mardi 9 mai 2023

Les renoncements nécessaires, de Judith Viorst

 


 Du tout début à la toute fin de la vie, l'autrice liste un certain nombre, comme le titre l'indique, de renoncements nécessaires, nécessaires à la fois dans le sens où ils vont contribuer à devenir soi plus pleinement, et aussi dans le sens où on n'a pas vraiment le choix.

 Lesdits renoncements (pertes dans le titre original) sont pour l'essentiel des prises de conscience, lorsque la réalité rattrape un déni plus ou moins implicite, la fin d'une sensation de toute puissance qui, si elle est angoissante, va aussi amener à mieux s'accorder au monde tel qu'il est. Le premier de ces renoncements, et sur le plan chronologique ça va effectivement être difficile de trouver quelque chose d'antérieur, est le renoncement à la plénitude du fœtus dans le ventre de sa mère (oui, l'autrice sait que le fœtus est dans un état de plénitude constant -elle lui a probablement posé la question-, et que les autres moments de plénitude -l'orgasme, par exemple- sont des recherches de cet état antérieur). D'autre renoncements suivent, comme celui à une image parfaite de ses parents ou à la capacité de répondre à toutes leurs attentes (ce qui inclut la rivalité dans la fratrie et toutes les formes qu'elle peut prendre), la conscience d'appartenir à un sexe et pas à l'autre (l'autrice n'a de toute évidence jamais entendu parler de transidentité, de personnes intersexe ou de spectre du genre, et pour être honnête ce qu'elle en dit donne plutôt envie de renoncer à essayer de lui expliquer), le renoncement à une histoire d'amour idéale, à la parentalité idéale, à l'éternelle jeunesse (quand le vieillissement fait des apparitions non sollicitées sur le visage et sur le corps, ou quand les excès ont l'impolitesse de se payer cash alors qu'avant on récupérait facilement), à l'illusion d'immortalité de ses proches et à celle de sa propre immortalité.

 L'autrice détaille, en s'appuyant sur la psychanalyse mais aussi des témoignages, des extraits d'autobiographies ou de romans, ou encore des poèmes, dont certains qu'elle a écrits, les nombreuses façons qu'on ces renoncements d'occuper l'espace psychique, et donne des éléments, sans nier leur dureté, pour s'emparer de ce qui peut être mis au service d'une croissance intérieure saine. Mais, si le livre a le mérite de rendre à la fois accessible et très concrète la théorie psychanalytique... il se complait aussi dans certains défauts qui peuvent lui être reprochés, comme les affirmations farfelues et le manque de rigueur. L'aspect irréfutable se fait par exemple particulièrement sentir lorsqu'elle parle de rivalité dans la fratrie (si vous vous sentez en rivalité pour l'affection de vos parents, ça prouve qu'elle a raison, si vous ne vous sentez pas en rivalité pour l'affection de vos parents, vous refoulez une agressivité tabou et insupportable, c'est exactement son propos, ça prouve qu'elle a raison) ou de tensions sexuelles entre parents et enfants avec le contexte d'Œdipe (ça me paraît toutefois important de préciser que, contrairement par exemple à Dolto ou Cyrulnik, elle spécifie sans aucune ambigüité que le passage à l'acte incestueux est inexcusable, malsain et traumatogène). Quand ce qu'elle avance est réfutable, il arrive aussi qu'elle se contredise elle-même, comme quand elle explique que l'enfant dans les premiers mois a "l'illusion de posséder totalement" sa mère, alors qu'elle s'appuyait dans les chapitres précédents sur la théorie de l'attachement qui voit les interactions précoces comme des recherches de contact (pourquoi chercher un contact avec une entité qu'on a l'illusion de posséder totalement, et surtout comment être à même de constater que ça ne fonctionne pas?). Le·a lecteur·ice sera aussi ému·e d'apprendre que les femmes aiment être au service des hommes parce qu'elles ont un vagin et un utérus (on comprend mieux les références intempestives aux méchantes féministes qui veulent arracher les bébés des bras de leurs mère pour mettre les unes au travail et les autres en crèche "12 heures par jour" ou qui regardent de travers les femmes qui veulent avoir des garçons) ou que la réalité de la vie sexuelle est forcément insatisfaisante parce qu'on estime (on ne saura pas bien pourquoi) que "la terre devrait trembler, tout notre être devrait vibrer, des feux d'artifice devraient éclater partout, la conscience -le self- devrait se consumer sur le bûcher de l'amour", et d'ailleurs la vie amoureuse ne peut pas être satisfaisante non plus parce que contrairement aux relations amicales on ne supporte rien d'autre que la perfection (si vous êtes en train de vous dire que ça vous est déjà arrivé d'avoir des attentes irréalistes en amitié et de faire des concessions dans votre vie amoureuse, vous ne comprenez décidément rien à rien).

 Certes, tout ça n'empêche pas (surtout si vous avez plus de patience que moi!) de profiter du riche panorama sur cette aventure improbable qu'est la vie, mais ce parti pris, en plus de faire douter du sérieux de l'ensemble des réflexions, ferme, à mon sens, plus qu'il n'ouvre. Une relation complexe, parfois ambivalente, avec votre frère ou votre sœur? C'est une rivalité non résolue dont les parents sont l'enjeu. Vous aimez bien, en particulier quand le stress s'accumule, créer les conditions pour lâcher prise? Rien à voir avec un besoin de recharger les batteries, c'est une envie de retourner dans l'utérus maternel (et puis l'activité qui a créé ce besoin de repos aussi, tant qu'on y est). Difficile d'ajuster et de négocier ses attentes dans la vie de couple? C'est parce que vous êtes dans une pensée magique contre laquelle vous ne pouvez rien. 

 Voir un sujet aussi important traité avec énergie et générosité mais avec un parti pris qui rend difficile de prendre l'ensemble au sérieux n'est pas sans laisser une certaine amertume... dommage.

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