jeudi 7 novembre 2019

Pourquoi fait-il ça?, de Lundy Bancroft



 Les ressources sur les relations abusives sont nombreuses, souvent de qualité, mais concernent surtout, généralement, ce que les personnes violentes font, elle proposent, directement ou non (souvent les deux) des conseils aux proches et aux victimes pour identifier les mécanismes de manipulation, pour s'extraire du piège de la façon la moins dangereuse possible, ce qui est en effet le plus urgent. Les informations sur ce qui se passe dans l'esprit des agresseurs sont plus rares : leur comportement, en plus de sembler incompréhensible (la confusion extrême est presque un invariant chez les victimes, selon Lundy Bancroft, au point qu'il conseille à celles qui le lisent de ne s'attarder que sur les éléments du livre qui leurs semblent pertinents, si radical que soit le tri), reste donc souvent inexplicable. L'auteur, qui a 15 ans d'expérience auprès d'auteurs de violences, consacre ce livre à éclairer leurs motivations profondes. Dans la mesure où les violences conjugales sont dans leur grande majorité commises par des hommes sur des femmes (Bancroft rappelle que ça peut aussi être une réalité des couples homosexuels... où l'agresseur·se argumentera souvent du risque bien réel d'homophobie dans le parcours judiciaire pour décourager la victime de porter plainte -il est infiniment plus sceptique, et l'argumente, sur les violences commises par des femmes sur des hommes-), il utilise dans le livre le masculin pour parler de l'agresseur et le féminin pour parler de la victime, ce que je vais faire aussi dans ce résumé.

 Lundy Bancroft commence par démonter les idées reçues, y compris certaines dont il ne s'est que laborieusement débarrassé au cours de sa pratique. Plus qu'une astuce narrative pour attirer l'attention, non seulement ce démontage des idées reçues a des conséquences extrêmement concrètes (certaines fausses solutions, qui semblent de bon sens, peuvent au contraire aggraver les violences), mais il s'avère vite que comprendre ce que l'agresseur n'est pas permet de bien mieux comprendre ce qu'il est. Certes, chaque agresseur est différent, dans la capacité à changer, dans la forme et l'intensité des violences (sans compter que les agresseurs sont répartis assez équitablement dans toutes les origines, religions et classes sociales -l'auteur a eu des clients chirurgiens ou professeurs à Harvard, qui n'étaient pas moins violents que les autres mais de l'extérieur ne correspondaient pas tout à fait au profil de la brute sanguinaire la bave aux lèvres-), mais des constantes, et surtout des comportements à surveiller, reviennent souvent. L'élément essentiel est probablement que cette violence n'a rien de pathologique : ce n'est pas un problème de ressources, c'est un problème de valeurs. De nombreux agresseurs ont des histoires poignantes à raconter, de violences subies dans l'enfance, de figures féminines destructrices (alors que c'est plutôt le comportement du père qui est prédicteur de violences, comme le même auteur l'explique ici), voire d'ex tellement maltraitantes et sournoises qu'ils ont besoin de beaucoup d'abnégation et de patience de leur compagne pour pouvoir vraiment aimer et faire confiance à nouveau. Ces histoires ne sont pas nécessairement fausses (sinon pour les ex, que l'auteur conseille très fortement de contacter), mais ne justifient certainement pas et ne causent pas leur comportement. Quand l'auteur objecte à ses clients que ce passé de souffrance devrait au contraire augmenter leur compassion, ils arrêtent généralement d'en parler. Un client au cours d'une séance avait par exemple partagé une révélation : "J'ai réalisé que quand je frappais ma femme, en fait ce n'était pas elle que je frappais. Je frappais ma mère!". Le thérapeute, impassible, l'a fixé et a répondu : "Si, vous frappiez votre femme". L'argument de la perte de contrôle, qui peut sembler évident, est (sauf exceptions) tout aussi faux, ce qui ne l'empêche pas d'être souvent brandi par les agresseurs. Même sous l'effet de la soi-disant détresse ou de l'alcool, des questions précises permettent souvent de constater que l'agresseur ne dépasse en fait pas les limites qu'il s'est lui-même fixées (un client qui l'air contrit décrivait un épisode de violence particulièrement grave commis sous l'effet de l'alcool, est soudain devenu agressif et condescendant quand l'auteur lui a demandé pourquoi son épouse n'avait pas plus de bleus -"je n'allais quand même pas laisser des marques!"-, la compagne d'un autre client a constaté avec les questions de l'auteur que quand son conjoint cassait tout puis quittait l'appartement enragé avant de revenir, une fois calmé, l'air désolé, il ne cassait que ses affaires à elles, et ne l'aidait pas à ranger, signe certain que ses remords étaient limités). Un point de repère plus accessible : l'agresseur est souvent parfaitement capable de garder son calme dans les autres circonstances, même stressantes, du quotidien. Il ne traite pas ses amis, ses parents, de tous les noms quand il se fait contredire, ne menace et n'attaque ni son supérieur ni ses clients quand ils lui demandent quelque chose au travail, ... L'alcoolisme, la consommation de drogues, ne sont pas non plus, selon l'auteur, la cause des violences, même si elles peuvent les rendre plus graves (tout un chapitre est consacré aux liens entre addiction et violence conjugale).

 Ce qui explique tous ces éléments, et un certain nombre d'autres, est que le socle sur lequel ces comportements reposent est constitué des valeurs de l'agresseur : dans le couple, voire dans la famille, tout doit tourner autour de lui, autant que possible. Il doit être considéré et traité comme un être supérieur (certains clients de l'auteur peuvent se sentir menacés, donc être violents, parce qu'un de leurs amis a eu quelques instants une conversation avec leur conjointe plutôt qu'avec lui), pouvoir faire ce qu'il veut quand il veut, pouvoir demander ce qu'il veut quand il veut. La remise en question est exclue, ou alors de façon fugace. Les violences (sauf exception, quand la cruauté s'ajoute à la violence conjugale) ne sont pas un objectif en soi : l'objectif est le contrôle. Il est sincère quand il dit que les violences ont été provoquées par la victime : la distorsion réside dans sa propre notion de provocation. Quand il applique une surveillance constante sous prétexte de jalousie tout en trompant de façon répétée (éventuellement sans préservatif) sa conjointe, quand il se plaint que son épouse, enceinte, ne consacre pas toute son énergie à ses besoins à lui, quand il lui demande de baisser d'un ton parce qu'elle lui répond alors que lui hurle, l'insulte durement et frappe contre les murs, quand il ne travaille pas et se plaint qu'il ne lui reste plus d'argent à dépenser (ce qu'Ingrid Falaise a vécu)... la liste pourrait être longue, il ne perçoit pas d'incohérence, seulement une limite injuste opposée à sa volonté. Il considère sa conjointe comme sa propriété (c'est probablement ce qui a déclenché l'accélération des violences subies par Sophie Lambda : le projet d'emménagement peut avoir renforcé ce sentiment de propriété, comme peut le faire toute nouvelle étape de la vie de couple -mariage, grossesse, ...-). Il peut même être sincèrement opposé à la violence conjugale : dans ce cas, la violence, c'est ce que font les autres (l'auteur a eu de nombreuses occasions de le constater en direct, dans des conversations entre clients). Si les moments merveilleux souvent vécus au début de la vie de couple ont un intérêt stratégique (sa conjointe racontera elle-même à son entourage à quel point il est merveilleux, elle attribuera les violences à quelque chose qui se serait mal passé et serait réparable, aura l'espoir de retrouver cet amour initial, ...), ils sont généralement sincères : la différence fondamentale réside dans la représentation de cet avenir parfait ensemble. La sincérité n'exclut toutefois pas la manipulation, au contraire, puisque l'objectif ultime est le contrôle. L'auteur a pu être surpris, en entendant ses clients échanger entre eux, du niveau de conscience et d'élaboration des techniques pour effrayer, déstabiliser la victime tout en donnant une image exemplaire d'eux-même à l'extérieur. Après un accès de violence, les regrets exprimés peuvent être sincères : les excuses n'ont tout simplement pas la signification qu'elles semblent avoir. Il regrette les conséquences, mais ne compte pas se remettre en question. Et comme tout doit tourner autour de lui, quand lui-même va mieux, il estime que l'affaire se doit d'être close pour la personne qu'il a agressée aussi.

 Cette perspective a des conséquences pratiques très directes. La première est que le pardon, la compassion, ne fonctionnent pas : loin de ressentir de la gratitude et d'y puiser la détermination de changer, de se remettre progressivement d'une blessure profonde qui le conduisait à agir comme il le faisait faute de pouvoir ou savoir faire autrement, il percevra la confirmation qu'il est comme il se doit au centre du monde, que son comportement est excusable, ce qui est une excellente raison de continuer comme ça, éventuellement de revoir ses exigences à la hausse. L'auteur (cette partie du livre ne m'arrange pas, vu mon projet d'être thérapeute!) constate d'ailleurs que les agresseurs qui sont personnellement en thérapie sont particulièrement dangereux : l'introspection est un temps supplémentaire passé à se centrer sur eux, ce qu'ils font bien assez au quotidien, ils maîtrisent le langage de la psychothérapie et l'utilisent à merveille pour se justifier ou pour faire du mal à leur conjointe (on peut facilement imaginer la quantité de propos à leur disposition pour utiliser la détresse causée par les violences contre elles, ou pour exprimer des exigences particulières pour prendre soin de lui)... et ça, c'est quand ils ne manipulent pas leur thérapeute pour s'en faire un·e allié·e (l'auteur a sauté au plafond en entendant un thérapeute, dans le plus grand des calmes, faire un diagnostic de la victime d'un agresseur -qui selon lui, évidemment, faisait tant de mal à son client- sans l'avoir jamais vue ni entendue). Si un·e professionnel·le a eu une expérience différente, dans l'idéal en ACP mais d'autres méthodes bien sûr ça me va aussi, ça m'intéresserait beaucoup d'avoir des infos dessus. Peut-être plus contre-intuitif encore : la thérapie de couple, non seulement ne fonctionne pas, mais peut être destructrice. Si elle fournit l'apparence d'une opportunité d'échanger d'égal·e à égal·e, les personnes impliquées sont un·e thérapeute qui cherche à initier un échange, une victime en détresse dont chaque expression est surveillée de près par son agresseur, et l'agresseur lui-même, expert en manipulation et en apparences. Si la victime craque, l'agresseur s'empressera de la faire passer pour trop émotive, se présenter comme protecteur, ou les deux. Si la victime confie les violences, elle s'expose à des représailles (l'auteur évoque un cas où l'agresseur, devant les violences évoquées, a promis, les larmes aux yeux, de changer maintenant qu'il avait réalisé le mal qu'il faisait... il a été physiquement violent non pas après être rentré mais pendant le trajet du retour, tout en conduisant). Facteur aggravant : le moteur de la thérapie de couple est généralement que des efforts sont à faire des deux côtés. Dans les situations de violences conjugales, ce n'est pas le cas... et l'agresseur, habitué à formuler des exigences, sera prompt à proposer des efforts asymétriques. Une autre conséquence particulièrement importante de ce comportement provoqué par des valeurs est qu'il convient de particulièrement se méfier lorsque l'agresseur a quelque chose de spécifique à gagner (lever une interdiction judiciaire, se remettre en couple après une rupture...). Les cas de changements exemplaires qui ont pris fin en une fraction de seconde, une fois l'objectif atteint, sont extrêmement nombreux dans le livre. Rien ne sert non plus de faire miroiter à l'agresseur la vie merveilleuse qu'il aurait s'il changeait : la situation telle qu'elle est lui convient très bien, et en ce qui concerne la partie qui ne lui conviendrait pas, il estime qu'elle ne vient pas de lui.

 Mais alors, que faire? La partie qui concerne les solutions n'arrive qu'au dernier chapitre, autant dire qu'elle se fait longtemps attendre (surtout que le livre fait presque 400 pages), mais comme je suis sympathique je vais quand même en parler ici plutôt que vous dire de lire tout le reste du livre d'abord comme moi. L'essentiel est de faire prendre ses responsabilités à l'agresseur, ce qui consiste, c'est une partie importante, à assumer et réparer ses actes, et surtout ne pas attendre de récompenses du changement. Une première étape consiste à dépasser les mensonges que les agresseurs se racontent à eux-mêmes et aux autres, de leur permettre d'identifier leurs vraies motivations. Des objectifs précis sont fixés, l'exclusion suit si la coopération n'est pas au rendez-vous. Le contact du thérapeute avec les victimes est essentiel (Lundy Bancroft rappelle à plusieurs reprises que c'est pour elles qu'il travaille), pour des raisons de sécurité, mais aussi pour mieux connaître le client et mesurer de façon plus réaliste les progrès. Le chemin est long : les clients de l'auteur, en début de thérapie, trouvent souvent parfaitement fantaisiste l'idée d'échanger d'égal à égal en cas de conflit ("vous êtes en train de dire qu'on doit la laisser nous en mettre plein la tête sans rien répondre?"). Accepter d'indemniser, parfois substantiellement, après avoir changé, de faire des efforts sur le long terme sans même attendre de gratitude en retour, est à des kilomètres de la vision de l'essentiel des agresseurs. Et, l'auteur l'admet, malgré son expérience, son implication, et ses compétences voire celles de collègues qu'il estime meilleur·e·s que lui, ça n'aboutit pas souvent. Les proches de l'agresseur (qui ont rarement ce genre de préoccupation, l'agresseur prend en général soin de s'entourer de personnes qui partagent son idéologie) peuvent aider en l'incitant à se responsabiliser quand ils assistent à des propos ou comportements déplacés, en lui posant des questions précises quand il se plaint du comportement de sa conjointe, ou encore aider la victime en prenant le temps de l'écouter quand ils constatent que ça ne va pas. La victime elle-même doit avant tout penser à se protéger, éventuellement chercher de l'aide à l'extérieur (l'idéal étant d'appeler une ligne spécialisée, mais toute vie sociale ou même moment de tranquillité hors du milieu conjugal oppressif est une ressource précieuse). L'auteur est clair là-dessus : dire à la victime qu'elle n'a qu'à partir n'est pas une bonne initiative! Même en ne tenant pas compte d'un éventuel lien traumatique (dans ce milieu si éprouvant, tout réconfort est intense... et la personne qui permet ces minces moments de réconforts est souvent la même qui torture le reste du temps), le départ peut être difficile matériellement (contrôle des finances par l'agresseur, enfants, ...) et surtout dangereux (l'agresseur tient généralement à faire payer toute offense... et la rupture est une offense majeure). En cas de confrontation, il est essentiel de poser des exigences claires, avec des conséquences claires en cas de manquement... et s'y tenir. Une concession ne sera pas vue comme un signe de bonté, un effort pour aller vers l'autre, mais comme un signal d'impunité et une invitation à continuer. Pour aider la victime, l'auteur conseille... de lire To be an Anchor in Storm, de Susan Brewster, ce qui nous fait une belle jambe (surtout que le livre s'appelle maintenant Helping Her Get Free). Bon, il donne quand même d'autres conseils, en particulier de ne pas, avec de bonnes intentions (et accessoirement de la peur pour la victime et de la colère contre l'agresseur)... avoir un comportement qui se rapproche de celui de l'agresseur, qu'elle subit déjà quotidiennement (voire H24, si on prend en compte l'état émotionnel dans lequel elle est probablement maintenue). Lui dire quoi penser (pour lui ouvrir les yeux, bien sûr), lui dire quoi faire (normalement, partir, elle y aura pensé beaucoup de fois toute seule), c'est ne pas lui laisser d'espace, et cette expérience là elle l'a bien assez merci. Si difficile que ce soit (l'auteur conseille aux aidant·e·s... de se faire aider!), l'idéal est de lui proposer de l'écoute, des ressources. Simplement demander si quelque chose ne va pas, même si elle ne s'en empare pas, c'est déjà aider.

 Ce livre comporte beaucoup d'autres parties, de qualité, sur comment savoir si la relation est abusive, comment mesurer le risque de violences physiques (sachant que l'un des indicateurs les plus fiables est... l'intuition de la victime), comment savoir s'il a vraiment changé (là encore, pas vraiment de baguette magique), mais son originalité concerne surtout, comme l'annonce le titre, dans les explications, aussi claires que bien argumentées, des motivations de l'agresseur. Le livre est traduit en français depuis novembre 2023 si je ne me trompe pas, je croise les doigts pour que les autres livres de Bancroft suivent!

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