Si
Carl Rogers, loin de se cantonner à la thérapie individuelle, a
ouvert les potentialités de son approche à de nombreux sujets tels
que les groupes de rencontre ou la pédagogie, allant jusqu’à
proposer un projet de société, un vide surprenant est laissé au
niveau de la thérapie de couple ou de la thérapie familiale.
Certes, il a écrit un livre par ailleurs très enrichissant sur les relations amoureuses, mais la principale conclusion pratique qu’on
peut en tirer sur la thérapie de couple semble être que c’est
avant tout le développement personnel individuel qui aidera à mieux
être capable d’écouter l’autre, d’identifier finement ses
propres besoins et de communiquer. Se rabattre sur la conduite à
suivre dans un groupe de rencontre n’aide pas beaucoup plus :
le·a facilitateur·ice a certes aussi affaire à plusieurs personnes
simultanément, dans des échanges pas toujours apaisés, mais il
s’agit d’inconnu·e·s qui interagissent dans un cadre arrêté,
qui a un début et une fin, soit à peu près le contraire d’une
famille ou d’un couple. Charles O’Leary comble ce manque, avec
l’appui d’autres cadres théoriques, en particulier la thérapie
systémique, mais en insistant constamment sur l’importance d’être
centré·e sur la personne.
Les
spécificités de l’approche rogérienne, telles que l’approche
positive inconditionnelle, l’empathie, la confiance dans le
processus d’actualisation, sont en effet exigeants à mettre en
œuvre en eux-mêmes, mais plus encore en recevant plusieurs
personnes simultanément : ce sont des points de vue parfois
très opposés qu’il convient alors d’accueillir avec une même
écoute, et ce en présence de personnes qui ont, potentiellement, une
vision beaucoup moins positive du point de vue de l’autre!
Difficulté supplémentaire : le·a thérapeute a ses propres
valeurs, sa propre vision de ce en quoi consiste une relation
amoureuse, une parentalité souhaitables, alors même que prendre
parti peut avoir une influence extrêmement néfaste sur le
déroulement de la thérapie ("lorsqu’il y a alliance avec un
client contre un autre -ce qui se manifeste généralement par des
tentatives bienveillantes de convaincre ce client de quelque chose
qu’il "devrait" faire ou accepter- ou de l’irritation envers
les clients, il vaut mieux que le thérapeute s’en rende compte
avant les clients!"). Pourtant, l’auteur va abondamment rappeler à
quel point les fondamentaux rogériens sont… fondamentaux, en
particulier les six conditions nécessaires et suffisantes pour la
thérapie (1. il y a contact psychologique entre thérapeute et
client·e(s), 2. le·a client·e n’est pas dans un état de congruence
3. le·a thérapeute est congruent.e dans le cadre de cette relation
4. le·a thérapeute ressent une approche positive inconditionnelle
envers le·a client.e 5. le.la thérapeute ressent une compréhension
empathique du cadre de référence interne du ou de la client·e et
cherche à le communiquer 6. cette communication est réussie au
moins dans une certaine mesure). Le fait que tout ressenti devienne
acceptable et exprimable dans un cadre sécurisé a en effet une
grande importance, quand certaines revendications ne peuvent plus
être entendues… à charge toutefois au ou à la thérapeute de fournir ce
cadre sécurisant ("un thérapeute réticent à interrompre un
client devrait s’en tenir aux thérapies individiduelles",
"les clients sont amers et découragés si on les laisse exprimer ou
si on les force à entendre des mots hostiles et blessants envers l’autre") : l’idée n’est pas d’exporter
tels quels les conflits du quotidien dans le cadre du cabinet du
thérapeute ("le bon thérapeute encourage ses clients à trouver un
moyen de décrire la situation qui encourage le dialogue, détourne
la tendance à faire des reproches et génère de l’espoir à
échelle humaine"). Les client·e·s sont progressivement invité·e·s
à exprimer leurs ressentis, ce qui les apaiserait, plutôt que
d’exprimer des reproches, ou d’insister sur ce que l’autre ne
fait pas. Il est aussi important d’être attentif à ceux ou celles qui
ne parlent pas : leur rappeler que leur parole est bienvenue,
mais ne jamais leur forcer la main.
Si
des éléments factuels sur le couple en général sont apportés, si
le livre est très documenté, de façon sourcée (avec toutes les
références proposées, ma propre liste de livres que je n’aurai jamais le temps de lire a pris un certain volume supplémentaire), l’auteur appelle
constamment à l’humilité (avec entre autres cette magnifique
phrase : "les thérapeutes ne peuvent pas tout savoir et, dans
leur sagesse, n’oublient pas l’ampleur de ce qu’ils ne savent
pas"). L’ignorance, ou plutôt la conscience de l’ignorance, est
un outil thérapeutique à part entière. L’auteur évoque
d’ailleurs plusieurs fois où il s’est lui-même planté :
la meilleure attitude dans ce cas est de l’admettre. Rien ne permet
de savoir de façon sûre comment la thérapie va se conclure, ni
même quelle direction elle va prendre : même si ça peut être,
qu’on soit inexpérimenté ou non, tentant, il n’est donc pas
souhaitable de l’orienter. Dans un chapitre consacré aux couples
homosexuels (il est rappelé dès le premier paragraphe que ça ne
couvre par ailleurs pas l’ensemble du spectre LGBT), cette humilité
nécessaire est surlignée : c’est particulièrement important
qu’un·e client·e victime de discrimination puisse dire au ou à la
thérapeute qu’iel a été discriminant·e… le·a client·e
est mieux placé·e pour s’en rendre compte, et pour une personne
qui subit des discriminations, c’est encore plus important que le
cadre soit sécurisant. L’expertise du ou de la thérapeute, quand elle est
partagée (explications sur une situation, suggestions, …), doit
être proposée de façon horizontale, et non être présentée
comme une vérité. Même dans un cas où l’auteur a été
particulièrement confrontant avec des parents (mettant l’accent
successivement sur leur surréaction à une crise provoquée par leur
fils aîné, puis sur leur laxisme paradoxal envers lui), il l’a
fait sous forme de questions, prêt à entendre d’autres réponses
que celles qu’il attendait (oui, bon, suggérait, dans ce
cas). L’auteur liste plusieurs cas dans lesquels il est
particulièrement important d’être humble, de se recentrer sur
l’approche rogérienne : quand l’envie de se comporter comme
un professeur se fait plus forte que l’envie de comprendre les
client·e·s, quand il est tenté de fournir son attention à un·e
client·e et des instructions aux autres, quand il parle plus que les
client·e·s, quand le déroulement de l’heure de thérapie devient
trop prévisible, quand rien de ce que le·a client·e peut dire ne le
surprend, ou quand il se sent débordé par la sensation que les
problèmes des client·e·s dépassent leurs ressources.
L’ensemble du livre est à la fois inspirant et riche en
ressources, tout en donnant de très nombreuses pistes pour aller
plus loin, que ce soit sur les subtilités de l’ACP, sur les
mécanismes de la vie de couple ou sur les outils de la thérapie
systémique. Hélas, il n’est pas traduit en français.
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