Lors d'une session de formation, le directeur vient me demander si le cerveau reptilien évoqué plusieurs fois dans le module correspond à une réalité scientifique (j'avais le double mérite d'être l'heureux détenteur d'une licence de psycho, et d'être devant la machine à café en même temps que lui). Tout heureux détenteur d'une licence de psycho que je suis, et sensible de façon générale au sujet des pseudosciences, je suis bien incapable de lui répondre aussi précisément que je ne le voudrais. Non, ça c'est sûr, ce n'est pas un concept utilisé dans les neurosciences contemporaines, mais pour autant, est-ce que c'est une approximation un peu obsolète ou un concept complètement pseudoscientifique, je n'en sais rien. Et, de fait, cette notion de cerveau reptilien (ou plutôt de cerveau triunique) a eu un parcours bien particulier, que le sociologue Sébastien Lemerle retrace de façon détaillée dans son livre.
Pour répondre à la question évoquée plus haut, oui, le cerveau reptilien est complètement pseudoscientifique... et pourtant il est l’œuvre d'un chercheur en neurosciences. Paul McLean, dans les années 60, développe et argumente l'idée d'un cerveau en fait composé de trois cerveaux, qui se seraient superposés au cours de l'évolution. Un cerveau reptilien, dédié à l'instinct de préservation (de soi, de l'espèce et du territoire), source de comportements intuitifs, immédiats, potentiellement agressifs, un cerveau mammifère (mais dites plutôt limbique ou paléo-mammalien, ça sonne mieux) qui permet de ressentir les émotions et d'utiliser le passé pour réagir dans le moment présent, et le néo-cortex avec toutes ses fonctions supérieures. Ce regard sur l'être humain s'inscrit dans une histoire : il offre une grille de lecture biologisante cohérente avec le modèle psychanalytique freudien (Moi, Ça, Surmoi) et cette notion de préservation du territoire fait particulièrement écho dans un contexte de guerre froide.
Au niveau strictement scientifique, le cerveau triunique a eu une existence extrêmement éphémère : les travaux de McLean ne sont quasiment pas repris par les autres chercheur·se·s, même à l'époque. De fait, les trois strates ne correspondent pas particulièrement à une réalité évolutionniste, ne sont certainement pas autonomes ni indépendantes, et, et là le concept de "You had ONE job" est poussé très loin, le cerveau dit reptilien n'a pas spécialement de rapport avec le cerveau des reptiles (par ailleurs je ne sais pas si les reptiles se démarquent par l'importance accordée à la protection du territoire, et je suspecte que McLean ne le savait pas non plus). Pour autant, le concept a été diffusé par des scientifiques dont certains étaient renommés, mais pas dans le cadre de la recherche, et plutôt par des médecins ou des psychiatres (comme Henri Laborit en France), ce qui avait de quoi donner une crédibilité certaine auprès du grand public (on parle de personnes censées être bien armées pour comprendre le fonctionnement du cerveau).
En France et aux Etats-Unis, le livre Les dragons de l'Eden, de Carl Sagan (qui entretient une ambiguïté entre le sérieux scientifique et les prises de liberté), et en France le film Mon Oncle d'Amérique (dans lequel la collaboration avec Henri Laborit est beaucoup mise en avant), ont contribué à sa diffusion. Mais l'auteur observe que nombre d'observateur·ice·s étaient déjà circonspect·e·s sur le statut scientifique du propos, certaines critiques des Dragons de l'Eden étaient particulièrement vives sur ce point. Les commentaires de ces œuvres étaient donc loin de donner systématiquement du crédit à la solidité du travail sur le cerveau triunique, et souvent axaient leur critique, favorable ou non, sur le propos tenu de façon plus générale. Cette idée du cerveau reptilien, métaphore flexible et parlante, a été en revanche beaucoup diffusée, des critiques artistiques taxant tel film d'horreur ou tel album de solliciter principalement ledit cerveau reptilien (ce qui n'était pas nécessairement un défaut), aux écrits plus axés sur les sciences humaines ou le militantisme l'utilisant pour donner un ancrage biologique à leur compréhension de la nature humaine. L'auteur distingue d'ailleurs le cerveau reptilien comme concept scientifique, celui qui donne du crédit aux travaux de McLean, et le cerveau reptilien comme métaphore.
Le dernier chapitre s'attarde sur une utilisation plus contemporaine du concept, celle qui est faite dans le milieu du développement personnel (Carl Rogers est d'ailleurs cité plusieurs fois sans qu'on ne sache trop ce qu'il a été invité à faire dans cette galère, sniff), avec un changement méthodologique conséquent puisqu'à un recensement très méthodique succède le développement de deux exemples spécifiques, soit son utilisation dans des formations. Dans la première, le concept est énormément cité, semble-t-il pour donner une assise biologique à un propos qui n'a pas particulièrement de rapport (les injonctions sociales nous poussent à nier nos émotions, alors qu'elles font bel et bien parti de nous), tout en glissant des affirmations qui se rapprochent de l'ésotérisme ou en tout cas demanderaient à être sourcées (par exemple, un enfant né par voie basse et non par césarienne "éviterait le métro lors des jours de grève en raison de ce que la situation pourrait lui rappeler comme expérience de sa "carte mémoire sensorielle" "), et en affirmant souvent que ce cerveau reptilien, ou ce "crocodile", est une grande préoccupation des chercheur·se·s en neurologie d'aujourd'hui : "l'oratrice admet cependant que les connaissances sur le cerveau reptilien, si nécessaires au bien-être, sont encore partielles, du fait qu'il est "très difficile à explorer", que les "électrodes mettent le bazar". Les études sur le cortex seraient plus faciles à mener : la science du cerveau reptilien ou des émotions sembleraient n'en être qu'à ses débuts". Dans un renversement particulièrement gonflé, ce modèle qui était obsolète presque dès sa création dans les années 60 devient une terre inconnue pleine de promesses que les scientifiques rêvent de défricher!
Le second exemple est celui d'un autre formateur, anonymisé, spécialiste de la résolution de conflits, qui a par ailleurs tenu à débattre avec l'auteur pour le convaincre de la solidité de ses hypothèses, pourtant aussi spécifiques (le temps de réaction du cerveau reptilien serait 30 fois supérieur à celui du cerveau plus rationnel) que non démontrées. Lui puise dans un corpus théorique vaste, et introduit sa formation axée sur la pratique ("aucune autre séquence du stage ne fera plus référence aux neurosciences") par un long développement technique sur, en effet, le fonctionnement du cerveau, où McLean est convoqué aux côtés, par exemple, d'Antonio Damasio et de Stanislas Dehaene, qui ne seraient pas nécessairement ravis de ce voisinage, et de termes techniques comme acétylcholine, inhibition du système neuro-sympathique, circuits péri-ventriculaires, ... Une technicité probablement impressionnante, mais destinée à un public qui d'une part n'a pas à en comprendre les finesses, et d'autre part n'a pas a priori les outils pour en percevoir les faiblesses.
Le modèle du cerveau triunique n'a donc pas de légitimité ni d'intérêt scientifique, mais se trouve être un outil de communication puissant car il est très évocateur, est suffisamment flou pour servir de support à un éventail assez vaste de propos et, ironiquement, donne une apparence biologisante et... un crédit scientifique à ce qui sera affirmé. Je ne sais pas si l'aspect méta est délibéré, mais l'auteur achève sa conclusion en appelant à être vigilant·e à la crédibilité, à un niveau émotionnel, de ce propos (mobilisé pour expliquer les comportements pendant la pandémie, ou encore des attentats terroristes), au détriment d'explications plus complexes mais aussi plus constructives.