jeudi 11 décembre 2025

Psychopathologie du travail, de Christophe Dejours et Isabelle Gernet

 

 
 

 Dans ce court livre réédité en 2016, l'auteur et l'autrice proposent une présentation, contextualisée historiquement, du monde et des représentations du travail et leurs enjeux sur le psychisme, les principaux risques pour la santé mentale, les éléments sur lesquels porter son attention dans les accompagnements, ...

 La structure est fonctionnelle, la présentation plutôt complète (la présentation des institutions est un peu obsolète puisque les CHSCT n'existent plus, mais ça a eu lieu 4 ans après la dernière édition). Certains regards sont intéressants comme l'interaction entre individuel et collectif, ou encore la dimension corporelle : l'exemple est donné d'ouvrier·ère·s qui jouaient au Scrabble et culpabilisaient de le faire sur leur temps de travail, mais en regardant de plus près il s'avère que leur vigilance ne baisse pas puisque leur ouïe est tellement habituée au fonctionnement habituel des machines que le moindre signal inattendu est perçu immédiatement, le jeu de société permet au contraire de ne pas avoir une attention qui baisse du fait de l'ennui. Cette dimension corporelle est bien sûr présente dans d'autres domaines de travail, comme les soignant·e·s qui vont avoir une vigilance ancrée sur une infinité d'éléments à surveiller pour mieux anticiper la nécessité d'agir. Le respect de la compétence et du savoir est également évoqué : une contrainte nouvelle venue d'en haut pour faire augmenter la productivité peut avoir un impact important sur la santé mentale des personnes concernées, d'autant qu'elle pourra être inadaptée à la réalité matérielle du travail.

 Si j'ai listé des éléments plutôt objectifs et généralisables, l'auteur et l'autrice s'attachent à proposer un regard qui part de la subjectivité des personnes étudiées. L'idée a bien entendu tout son intérêt, on peut le constater en particulier dans le chapitre consacré à l'accompagnement thérapeutique, où il est recommandé de mettre ses représentations de côté ce qui a, par exemple, les avantages bien concrets de ne pas comprendre de travers un univers où la personne accompagnée passe une partie conséquente de son quotidien donc qu'elle seule sera à même de décrire de façon satisfaisante, ou encore de sortir de la demande d'alliance qui est souvent le point de départ pour être à la place dans une recherche de compréhension, qui permettra un regard plus complet. Seulement, pour donner cette place à la subjectivité, l'auteur et l'autrice brandissent la psychanalyse comme outil de compréhension principal, une psychanalyse qui sera par ailleurs plutôt poussiéreuse.

 Il sera ainsi question d'investissement libidinal et de décompensation là où près d'un siècle de psychologie a donné des apports entre temps. Des citations de Freud de 1905 et de 1911 seront partagées sans aucun recul, avec des fulgurances comme "de cette aversion pour le travail qu'ont les hommes, découlent les problèmes sociaux les plus ardus" ou encore "l'éveil prématuré de la sexualité sous l'effet du caractère séducteur du soin maternel" (les femmes, ces fameuses séductrices compulsives... les victimes d'inceste seront par ailleurs ravies de lire que ce qu'elles ont vécu ce n'est pas fondamentalement différent des contacts inhérents aux soins d'hygiène du quotidien). Le sexisme est d'ailleurs mentionné de façon particulièrement ambivalente, avec parfois des dénonciations claires par exemple en rappelant plusieurs de ses conséquences ou encore que la naissance d'un enfant n'aura pas du tout le même impact sur la sphère professionnelle d'un homme que sur celle d'une femme, et d'autres fois des énormités particulièrement violentes comme l'idée qu'une ambiance sexisme malaisante est une défense (oui, on est dans la psychanalyse) sur fond de sadisme masculin et de... masochisme féminin (pauvre Christine Delphy, sociologue et militante féministe citée quelques lignes avant ce trait de génie), ou encore que dans les accompagnements thérapeutiques ce n'est pas trop la peine de se préoccuper de ces sujets parce que "l'élaboration de ces rapports de domination-servitude est souvent rudimentaire, en particulier chez les femmes qui arrivent en consultation après un parcours jalonné depuis longtemps de discriminations" (on les aiderait bien, ces bonnes femmes, mais elles sont tellement cruches!). Le racisme, extrêmement violent dans le monde du travail, et le validisme, sur lequel il y aurait énormément à dire puisque les attentes de productivité sont basées sur la norme de personnes non porteuses de handicap, n'auront pas droit à un tel traitement puisqu'ils ne sont même pas mentionnés.

 J'évoquais l'obsolescence de la mention des CHSCT, mais comme je viens de le souligner, c'est bien pire au niveau théorique, au point qu'on pourrait souvent croire que le livre a été écrit dans les années 50 ou 60 (ce qui n'excuserait pas par ailleurs les énormités sexistes)... et je ne dis pas ça parce que le référentiel est psychanalytique, puisque comme je l'ai dit des références du tout début du XXème siècle sont citées sans aucune distance (je ne serais pas surpris que même Freud soit revenu sur ou ait nuancé certaines de ses citations qui figurent dans le livre). Le format court et synthétique était bien vu, mais pour autant je recommanderais d'aller voir ailleurs!

jeudi 4 décembre 2025

Émotions, histoire culturelle et étymologique de nos sentiments, de Michel Briand

 


  Les émotions, c'est un aspect dont l'importance est reconnue depuis les travaux pionniers de William James, ont une dimension corporelle importante, dans la façon dont on les ressent, dont on les exprime. Pour autant, elles ont aussi une dimension culturelle importante : dans leur acceptation sociale, dans la façon dont elles sont communiquées (l'auteur mentionne d'ailleurs les travaux de David Le Breton sur les six émotions dites primaires parce qu'universelles qui ne sont pas si universelles que ça), dans les comportements qu'elles entraîne pour la personne qui les ressent et pour la personne qui les provoque ou les perçoit... ou encore, ça va être le cœur du livre, par la façon dont on les nomme.

 C'est argumenté dans L'analogie, cœur de la pensée, construire des représentations, ça implique des catégories, et nommer, c'est créer des catégories. Est-ce que des émotions aussi spécifiques que l'inquiétante étrangeté (le choix de cette traduction pour Ungeheimlichkeit aurait peut-être pu remplir quelques pages du livre de Michel Briand) ou la Schadenfreude (le plaisir ressenti lorsqu'il arrive quelque chose de mal à quelqu'un) auraient pu être identifiées clairement sans qu'un terme n'y soit consacré? Et pour les émotions bien plus générales que sont les émotions primaires (peur, dégoût, colère, joie, tristesse... et la surprise qui ne se voit pas consacrer son propre chapitre) ou l'amour, la confiance, le mépris (par ailleurs candidat sérieux pour rejoindre le rang des émotions primaires), la fierté et la beauté qui sont traitées en longueur, entre le nombre de termes utilisés pour les exprimer qui ont parfois des sens franchement distincts, et l'étymologie de chacun de ces termes, il y a de quoi s'occuper!

  Le travail est vaste, très vaste, et sa lecture est aussi l'occasion de découvrir ou redécouvrir que l'étymologie est certes une science, mais n'est pas une science exacte : pour certaines origines, on ne peut pas encore trancher. L'auteur navigue, voyage, et son écriture agréable a l'avantage de faire qu'on ne s'ennuie pas dans une lecture qui aurait pu être franchement laborieuse : la cartographie est vertigineuse, mais on a plutôt l'impression de faire une randonnée (une analogie qui m'est venue avant de découvrir que la conclusion était intitulée "invitation à poursuivre l'escapade"). En revanche, une fois la promenade finie, pas de synthèse : le·a lecteur·ice qui voudra tirer des conclusions sur l'évolution culturelle d'une ou des autres émotions explorées devra reprendre le texte (et il y a de la matière, la lecture est fluide mais le contenu est dense) et faire son propre travail, qui par ailleurs en vaut probablement la peine mais s'annonce conséquent. 

samedi 22 novembre 2025

Les Français jihadistes, de David Thomson

 

 Le livre date de 2014, ce qui a son importance. En effet, comme le montre par exemple ce livre là, c'est peut-être contre-intuitif, mais le recrutement des terroristes, leurs motivation, leur mentalité, sont extrêmement contextuels. Par exemple, le fait que les deux grands organismes djihadistes en Syrie, al-Nusra et l'organisation de l'Etat Islamique, d'abord alliés et rattachés à al-Qaida, fassent scission, va perturber de nombreuses recrues, dont certaines vont surmonter beaucoup de difficultés pour adhérer à l'un plutôt qu'à l'autre, entrant vivement dans le débat sur leurs différences stratégiques et idéologiques (al-Nusra priorise la chute de Bachar al Assad, l'organisation de l'Etat Islamique instaure sa version de la charia sur les territoires occupés) ou considérant des enjeux plus concrets (al-Nusra tend à envoyer ses soldats au front dans des conditions qui tiennent du suicide, l'organisation de l'Etat Islamique consacrera plus de ressources à sécuriser politiquement son assise et à s'assurer du niveau de conversion des personnes vivant sur les territoires occupés).

 Les considérations pratiques sont aussi à prendre en compte : la Syrie, pour des raisons spirituelles, fait rêver de nombreux·ses aspirant·e·s au djihad, mais le Mali est aussi infiniment plus difficile d'accès. De nombreux·ses converti·e·s observent d'ailleurs que les passages de frontière, en France et en Turquie, sont bien plus faciles qu'ils ne devraient l'être, et suspectent que c'est d'une part parce que les services secrets estiment qu'il vaut mieux un terroriste mort en Syrie qu'un terroriste actif en France, mais aussi que les puissances internationales (France, Etats-Unis, Turquie, ...) ne vont pas se formaliser de voir une armée recruter pour combattre un ennemi commun (le gouvernement syrien, ou pour la Turquie l'armée kurde). L'auteur, sans nier cette hypothèse, observe qu'il y a surtout un gros problème de moyens, et que même les retours, particulièrement dangereux, ne pourront pas être filtrés autant qu'ils ne devraient l'être.

 La méthodologie de l'auteur, journaliste, repose sur des entretiens, souvent sur de longues durées, ce qui permet, au détriment du quantitatif, de rentrer dans le détail. Les personnes interrogées sont des hommes (peut-être à une exception près), même si l'auteur décrit un système d'agence matrimoniale très actif pour permettre aux femmes de partir (elles n'ont pas le droit de le faire en étant célibataires). Si les parcours sont différents, ils ont le point commun d'être extrêmement solitaires, et de concerner des personnes peu concernées au départ par l'Islam, soit très peu pratiquantes, soit venant d'une autre religion, souvent le catholicisme. La plupart décrivent un déclic intense par un contact fortuit avec un aspect de la religion musulmane (par exemple l'une des personnes voit des pages du Coran sur l'ordinateur de quelqu'un dans une soirée par ailleurs très alcoolisée) ou une curiosité croissante. Puis c'est le contact avec ce qu'ils estiment être le véritable Islam, renforcé par un visionnage assidu, le plus souvent, de vidéos sur YouTube (des prêches mais aussi des vidéos de propagande montrant des exactions, des ennemis comme des alliés) ou encore la lecture de pages Facebook. Que les convertis les aient fréquentés ou non durant leur parcours, le mépris pour les salafistes quiétistes (largement majoritaires et pacifistes) est marqué, les mosquées, considérées comme pratiquant un Islam qui n'est aucunement digne de respect, sont évitées (sauf pour la prière du vendredi qui doit se faire collectivement, avec un certain malaise). Les familles sont souvent dépourvues et désespérées, mais ne sont pas entendues.

 Si la dimension politique n'est pas toujours absente (les violences impérialistes des États-Unis, colonialistes de la France, l'islamophobie systémique, ...), avec l'unanimité d'une grande admiration pour Ben Laden, la dimension spirituelle est de loin celle qui prend le plus de place. La première des personnes présentées, par exemple, va pratiquer le djihad avec l'objectif de mourir, pour s'assurer une place au Paradis et dans l'idéal racheter la mécréance de sa famille qui, c'est le moins qu'on puisse dire, n'en demande pas tant. La sensation d'avoir trouvé le vrai Islam, d'être enfin en contact avec une vérité profonde, la lecture assidue des hadith, constituent un point commun à toutes les personnes interrogées ... L'auteur observe que l'Islam est l'une des religions pour lesquelles la conversion est la plus facile, et l'un des sujets, qui a par ailleurs changé de vie du jour au lendemain entre autres en arrêtant l'alcool, s'est par exemple converti seul. Pour autant, la vérité, ça s'éclaire au fil des entretiens, et ce n'est peut-être pas si surprenant dans le cadre de parcours aussi individuels, ça recouvre pas mal de vérités, entre autres sur le fait de s'en prendre aux civils (l'un des aspirants terroristes est ferme : s'en prendre à des civils, ce n'est pas conforme à l'Islam, un regard particulièrement surprenant pour quelqu'un qui se consacre avec tant de ferveur à rejoindre al-Qaida), un sujet qui a par exemple amené une page Facebook particulièrement influente à être fermée par ses créateurs (plus sur le sujet du combat à mener exclusivement en terre d'Islam que sur celui de s'en prendre à des civils en soi).

 L'auteur est journaliste et non chercheur en psychologie, et rien dans les entretiens ne m'a permis de vraiment comprendre ce qui s'était joué dans cette conversion rapide, intense, persistante, et qui engage un changement de vie absolu. Pourquoi cette conviction d'avoir trouvé, dans des vidéos YouTube, une vérité qui se démarque autant et semble remplir un vide, sans la conversion progressive, très collective, des mouvements sectaires par exemple. Pour autant, c'est un travail rigoureux et en longueur, qui montre aussi, comme je l'ai dit en introduction du post, le poids du contexte : un livre complètement différent aurait probablement été écrit seulement deux ans plus tard. 

jeudi 6 novembre 2025

Culpabilité, paralysie du coeur, de Lytta Basset

 

 Autrice du livre Le pouvoir de pardonner, Lytta Basset traite ici du thème de la culpabilité, qu'on pourrait interpréter comme une façon de se pardonner à soi-même, même si l'approche va être différente. Comme dans Le pouvoir de pardonner, elle parle en tant que théologienne, mais l'athée fervent que je suis n'a pas été plus dérangé que dans cet autre livre : même quand elle dit que la culpabilité est un pêché si on définit le pêché comme quelque chose qui éloigne de Dieu, on peut facilement le traduire comme éloignant d'être pleinement soi-même, d'une relation saine, ...

 Pour développer son regard sur la culpabilité, l'autrice s'appuie sur le récit de la guérison du paralysé (Luc 5, 17-25), avec sa propre traduction car les mots auront leur importance. Un homme paralysé, étendu sur un lit, est descendu du toit (avec son lit) (et en passant à travers les tuiles!) par d'autres hommes et porté devant Jésus. Jésus s'adresse à lui en lui disant "Homme, elles te sont relâchées, tes fautes". Les scribes et Pharisiens présents l'accusent de blasphème car seul Dieu peut relâcher les fautes. Jésus leur reproche leurs réticences devant la scène ("pourquoi délibérez-vous dans vos cœurs?") et poursuit ce qu'il avait commencé avec l'homme paralysé ("réveille-toi et ayant levé/porté ton petit lit, va dans ta maison!"). Les spectateur·ice·s sont pris d'un dé-logement (ek-stasis) d'eux-mêmes et s'exclament "nous avons vu des paradoxes aujourd'hui!"

 Le choix par l'autrice de la paralysie comme analogie de la culpabilité en dit déjà beaucoup : la culpabilité, qui pourrait être vue comme un moteur ("j'ai fait quelque chose de mal, cette conscience me fait souffrir, je vais être d'autant plus motivé·e pour réparer"), est au contraire désignée comme une émotion qui immobilise. Elle immobilise parce qu'elle maintient dans le passé, que de fait pour des raisons techniques on peut difficilement changer, parce qu'elle tourne le regard vers soi plutôt que vers les autres (le centre de ma préoccupation c'est que j'ai fait quelque chose de mal, éventuellement ce que j'en conclus sur moi, plutôt que par exemple ce que vivent et attendent les personnes que j'ai éventuellement blessées), ... Le fait de passer à travers les tuiles désigne le dépassement d'un obstacle qui paraît insurmontable, et la sortie de la culpabilité n'est pas l'oubli, car le miraculé porte le lit sur lequel il était étendu... un lit car la culpabilité, par le fatalisme donc la démobilisation qu'elle provoque, apporte aussi une forme de confort. La culpabilité a aussi une dimension collective, c'est une garantie de la puissance de la normativité : les scribes et Pharisiens qui s'offusquent de la scène à laquelle ils assistent défendent d'abord, pour l'autrice, leur statut de prescripteur de ce qui est acceptable ou non, de ce qui doit générer ou non de la culpabilité. Enfin, l'aspect universel de la scène est renforcé par la désignation de l'homme paralysé par le terme "anthrôpos" -être humain- plutôt que par le terme "andros" (ce n'est pas par défaut, puisque les personnes qui le portent, par exemple, sont désignées par le terme "andros")

 Bien sûr, ce développement est bien plus argumenté et étayé dans le livre... contrairement, peut-être, et étonnamment, à la partie suivante, qui reprend les regards philosophiques et psychanalytiques sur la culpabilité. De nombreux auteur·ice·s sont convoqué·e·s et le texte est court, donc le·a lecteur·ice se retrouve plutôt confronté·e à une série d'affirmations (que j'ai par ailleurs trouvé moyennement convaincantes, par opposition au texte précédent, alors que d'habitude j'aime mieux quand c'est sourcé) qui vont esquisser, rester à la surface.

 Comme pour Le pouvoir de pardonner, le regard est original et puissant (ça m'a fait penser aux TCC 3ème vague, avec une certaine avance du coup!), avec en plus une analogie particulièrement parlante.

jeudi 30 octobre 2025

Histoires insolites de la psychiatrie, de Cyrielle Richard


 D'Hippocrate à un colloque de 2005 sur le thème "Femmes handicapées, la vie devant elles" co-organisé par Maudy Piot et parrainé par Simone Veil, d'une serial-killeuse italienne dans les années 40 aux propositions institutionnelles pour la scolarité des enfants handicapés en France et au Canada (la France est fermement critiquée!) en passant par les troubles psychiatriques d'hommes d'état à travers l'histoire, ce livre fait voyager dans de nombreux espaces très différents (au point qu'un sommaire alternatif est proposé pour ceux et celles qui voudraient visiter l'ouvrage différemment) et les spectateur·ice·s de Doctor Who auront probablement l'impression d'entendre l'inoubliable bruitage du TARDIS (un vaisseau qui permet de voyager dans l'espace et dans le temps et qui a la spécificité de ressembler à une cabine téléphonique britannique) entre les chapitres.

 Derrière l'aspect "curiosité" rendu ostensible, il y a un travail de fond conséquent pour chaque chapitre, et souvent un enjeu. Les symptômes observables de Louis II de Bavière sont détaillés et, comme pour chaque personnalité du passé, croisés avec les connaissances actuelles en psychopathologie, mais c'est aussi une opportunité de s'attarder sur une situation où des juristes sont mobilisés par des personnes qui ont tout intérêt à ce que la personne concernée ne soit pas jugée autonome et capable de discernement. L'infanticide multiple d'Andrea Yates, au delà du fait divers macabre, est une situation où se mêlent certes des symptômes délirants, mais aussi l'influence d'un mouvement sectaire et un patriarcat exacerbé par le fondamentalisme religieux : malgré les nombreuses alertes (et les moyens de son époux qui permettaient largement de recruter de l'aide), Andrea Yates est livrée à elle-même et son mari n'estimera jamais avoir des responsabilités dans l'évènement. Le militantisme controversé d'Antoinette Fouque (féministe du courant différentialiste jugé conservateur) et celui très contemporain de Maudy Piot permettent de parler des conflits de vision dans le militantisme et d'antivalidisme militant. 

 Militant, le livre l'est, derrière l'impression de légèreté que peut donner la couverture (au sens propre, l'ouvrage de 550 pages ne l'est pas particulièrement, léger), et dénonce la violence psychiatrique du passé et contemporaine, souvent articulée par ailleurs à des discriminations de classe, de race, de genre, ... Le message est particulièrement explicite dans la toute petite page de conclusion : "les troubles psychiques sont d'abord des produits de l'environnement et du contexte dans lequel ils apparaissent, "les préjugés sur les troubles psychiques ont probablement tué davantage de personnes que les maladies elles-mêmes. Ils sont responsables du refus de soins, de la conception et de l'administration de traitements inadaptés, voire dangereux, d'enfermements abusifs et de façon générale de privations de droits."

samedi 11 octobre 2025

Les émotions de l'enfant, d'Héloïse Junier et Mademoiselle Caroline

 

 La couverture de ce volume de la série BD Psy indique qu'il va s'agir de "ce que dit la science", et en effet l'autrice est docteure en psychologie de l'enfant et spécialiste des émotions (la dessinatrice elle-même a beaucoup écrit sur la santé mentale, par exemple et ), mais le contenu va vraiment être axé sur la difficulté des interactions avec les enfants au quotidien, des interactions qui, c'est rappelé à la fin, ne sont pas faciles même quand on est psy et qu'on a tous les outils en main. Le fil conducteur est d'ailleurs un dialogue entre une jeune adolescente et l'autrice, et la plupart du contenu est probablement accessible y compris pour des collégien·ne·s.

  En effet, dans le speed du quotidien (décuplé quand on a un voire plusieurs enfants), quand les adultes ont aussi leurs limites parce qu'ils s'avèrent généralement être des êtres humains (avec éventuellement des problèmes de santé mentale qui ajoutent à la difficulté, parce qu'ils s'avèrent généralement être des êtres humains), faire face à des réactions incompréhensibles, perçues comme disproportionnées et disons-le, pénibles ("les pleurs du bébé humain ont été façonnés par l'évolution pour être les plus stressants possibles", "toute parentalité repose sur un équilibre fragile entre les besoins des parents et ceux de leurs enfants"), peut générer un sentiment d'impuissance et de fortes tensions. Des réactions inadaptées ("la punition ne donne pas les ressources à l'enfant pour se calmer, perd progressivement son effet dissuasif, augmente la frustration de l'enfant, accroît le risque qu'il recommence") risquent d'augmenter le stress de part et d'autre et d'aggraver la situation, avec des conséquences lourdes quand le recours aux violences éducatives ordinaires (menaces, gifles, moqueries, ...) sont vues comme une solution au quotidien ("ces violences augmentent le risque d'agressivité, d'anxiété, de dépression, de délinquance, d'addiction, de prise de risque, etc.).

 L'attitude recommandée, par exemple en cas de forte colère d'un jeune enfant, est de laisser passer l'orage (ce qui, l'autrice en convient, n'a rien de facile) et de chercher l'apaisement avec une attitude douce (le câlin sera plus efficace que la tétine ou le doudou, mais ne sera pas efficace du tout pendant le pic de colère), d'exprimer ses besoins d'adulte qui ont une légitimité aussi et de chercher à identifier les vrais besoins de l'enfant (le concept de caprice ne correspond pas à la réalité du psychisme de l'enfant tel que la science le comprend aujourd'hui, en revanche la difficulté à réguler ses émotions est bien réelle et s'atténue avec l'âge).

  La clarté est là, les recommandations pratico-pratiques aussi (ça aurait changé beaucoup de choses si j'avais lu ce livre il y a... euh... quelques années), mais les informations sont argumentées et sourcées. Ce n'est pas une baguette magique, d'ailleurs c'est rappelé régulièrement, mais les outils de compréhension permettent d'éviter ou en tout cas de limiter fortement les risques d'escalade, et évidemment il n'y a aucune injonction à être un parent parfait, ce qui n'existe pas. 

vendredi 10 octobre 2025

Vos parents ne sont plus vos parents, de Marie-France et Emmanuel Ballet de Coquereaumont

 


 Ce livre détaille les entraves à une relation saine entre des adultes et leurs parents, et donne des clefs pour s'en libérer et mieux se diriger vers une relation qui sera plus épanouissante. Toutefois, si comme le titre l'indique, le cœur du propos est que les adultes ne sont, par définition, plus des enfants, l'auteur et l'autrice situent la genèse du problème dans des injonctions sociales toxiques qui sont présentes dès le début de la parentalité.

 En effet, être parent, c'est subvenir aux besoins d'une personne dépendante et vulnérable. Souvent, cet état de fait se transforme en une série de règles implicites : le parent doit tout donner, éventuellement être dans le sacrifice, pour être à la hauteur de cette responsabilité, et en retour l'enfant a une dette. Les parents sont l'autorité, qui ne doit pas être remise en question, mais aussi une figure sacrificielle, ce qui implique une gratitude inconditionnelle. Il est très mal vu d'évoquer les failles ("la violence éducative est cautionnée par une idéalisation de la famille"), ce qui plutôt que d'apaiser les problèmes va les renforcer, d'autant que les parents, injonctions sociales ou non, sont des êtres humains donc ont nécessairement des failles. Cette dynamique peut se poursuivre à l'âge adulte, avec des parents qui estimeront avoir une autorité légitime sur les choix de leurs enfants, et des enfants qui estimeront, où à qui on fera savoir, qu'ils ont une dette infinie à rembourser.

 Être parent, c'est aussi parfois vouloir réparer sa propre enfance, donner ce qu'on n'a pas eu ("Un adulte éternel enfant ne reconnaît plus ses propres besoins. Enfermé dans ses stratégies relationnelles, il tente d'obtenir ce en quoi il ne croît plus"). Mais, c'est un autre propos très récurrent dans le livre, réparer au mauvais endroit, ce n'est pas réparer, et ce sentiment d'avoir une blessure à cicatriser va persister, et éventuellement pousser à aller de plus en plus loin dans cette fausse piste (l'exemple est donné d'un homme dont le père avait été trop autoritaire, qui avait une complaisance à se faire envoyer promener par son fils qui commençait à prendre de la place et être problématique, tout en l'empêchant de trouver un positionnement satisfaisant par rapport à son petit fils). De même, des tensions entre parents et enfants sont parfois entretenues, répétées, parce que le vrai sujet, qui reste implicite, est une colère qui concerne le passé ("Accuser le parent de tous les maux est aussi une voie sans issue et infantilisante"). 

 Le passé ne peut plus être changé, les tensions du présent doivent être réglées dans le présent, et l'auteur et l'autrice donnent de très nombreuses clefs pour le faire, la première étant de rendre le sujet explicite. Plus de demandes, de conflits récurrents sans prendre de perspective, la vraie porte de sortie est d'identifier le vrai besoin, la vraie demande, la vraie rancœur derrière et d'en parler. Plusieurs vignettes cliniques sont proposées, qui si elles sont convaincantes m'ont pour certaines posé problème : lorsqu'il est question de violences graves, les personnes sont prises au sérieux, obtiennent des excuses. Certes, donner les conditions pour que ça se passe bien, c'est salvateur pour les personnes pour lesquelles ça va bien se passer... mais le fait que ça puisse mal se passer n'est même pas évoqué, alors que dans les cas de violences intrafamiliales, c'est plutôt fréquent que les auteur·ice·s des violences n'aient pas de regrets et surtout n'aient aucune intention de s'abaisser, tel qu'elles le perçoivent, au niveau de leurs victimes en se remettant en question. C'est important de dire que ça peut bien se passer et de montrer comment optimiser les chances, mais ça aurait été selon moi tout aussi important (ne pas le faire, c'est mettre les personnes concernées en danger) de rappeler que ça peut mal se passer.

 Si les solutions sont peut-être à examiner de près (j'ai pu avoir la sensation que ça brassait large au niveau théorique et éventuellement que c'était inégal, mais précisément ce n'est qu'une sensation et en aucun cas une conviction ou une certitude), le livre met de façon efficace en lumière une injonction sociale à la fois omniprésente et pas nécessairement visible, et montre bien comment certains blocages peuvent durer éternellement si on cherche la solution au mauvais endroit.