jeudi 30 octobre 2025

Histoires insolites de la psychiatrie, de Cyrielle Richard


 D'Hippocrate à un colloque de 2005 sur le thème "Femmes handicapées, la vie devant elles" co-organisé par Maudy Piot et parrainé par Simone Veil, d'une serial-killeuse italienne dans les années 40 aux propositions institutionnelles pour la scolarité des enfants handicapés en France et au Canada (la France est fermement critiquée!) en passant par les troubles psychiatriques d'hommes d'état à travers l'histoire, ce livre fait voyager dans de nombreux espaces très différents (au point qu'un sommaire alternatif est proposé pour ceux et celles qui voudraient visiter l'ouvrage différemment) et les spectateur·ice·s de Doctor Who auront probablement l'impression d'entendre l'inoubliable bruitage du TARDIS (un vaisseau qui permet de voyager dans l'espace et dans le temps et qui a la spécificité de ressembler à une cabine téléphonique britannique) entre les chapitres.

 Derrière l'aspect "curiosité" rendu ostensible, il y a un travail de fond conséquent pour chaque chapitre, et souvent un enjeu. Les symptômes observables de Louis II de Bavière sont détaillés et, comme pour chaque personnalité du passé, croisés avec les connaissances actuelles en psychopathologie, mais c'est aussi une opportunité de s'attarder sur une situation où des juristes sont mobilisés par des personnes qui ont tout intérêt à ce que la personne concernée ne soit pas jugée autonome et capable de discernement. L'infanticide multiple d'Andrea Yates, au delà du fait divers macabre, est une situation où se mêlent certes des symptômes délirants, mais aussi l'influence d'un mouvement sectaire et un patriarcat exacerbé par le fondamentalisme religieux : malgré les nombreuses alertes (et les moyens de son époux qui permettaient largement de recruter de l'aide), Andrea Yates est livrée à elle-même et son mari n'estimera jamais avoir des responsabilités dans l'évènement. Le militantisme controversé d'Antoinette Fouque (féministe du courant différentialiste jugé conservateur) et celui très contemporain de Maudy Piot permettent de parler des conflits de vision dans le militantisme et d'antivalidisme militant. 

 Militant, le livre l'est, derrière l'impression de légèreté que peut donner la couverture (au sens propre, l'ouvrage de 550 pages ne l'est pas particulièrement, léger), et dénonce la violence psychiatrique du passé et contemporaine, souvent articulée par ailleurs à des discriminations de classe, de race, de genre, ... Le message est particulièrement explicite dans la toute petite page de conclusion : "les troubles psychiques sont d'abord des produits de l'environnement et du contexte dans lequel ils apparaissent, "les préjugés sur les troubles psychiques ont probablement tué davantage de personnes que les maladies elles-mêmes. Ils sont responsables du refus de soins, de la conception et de l'administration de traitements inadaptés, voire dangereux, d'enfermements abusifs et de façon générale de privations de droits."

samedi 11 octobre 2025

Les émotions de l'enfant, d'Héloïse Junier et Mademoiselle Caroline

 

 La couverture de ce volume de la série BD Psy indique qu'il va s'agir de "ce que dit la science", et en effet l'autrice est docteure en psychologie de l'enfant et spécialiste des émotions (la dessinatrice elle-même a beaucoup écrit sur la santé mentale, par exemple et ), mais le contenu va vraiment être axé sur la difficulté des interactions avec les enfants au quotidien, des interactions qui, c'est rappelé à la fin, ne sont pas faciles même quand on est psy et qu'on a tous les outils en main. Le fil conducteur est d'ailleurs un dialogue entre une jeune adolescente et l'autrice, et la plupart du contenu est probablement accessible y compris pour des collégien·ne·s.

  En effet, dans le speed du quotidien (décuplé quand on a un voire plusieurs enfants), quand les adultes ont aussi leurs limites parce qu'ils s'avèrent généralement être des êtres humains (avec éventuellement des problèmes de santé mentale qui ajoutent à la difficulté, parce qu'ils s'avèrent généralement être des êtres humains), faire face à des réactions incompréhensibles, perçues comme disproportionnées et disons-le, pénibles ("les pleurs du bébé humain ont été façonnés par l'évolution pour être les plus stressants possibles", "toute parentalité repose sur un équilibre fragile entre les besoins des parents et ceux de leurs enfants"), peut générer un sentiment d'impuissance et de fortes tensions. Des réactions inadaptées ("la punition ne donne pas les ressources à l'enfant pour se calmer, perd progressivement son effet dissuasif, augmente la frustration de l'enfant, accroît le risque qu'il recommence") risquent d'augmenter le stress de part et d'autre et d'aggraver la situation, avec des conséquences lourdes quand le recours aux violences éducatives ordinaires (menaces, gifles, moqueries, ...) sont vues comme une solution au quotidien ("ces violences augmentent le risque d'agressivité, d'anxiété, de dépression, de délinquance, d'addiction, de prise de risque, etc.).

 L'attitude recommandée, par exemple en cas de forte colère d'un jeune enfant, est de laisser passer l'orage (ce qui, l'autrice en convient, n'a rien de facile) et de chercher l'apaisement avec une attitude douce (le câlin sera plus efficace que la tétine ou le doudou, mais ne sera pas efficace du tout pendant le pic de colère), d'exprimer ses besoins d'adulte qui ont une légitimité aussi et de chercher à identifier les vrais besoins de l'enfant (le concept de caprice ne correspond pas à la réalité du psychisme de l'enfant tel que la science le comprend aujourd'hui, en revanche la difficulté à réguler ses émotions est bien réelle et s'atténue avec l'âge).

  La clarté est là, les recommandations pratico-pratiques aussi (ça aurait changé beaucoup de choses si j'avais lu ce livre il y a... euh... quelques années), mais les informations sont argumentées et sourcées. Ce n'est pas une baguette magique, d'ailleurs c'est rappelé régulièrement, mais les outils de compréhension permettent d'éviter ou en tout cas de limiter fortement les risques d'escalade, et évidemment il n'y a aucune injonction à être un parent parfait, ce qui n'existe pas. 

vendredi 10 octobre 2025

Vos parents ne sont plus vos parents, de Marie-France et Emmanuel Ballet de Coquereaumont

 


 Ce livre détaille les entraves à une relation saine entre des adultes et leurs parents, et donne des clefs pour s'en libérer et mieux se diriger vers une relation qui sera plus épanouissante. Toutefois, si comme le titre l'indique, le cœur du propos est que les adultes ne sont, par définition, plus des enfants, l'auteur et l'autrice situent la genèse du problème dans des injonctions sociales toxiques qui sont présentes dès le début de la parentalité.

 En effet, être parent, c'est subvenir aux besoins d'une personne dépendante et vulnérable. Souvent, cet état de fait se transforme en une série de règles implicites : le parent doit tout donner, éventuellement être dans le sacrifice, pour être à la hauteur de cette responsabilité, et en retour l'enfant a une dette. Les parents sont l'autorité, qui ne doit pas être remise en question, mais aussi une figure sacrificielle, ce qui implique une gratitude inconditionnelle. Il est très mal vu d'évoquer les failles ("la violence éducative est cautionnée par une idéalisation de la famille"), ce qui plutôt que d'apaiser les problèmes va les renforcer, d'autant que les parents, injonctions sociales ou non, sont des êtres humains donc ont nécessairement des failles. Cette dynamique peut se poursuivre à l'âge adulte, avec des parents qui estimeront avoir une autorité légitime sur les choix de leurs enfants, et des enfants qui estimeront, où à qui on fera savoir, qu'ils ont une dette infinie à rembourser.

 Être parent, c'est aussi parfois vouloir réparer sa propre enfance, donner ce qu'on n'a pas eu ("Un adulte éternel enfant ne reconnaît plus ses propres besoins. Enfermé dans ses stratégies relationnelles, il tente d'obtenir ce en quoi il ne croît plus"). Mais, c'est un autre propos très récurrent dans le livre, réparer au mauvais endroit, ce n'est pas réparer, et ce sentiment d'avoir une blessure à cicatriser va persister, et éventuellement pousser à aller de plus en plus loin dans cette fausse piste (l'exemple est donné d'un homme dont le père avait été trop autoritaire, qui avait une complaisance à se faire envoyer promener par son fils qui commençait à prendre de la place et être problématique, tout en l'empêchant de trouver un positionnement satisfaisant par rapport à son petit fils). De même, des tensions entre parents et enfants sont parfois entretenues, répétées, parce que le vrai sujet, qui reste implicite, est une colère qui concerne le passé ("Accuser le parent de tous les maux est aussi une voie sans issue et infantilisante"). 

 Le passé ne peut plus être changé, les tensions du présent doivent être réglées dans le présent, et l'auteur et l'autrice donnent de très nombreuses clefs pour le faire, la première étant de rendre le sujet explicite. Plus de demandes, de conflits récurrents sans prendre de perspective, la vraie porte de sortie est d'identifier le vrai besoin, la vraie demande, la vraie rancœur derrière et d'en parler. Plusieurs vignettes cliniques sont proposées, qui si elles sont convaincantes m'ont pour certaines posé problème : lorsqu'il est question de violences graves, les personnes sont prises au sérieux, obtiennent des excuses. Certes, donner les conditions pour que ça se passe bien, c'est salvateur pour les personnes pour lesquelles ça va bien se passer... mais le fait que ça puisse mal se passer n'est même pas évoqué, alors que dans les cas de violences intrafamiliales, c'est plutôt fréquent que les auteur·ice·s des violences n'aient pas de regrets et surtout n'aient aucune intention de s'abaisser, tel qu'elles le perçoivent, au niveau de leurs victimes en se remettant en question. C'est important de dire que ça peut bien se passer et de montrer comment optimiser les chances, mais ça aurait été selon moi tout aussi important (ne pas le faire, c'est mettre les personnes concernées en danger) de rappeler que ça peut mal se passer.

 Si les solutions sont peut-être à examiner de près (j'ai pu avoir la sensation que ça brassait large au niveau théorique et éventuellement que c'était inégal, mais précisément ce n'est qu'une sensation et en aucun cas une conviction ou une certitude), le livre met de façon efficace en lumière une injonction sociale à la fois omniprésente et pas nécessairement visible, et montre bien comment certains blocages peuvent durer éternellement si on cherche la solution au mauvais endroit. 

jeudi 9 octobre 2025

Adieu traumatismes... et autres blessures invisibles, de François Louboff, Jean-François Marmion et Valentine Sarfaty

 


  Ce livre de la série BD Psy concerne les traumatismes, avec le parti pris de mettre en lumière leur diversité : accident de voiture ayant provoqué un handicap lourd, passé de harcèlement, deuil, viol subi durant l'enfance en gardant le secret toute sa vie...

 Si la lourdeur de la thématique et de ce qui est montré contraste avec un dessin qui peut donner une sensation de légèreté (Jules, qui a subi l'accident, a des symptômes dépressifs violents devant ses ami·e·s et ses enfants, le viol est dessiné dans la partie qui explique le déroulement d'une séance EMDR, ...), la vulgarisation est exigeante, et relève avec succès le défi de partager, de façon condensée, des informations complexes et de les rendre accessibles. Un choix particulièrement bien vu est fait pour décrire les mécanismes du traumatisme chez Jules : sur la même case figurent les explications techniques (y compris au niveau cérébral), une schématisation de ce qui est décrit, plus facile à saisir, et un dessin de ce qu'il se passe concrètement. Le·a lectrice a donc plusieurs niveaux d'explications pour mieux comprendre, mais aussi choisir le niveau de complexité qui lui convient pour cette vulgarisation.

  Après la bande-dessinée, sur quelques pages, des explications sont reprises, éclairant l'aspect théorique sur différents aspects (superposant par exemple l'importance du travail spécifique sur les symptômes au besoin de recherche de sens, tout en expliquant pourquoi cette recherche de sens est importante), mais aussi en donnant des conseils pratiques pour les personnes concernées et leurs proches qui ne sont pas forcément intuitifs (par exemple, le fait que remettre en question d'office certains aspects du récit -"Tu es sûr que ça s'est passé comme ça?" puisse être dangereux, ou que les réassurances de type "Tu t'en remettras", "Change-toi les idées", potentiellement bien intentionnées, vont plutôt aggraver les choses).

 J'ai tiqué sur certains détails (l'explication de l'attachement envers l'agresseur·se dans le cas des violences intrafamiliales était un peu rapide pour moi, il n'est pas précisé que Kübler-Ross elle-même dit que ses cinq étapes du deuil n'impliquent en aucun cas un ordre chronologique -et je n'aime pas qu'on critique Kübler-Ross, non mais!-), mais ce sont vraiment des détails, le travail de vulgarisation est fait, il est de qualité, sur un sujet à la fois sensible et complexe.

lundi 29 septembre 2025

C'est mon petit doigt qui me l'a dit, de Samboyy

 


 

 L'autrice partage un récit autobiographique, de la petite enfance au moment de la parution de la BD, mais surtout de la petite enfance à la fin de la procédure judiciaire contre son beau-père incesteur, innocenté pour cause de prescription (il n'a avoué que des faits prescrits, les autres n'ont pu être prouvés).

 Le récit est souvent présenté sous le prisme de la relation de l'autrice avec sa mère, les moments où elle a été présente, protectrice, importante, et les moments où elle a été vulnérable voire fuyante. Son tout premier souvenir, à 4 ans, est celui où elle a subi une dispute violence entre sa mère et son père : elle a passé un après-midi avec lui et "sa copine" (le soir même il est retourné dans son couple), en ayant l'impression d'être de trop ("tu ne veux pas t'amuser, faire des manèges?") et surtout en se demandant si sa mère avait sauté par la fenêtre comme elle avait menacé de le faire. Ni l'un ni l'autre ne semblent s'inquiéter de ce qu'elle a vécu, entendu, encaissé, ce jour là. Avec son père, elle a souvent la sensation d'être invisible ("j'avais l'impression d'être son jouet, qu'il ne m'exhibait que quand j'étais jolie", "Je ne comprenais pas ce que je faisais là... j'avais l'impression d'être la figurante d'une mauvaise série", "je ne sais toujours pas qui il est").

 La séparation sera l'opportunité de se rapprocher de sa mère... jusqu'à la rencontre avec son beau-père, puis son emménagement. Malaisant avec l'autrice déjà lors de leur toute première rencontre alors que sa mère était en couple avec quelqu'un d'autre ("il a l'air spécial ce mec... laisse couler"), il le sera de plus en plus, d'un autoritarisme déplacé ("Ce n'est pas tant qu'il avait tort :  je n'aimais pas spécialement mettre la table, je ne me précipitais jamais pour lui dire bonjour et je regardais la télé de trop près... mais dans sa façon de communiquer, je sentais son besoin de domination, d'emprise sur moi, et je ne comprenais pas pourquoi") à des échanges à caractère sexuel (visionnage imposé d'un "film qui montre des filles vierges", exhibition d'un sex-toy de sa mère sur le chemin en voiture jusqu'à l'école en lui proposant de jouer avec, ...), jusqu'au viol pour "fêter" la naissance de son frère, après l'avoir poussée à boire et à fumer.

 Pour éviter le harcèlement, l'autrice cherche de plus en plus à être invisible. De peur qu'il ne la rejoigne dans sa chambre comme il lui arrive de le faire, elle est en hypervigilance et ne dort presque pas. Mais, peut-être plus encore que ce climat d'oppression et de violence engendré par l'agresseur (l'autrice ne peut se sentir bien qu'à l'extérieur de chez elle, et cherche tous les prétextes pour y passer le moins de temps possible), il sera question des défaillances des adultes, en  particulier de sa mère. Elle ne perçoit pas, le jour même, ce qu'il s'est passé. Un jour où le flagrant délit était possible ("il était là, il avait mis un film pornographique, et il parlait à sa fille de l'autre côté du lit"), elle invite simplement sa fille qui la réveille en pleine nuit pour dire "viens m'aider... il nous embête" à aller dormir ailleurs ("cet épisode m'a conforté dans le sentiment que personne ne m'aiderait"). Quand elle la confronte pour son hostilité à son beau-père et qu'à la question "il t'a violée?" l'autrice répond "non, mais presque", elle refuse explicitement d'envisager une séparation et l'envoie chez un psychiatre ("C'était il y a un an... je ne peux plus rien faire maintenant"). Quand elle finit par se confier après plusieurs semaines de séances surréalistes (d'une durée de moins de 10 minutes, il lui demande si ça va elle répond "oui", puis "génial" de façon plus sarcastique quand la frustration augmente) il lui demande si elle ne l'aurait pas souhaité inconsciemment. Elle n'y retourne pas et dit à sa mère que ça l'a aidée quand elle lui pose la question. 

 Quand le sujet revient quelques années plus tard suite à un sarcasme qui fait exploser l'autrice, sa nouvelle réaction à "ce vieux truc, là, dont tu m'avais parlé après la naissance de ton frère" est de faire la promesse qu'elle la soutiendra en cas de plainte et de l'emmener chez une gynécologue qui l'a auscultée froidement sans poser de questions et ne s'est pas prononcée (l'agresseur avait été vigilant à ne pas laisser de trace visible). Seules... d'autres adolescentes seront à la hauteur pour le recueil de sa parole (tout en respectant leur promesse de ne pas en parler).

 C'est seulement une fois adulte, grâce à une thérapeute qui enfin donnera de l'importance à ce traumatisme, que l'autrice trouvera la force de porter plainte... et se confrontera à la rupture de la promesse de soutien de sa mère, qui minimisera le passé tout en s'alarmant des conséquences de la plainte, puis coupera le contact.

 Le livre parle bien sûr de l'agression, de l'environnement incestueux lui-même, mais aussi de l'importance de l'entourage, du poids des personnes qui ne répondent pas présent (y compris des professionnel·le·s!) et des personnes qui répondent présent, et de comment on peut se construire, se concentrer sur son chemin, malgré l'environnement invivable, malgré la souffrance, sans bien sûr minimiser celle-ci. 

vendredi 26 septembre 2025

Psychopathologie des violences collectives, de Françoise Sironi

 


 Guerre, torture, exil, colonisation, les violences qui ont une dimension collective sont nombreuses, multidimensionnelles, peuvent être dévastatrices pour les victimes mais aussi pour les bourreaux dont le statut, dans ces situations, est loin de toujours être le résultat d'un libre-arbitre. L'autrice a environ 15 ans d'expérience clinique auprès de personnes concernées, dans différents pays.

 Pour autant, le livre est... très frustrant. Le constat est difficilement contestable : oui, les stéréotypes se mettent en travers du soin et plus largement de l'accueil de ces personnes qui ont un vécu spécifique (déracinement, deuils multiples, culpabilité, désir de vengeance, ...), difficilement compréhensible de façon profonde et satisfaisante pour ceux et celles qui ne sont pas concerné·e·s, oui, un dogmatisme dans l'approche de la thérapie peut amener le ou la thérapeute à confondre une ignorance crasse et une fermeture d'esprit avec de l'expertise et de la sagesse et faire bien plus de mal que de bien aux personnes accompagnées (l'autrice utilise pour en parler le concept de maltraitance théorique, et donne l'exemple des personnes transgenre, n'hésitant pas à nommer par exemple Colette Chiland en citant des propos abominables qu'elle a tenus sur ce sujet), oui, la pluridisciplinarité est une clef pour avancer de façon sérieuse et constructive et ne pas s'enfermer dans des concepts rigides.

 Sauf que... toute cette expérience, toutes ces valeurs que je suis le premier à partager, sont restituées sous la forme d'un langage ampoulé qui donne artificiellement une impression de complexité alors qu'il y a à peu près trois ou quatre idées qui sont répétées encore et encore dans les 250 pages de l'ouvrage ("psychologie géopolitique clinique", ça fait beaucoup de mots -et l'autrice aime beaucoup rajouter des mots et les mettre en italique et les détailler pour montrer à quel point ce qu'elle propose c'est très sérieux et c'est très la complexité- pour dire que pour accompagner une personne il faut prendre son vécu dans son ensemble -historique, autobiographique, culturel, religieux, ...- et pas juste un aspect a fortiori si c'est une grille de lecture plaquée d'autorité sur le symptôme, ce qui est certes important mais qu'on peut exprimer de façon bien plus directe et accessoirement plus courte et moins hautaine). La prétention va jusqu'à basher du revers de la main les autres approches (qu'est-ce que ce serait s'il n'y avait pas la pluridisciplinarité et la nécessité de se prémunir d'une rigidité théorique dans les valeurs portées!) qui sont évidemment toutes superficielles et pour la plupart motivées par la cupidité parce que pourquoi pas (mais on ne va pas non plus l'argumenter sérieusement ou le sourcer, ce ne serait pas assez hautain).

 S'il y a quelques éléments intéressants, ce livre reste à mon sens une lecture très dispensable alors que vu le sujet et l'expérience clinique de l'autrice il ne devrait vraiment, vraiment pas l'être. Je l'ai refermé avec une énorme sensation de gâchis. 

lundi 8 septembre 2025

L'empathie est politique, de Samah Karaki

 

 L'empathie, c'est la connexion, c'est un lien profond, intime et émotionnel, c'est le souci de l'autre, pour tout dire, c'est presque l'humanisme concentré en un seul mot, c'est forcément bien, non? Est-ce que je n'ai pas entendu moi-même à plusieurs reprises, dans des groupes de recontre ACP, s'exprimer l'espoir d'un cercle vertueux d'empathie qui pourrait par ricochet amener à la paix dans le monde? Qui aurait la drôle d'idée de vouloir que les soignant·e·s, le monde du travail, les responsables politiques, aient moins d'empathie?

  La neurologue Samah Karaki va questionner très frontalement son statut implicite (et d'ailleurs parfois explicite) de baguette magique, avec des réflexions sourcées et des exemples spécifiques. Première fissure, aussi conséquente qu'évidente quand on la regarde en face, et probablement encore plus évidente pour une experte du fonctionnement du cerveau, l'empathie est, d'un point de vue cognitif, coûteuse (de façon assez analogue à l'attention). Si tentant que ce soit d'imaginer un univers constitué de personnes plus ou moins empathiques, ce qui impliquerait que si on rend plus empathiques les personnes qui le sont moins tout est réglé ou presque, l'empathie n'est pas un trait de personnalité (même si certains traits de personnalité la favorisent probablement, par opposition à d'autres!), le cerveau n'est absolument pas configuré pour être empathique avec tout le monde tout le temps. D'ailleurs, même Martin Buber, cité dans l'intro pour mon plus grand plaisir, dit qu'une relation Je et Tu (par opposition à une relation Je et Cela) n'est telle que pendant un temps donné.

 La conséquence, peut-être contre-intuitive, est une désensibilisation (la sensibilité à la souffrance de l'autre diminue avec l'exposition), ou encore une fatigue compassionnelle : la souffrance de l'autre me fait du mal donc mon objectif devient de m'en prémunir. L'autrice déplore ainsi que la réponse aux injustices et aux violences du monde devienne parfois une annexe du développement personnel, avec des recommandations et un mode de vie à adopter pour se préserver soi et garantir son épanouissement propre face à ce qu'endurent les autres. Un aspect plus insidieux est que le fait que l'empathie ait un coût donne la sensation d'avoir agi, d'avoir payé sa dette sociale, en ayant lu un texte, regardé une vidéo : "maintenant que j'ai bien partagé la souffrance de cette personne que je ne connais pas, je vais pouvoir passer à autre chose tout en estimant que je suis supérieur·e moralement à ceux et celles qui n'en ont pas fait autant".

 L'empathie est aussi une forme d'identification, et personne ne sera époustouflé·e de lire qu'on s'identifie plus aux personnes qu'on estime nous ressembler. L'humoriste Pierre-Emmanuel Barré propose le concept de mort-mélanine, à substituer à celui de mort-kilomètre (plus une tragédie a lieu loin, moins le public est touché), en constatant qu'un attentat terroriste aux États-Unis génère plus de compassion en France qu'un attentat terroriste en Turquie... la psychologie sociale a largement confirmé ce type de mécanismes. De nombreux critères diminuent l'empathie : la couleur de la peau, le fait de comprendre ou non la situation (un contexte géopolitique jugé trop complexe donnera un sentiment de fatalité et provoquera une grande distance émotionnelle), la sensation que les victimes sont responsables, ou encore l'anonymat, comme exprimé dans la citation (dont j'ai appris dans le livre qu'elle n'était en fait pas une citation de Staline) "un mort c'est une tragédie, un million de morts c'est une statistique". Pire, l'empathie peut rendre bien plus violent·e! Les personnes désignées comme ennemies de celles auxquelles on s'identifie ("dans les contextes de conflit, la cohésion interne du groupe s'intensifie", "la victime a toujours raison moralement" et ce y compris voire surtout quand la personne identifiée comme victime fait partie d'un groupe dominant) deviennent plus facilement des monstres diabolisés voire des cibles à détruire ("plus de 100 études et une méta-analyse ont documenté une association solide entre les biais d'attribution hostiles et les comportements agressifs"). L'empathie, ce n'est pas se promener avec un grand sourire et un écriteau "free hugs", c'est un mécanisme qui peut très fortement renforcer le "nous contre eux" à l'origine des pires violences.

 Enfin, l'empathie est une sensation d'identification, mais pour des raisons pratiques (non, ne cherchez pas, même avec la physique quantique ça ne marche pas) on ne se met pas littéralement à la place de l'autre. Dans la mesure où on ne peut partir que de ses représentations, on se met donc à la place d'un autre imaginaire, au détriment de la complexité voire en se contentant de percevoir les aspects de l'autre qui nous conviennent, d'autant que l'empathie n'est pas un dialogue. Je rentre en empathie avec la personne en détresse, vulnérable, que j'ai vue sur la vidéo, ou pire encore avec les personnes en détresse que j'identifie comme étant toutes les mêmes. Si seulement je pouvais les aider, en répondant à ma façon aux besoins que je suppose être les leurs, quelle gratitude je recevrais probablement! Certes, le trait est forcé, mais l'autrice donne des exemples, détaille des mécanismes, où on n'est franchement pas si loin de cette caricature. Et surtout, si l'idée paraît évidente une fois visible, on est loin, très loin, de cette représentation intuitive de l'empathie comme une rencontre (en tant que thérapeute dont la pratique est axée sur l'empathie, je me sens obligé d'ouvrir une petite parenthèse hors de l'aspect social : l'Approche Centrée sur la Personne implique de vérifier régulièrement qu'on a, précisément, bien compris ce que la personne vivait et exprimait, l'un des intérêts des reformulations empathiques est qu'elles permettent d'être contredit·e).

 C'est un livre qui secoue, et je pense qu'il secouera particulièrement les rogérien·ne·s. Le "révolutionnaire tranquille" Carl Rogers articule son projet thérapeutique à un projet politique, et si tout ne repose pas sur l'empathie (l'autrice invite dans la conclusion à laisser la place à l'inconfort de la rencontre... si on applique sérieusement les principes de l'ACP en pédagogie où à n'importe quel niveau collectif, l'inconfort est garanti!), c'en est le pilier le plus ostensible et, probablement, le plus tentant, et à mon avis c'est probablement à cause des contresens qui sont dénoncés par Samah Karaki : non, l'empathie, ce n'est pas un état d'illumination ou de sagesse qu'on acquiert, non, rencontrer l'autre, ce n'est pas un élan d'amour humaniste irrépressible, ça peut déclencher de la colère, du mépris, du rejet, et si on l'oublie c'est probablement qu'on est plus rempli de naïveté au mieux et de condescendance au pire que d'empathie.

 J'ai bien eu quelques objections pendant la lecture. Si l'empathie est politique, comme le rappelle le titre, est-ce que précisément en tant que ressource limitée elle ne devrait pas être objet de mobilisation, plutôt que rejetée comme une fausse bonne idée? L'action politique, ça consiste beaucoup à occuper l'espace : rendre de l'empathie aux personnes qui n'en ont pas parce que subissant des discriminations (je pense par exemple aux victimes de violences sexistes et sexuelles, on pourrait aussi parler des victimes de violences policières, ou aux critiques médiatiques qui observaient après le 7 octobre 2023 que les reportages tendaient à montrer des témoignages personnels côté israélien, et des gravats d'immeubles côté palestinien), est-ce que ce n'est pas précisément un combat à mener? L'expérience de Milgram a certes montré que l'empathie n'empêchait pas de torturer une personne innocente (les sujets de l'expérience vivaient un inconfort extrême, pour autant les résultats de l'expérience sont glaçants), mais a aussi montré que plus il y avait de proximité physique, moins les personnes obéissaient longtemps. L'autrice dénonce le coût de l'empathie, sa sensation de fausse proximité, qui donne l'impression d'avoir agi, soutenu, en n'ayant absolument rien fait de concret, mais relève aussi que la diffusion de la photo et de l'histoire d'Aylan Kurdi, enfant noyé en fuyant la Syrie en guerre, a fait augmenter les dons aux associations.

 Bien sûr ces réflexions sont anecdotiques au regard de l'importance et de la qualité du travail du livre (qui d'ailleurs contient probablement plusieurs contre-arguments à leur opposer), que je recommande à tou·te·s et en particulier aux thérapeutes humanistes qui sont à mon avis, y compris pour de bonnes raisons, très vulnérables aux illusions qui y sont dénoncées.