne parlent pas : leur rappeler que leur parole est bienvenue, mais ne jamais leur forcer la main.

 Si des éléments factuels sur le couple en général sont apportés, si le livre est très documenté, de façon sourcée (avec toutes les références proposées, ma propre liste de livres que je n’aurai jamais le temps de lire a pris un certain volume supplémentaire), l’auteur appelle constamment à l’humilité (avec entre autres cette magnifique phrase : "les thérapeutes ne peuvent pas tout savoir et, dans leur sagesse, n’oublient pas l’ampleur de ce qu’ils ne savent pas"). L’ignorance, ou plutôt la conscience de l’ignorance, est un outil thérapeutique à part entière. L’auteur évoque d’ailleurs plusieurs fois où il s’est lui-même planté : la meilleure attitude dans ce cas est de l’admettre. Rien ne permet de savoir de façon sûre comment la thérapie va se conclure, ni même quelle direction elle va prendre : même si ça peut être, qu’on soit inexpérimenté ou non, tentant, il n’est donc pas souhaitable de l’orienter. Dans un chapitre consacré aux couples homosexuels (il est rappelé dès le premier paragraphe que ça ne couvre par ailleurs pas l’ensemble du spectre LGBT), cette humilité nécessaire est surlignée : c’est particulièrement important qu’un·e client·e victime de discrimination puisse dire au ou à la thérapeute qu’iel a été discriminant·e… le·a client·e est mieux placé·e pour s’en rendre compte, et pour une personne qui subit des discriminations, c’est encore plus important que le cadre soit sécurisant. L’expertise du ou de la thérapeute, quand elle est partagée (explications sur une situation, suggestions, …), doit être proposée de façon horizontale, et non être présentée comme une vérité. Même dans un cas où l’auteur a été particulièrement confrontant avec des parents (mettant l’accent successivement sur leur surréaction à une crise provoquée par leur fils aîné, puis sur leur laxisme paradoxal envers lui), il l’a fait sous forme de questions, prêt à entendre d’autres réponses que celles qu’il attendait (oui, bon, suggérait, dans ce cas). L’auteur liste plusieurs cas dans lesquels il est particulièrement important d’être humble, de se recentrer sur l’approche rogérienne : quand l’envie de se comporter comme un professeur se fait plus forte que l’envie de comprendre les client·e·s, quand il est tenté de fournir son attention à un·e client·e et des instructions aux autres, quand il parle plus que les client·e·s, quand le déroulement de l’heure de thérapie devient trop prévisible, quand rien de ce que le·a client·e peut dire ne le surprend, ou quand il se sent débordé par la sensation que les problèmes des client·e·s dépassent leurs ressources.

 L’ensemble du livre est à la fois inspirant et riche en ressources, tout en donnant de très nombreuses pistes pour aller plus loin, que ce soit sur les subtilités de l’ACP, sur les mécanismes de la vie de couple ou sur les outils de la thérapie systémique. Hélas, il n’est pas traduit en français.

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