Enfance et adolescence dans une ferme (elle en est devenue végétarienne), travail dans des banques, dans des bars, expériences de la scène avec ses propres créations musicales ou encore de la photographie où elle est passée du loisir à la vente, l'autrice croise ses nombreuses vies avec celles, comme le titre l'indique, des personnes qu'elle a rencontrées et surtout accompagnées pour la plupart jusqu'à la fin dans le cadre de son travail en soin palliatifs. Des personnes âgées ou moins âgées (rendues dépendantes par une maladie dégénérative ou un accident), entourées de personnes aimantes ou subissant un environnement conflictuel, ont explicitement ou implicitement contribué à la guider vers l'élaboration de ces cinq commandements, pour profiter au maximum du temps accordé entre la naissance et la mort.
Vivre comme on le veut vraiment et non pour répondre aux attentes des autres, une idée qui peut sembler simple à saisir bien que beaucoup moins à appliquer quand on l'entend de Grace, prisonnière de la tyrannie de son époux puis tombée gravement malade peu après qu'il ait été, enfin, amené en maison de retraite, mais plus complexe quand on cherche plus précisément à dénouer ce qui relève de nos aspirations profondes et d'injonctions sociales qui ne nous correspondent pas. Se poser la question sérieusement, comme l'autrice promet de le faire à Grace, reste un premier pas important ("de tous les regrets et enseignements partagés avec moi alors que j'étais assise à leurs côtés, le regret de ne pas avoir vécu une vie qui leur correspondait vraiment était le plus commun de tous. C'était aussi celui qui générait le plus de frustration, car la prise de conscience des clients arrivait trop tard"). Le regret d'avoir trop travaillé est communiqué à l'autrice, ironiquement, alors qu'elle travaille douze heures par jour, et que les exigences du métier (selon la santé de la personne accompagnée, ce n'est parfois vraiment pas le moment de s'absenter) peuvent parfois encore accélérer cette cadence. C'est pourtant une opportunité de s'interroger sur le sens du travail : si John est passé à côté d'une vie amoureuse et familiale en continuant de travailler 15 ans après sa retraite parce qu'il aimait le statut que ça lui procurait (son épouse est tragiquement décédée l'année où il allait la prendre, après s'être engagé à la prendre... dans un an), cette relation permet à Bronnie Ware de s'interroger plus précisément sur ce que représentaient ses carrières successives, et d'orienter ses choix futurs. L'expression des sentiments, le troisième regret, revient régulièrement, tant c'est un parcours pour l'autrice elle-même, ayant grandi dans un environnement familial difficile où il était souvent plus prudent pour elle de ne pas dire tout ce qu'elle pensait. Cette nouvelle boussole a mis fin à certaines relations (elle a estimé après coup que c'était un mal pour un bien : pourquoi s'accrocher à une relation qui repose sur un mensonge, un malentendu, un non-dit?), mais a permis d'en renforcer d'autres, et elle est maintenant très attachée à ce principe. Le souvenir de Joszef, souffrant de ne pas avoir partagé à sa famille ses souvenirs de camp de concentration, soit tout un pan de son identité, tout en ne se sentant plus capable de le faire, l'a par ailleurs marquée. En ce qui concerne le quatrième enseignement, rester en contact avec ses amis, elle a aidé une résidente de maison de retraite à le réaliser, heureuse de renouer avec les talents de détective acquis en travaillant au service antifraude de sa banque mais aussi d'apporter du bonheur dans un environnement particulièrement sombre, tout en prenant conscience que tout le monde ne pourrait pas bénéficier des services d'une aide-soignante détective (par ailleurs, plusieurs des amis retrouvés étaient décédés). Lors d'une dépression violente (jusqu'à être extrêmement proche d'une tentative de suicide) vécue après cette carrière intense, c'est d'ailleurs la présence, parfois insistante et pleine d'abnégation, de proches, qui l'a le plus aidée, et le manque d'empathie d'autres ami·e·s l'a particulièrement blessée dans cette période d'extrême vulnérabilité. Le cinquième regret recensé est celui de ne pas s'être accordé assez... de bonheur. Moins simpliste qu'il n'y paraît, ce regret implique une bienveillance envers soi qui peut parfois être difficilement accessible, la compétence d'avoir de la gratitude pour le positif même dans les moments difficiles, ...
Derrière des principes de vies certes rendus profonds par leurs sources (savoir ce qu'on risque de regretter sur son lit de mort avant d'y être effectivement, ça fait incontestablement gagner pas mal de temps!) mais qui peuvent sembler superficiels (ah bon, il faut faire ce qu'on veut vraiment, sourire et avoir des ami·e·s? moi qui était convaincu que la clef du bonheur était de faire la gueule, de s'entourer de personnes désagréables et de passer le plus de temps possible à faire des choses qu'on déteste!), une profondeur supplémentaire m'a été rendue accessible par... les éléments qui m'ont fait tiquer! La compassion devant les pires comportements parce que quelqu'un qui se conduit mal c'est quelqu'un qui souffre? A mon sens ça peut être presque condescendant (la souffrance retirerait tout libre-arbitre?), c'est un message qui peut être dangereux (dans certains cas, c'est beaucoup plus urgent de poser des limites -ce que l'autrice sait par ailleurs faire!- que d'écouter le petit cœur qui souffre) et que dire des personnes qui souffrent et sont bienveillantes? Faire confiance à l'Univers qui va tendre une main salvatrice quand tout va mal? Ça a réussi à l'autrice, qui aurait eu une vie infiniment plus ennuyeuse et qui l'aurait tellement moins épanouie si elle n'avait pas pris tant de risques, et certaines coïncidences qu'elle rapporte sont belles, frappantes et inspirantes, mais incontestablement certaines personnes, dont des personnes qu'elle évoque, n'ont pas bénéficié de ces moments magiques (elle croise d'ailleurs ce message avec l'affirmation que les personnes qui meurent jeunes sont rappelées pour une raison, ce qui peut revenir pour certaines sensibilités -à commencer par la mienne!- à pousser le mysticisme un peu loin). Le bonheur c'est d'abord une question d'attitude? Ça peut être très culpabilisant pour une personne en souffrance qui on l'imagine n'a vraiment pas besoin de ce fardeau en plus, tout en étant déresponsabilisant pour les proches ("tu es triste? arrête!").
Et pourtant... dans son moment de dépression, elle prend conscience que son attitude compassionnelle lui a souvent fait du bien (en particulier pour ne rien faire qui relève de l'illégalité à des collègues aides-soignantes moyennement bienveillantes envers des personnes vulnérables) mais l'a aussi empêchée d'exprimer une colère qui lui retombe dessus en cascade avec des ruminations brutalement douloureuses. L'idée que le bonheur est une question d'attitude l'a aidée à reprendre pied mais à un moment très spécifique où elle commençait à retrouver de l'énergie. La confiance dans l'Univers s'exprime en décrivant des moments de lâcher prise absolu (surrender en VO), concept très spécifique et important pour elle, qu'elle distingue de l'abandon, lâcher prise qui l'a sauvée dans des moments de détresse extrême mais dont la description ne donne certainement pas envie de passer par là délibérément. La lecture entre les lignes de l'articulation complexe entre ces principes qui peuvent sembler consensuels et la réalité d'une vie infiniment riche mais qui a parfois demandé une force intense, parfois (là encore c'est entre les lignes) impliqué des choix et des mouvements très défensifs, donne un niveau de lecture qui enrichit considérablement le tout, transforme en questions ce qui ressemblait à des réponses qu'il y avait juste à cueillir d'un mouvement paresseux de la main.
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