mercredi 5 janvier 2022

On becoming Carl Rogers, d'Howard Kirschenbaum

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 Cette biographie, publiée en 1979 alors que Carl Rogers avait 77 ans (il n'avait pas encore, par exemple, écrit A way of being, mais un des articles qui y figure est mentionné), a été écrit en collaboration avec le principal intéressé (ce qui a permis d'accéder à une quantité considérable de correspondance), mais aussi ses proches, et l'auteur précise bien qu'il avait le dernier mot sur le contenu.

 Howard Kirschenbaum relève le défi d'articuler la personnalité, la carrière, l'apport théorique, la vie personnelle du thérapeute, chercheur, enseignant, "révolutionnaire tranquille" (terme qu'il s'approprie dans Un manifeste personnaliste) Carl Rogers. Si son parcours laisse difficilement imaginer une enfance et une adolescence dans un milieu rural, dans une famille fondamentaliste religieuse peu portée sur la vie sociale (il ne faudrait tout de même pas fréquenter de trop près ces gens qui font des choses dépravées comme, par exemple, danser) et qui communique souvent sur le mode du sarcasme, quelques éléments qui vont caractériser le fondateur de l'Approche Centrée sur la Personne apparaissent déjà : l'énorme capacité de travail (y compris le développement de compétences commerciales), le pragmatisme (Rogers mène de sa propre initiative des expériences dans la ferme de ses parents, dont un élevage de papillons lune qui l'a particulièrement marqué -il tenait un carnet pour recenser ses observations-) et même, déjà, la défiance envers l'autorité dans l'apprentissage (il lisait énormément sur l'agriculture mais était extrêmement réticent à se faire expliquer quelque chose directement par une personne qui était supposée s'y connaître). Un tournant aura toutefois lieu lorsque, excellent étudiant, il est sélectionné pour représenter son université en Chine dans une conférence mondiale sur le christianisme (World Student Christian Federation's Conference). Le voyage de six mois sera pour lui l'occasion d'échanger avec des étudiant·e·s qui ont différentes visions de la religion, donc d'écouter avec intérêt le point de vue de l'autre, de questionner avec sincérité ce qui relevait parfois du dogme figé, pour son plus grand plaisir (le plaisir de ses parents qui découvraient tout ça par courrier était, disons, un peu plus mitigé), mais aussi d'être spectateur de façon directe voire brutale de la pauvreté, des inégalités, de l'injustice, expérience qui déjà l'avait choqué.

 Etudiant en théologie, et quelques temps pasteur, très critique, en particulier de la supériorité morale que se prête parfois une religion sur une autre (y compris dans sa pratique de pasteur), Rogers se dirige finalement (enfin?) vers des études de psychologie. Et, ça tombe sous le sens, celui qui créera une approche axée sur la non-directivité et l'empathie sera formé... aux tests, surtout (la psychométrie est en plein développement) et à la psychanalyse, un peu. S'il reste un excellent étudiant et chercheur (certes, il cherchera à utiliser les tests intelligemment et à les adapter aux besoins des personnes en face mais, non, il ne va pas rejeter héroïquement la méthode en la qualifiant de déshumanisante), son pragmatisme et, comme en théologie, sa volonté de poser des questions sincères, vont l'amener à explorer d'autres voies. Il observe par exemple que des enfants agressifs et violents changent très rapidement après être placés dans une famille d'accueil apaisée et bienveillante (et il s'intéresse à ce qui se déroule, spécifiquement, dans les familles d'accueil en question). Le livre contient de nombreux exemples spécifiques de ces premières découvertes de Rogers en tant que thérapeute. Il quitte l'université de Rochester en 1939 pour devenir enseignant à Columbus. Il utilise le terme "client" (au lieu de "patient") pour la première fois dans un article de 1940, et La relation d'aide et la psychothérapie, qui contient les éléments essentiels de la thérapie non directive, est publié en 1942.

 Longtemps avant de seulement écrire les premières lignes de Liberté pour apprendre, Rogers, y compris voire surtout lorsqu'il est en position d'autorité, exerce les principes de non-directivité dans le travail en équipe, recueille et écoute les propositions de chacun, n'utilise pas son statut au point qu'il est souvent difficile d'identifier son propre avis. Quand c'est nécessaire, il sait pourtant se faire entendre : certains courriers publiés dans le livre montrent qu'il maîtrise à un certain niveau la discipline du sarcasme enseignée dans sa famille, mais aussi qu'il a tendance à ne pas abandonner lorsqu'il a un objectif. Concernant la publication de ses livres (dont le succès a souvent été une surprise : les livres étaient avant publication souvent jugés trop vulgarisés pour des experts, mais trop techniques pour le grand public), il a souvent fait du forcing pour certaines décisions, et les ventes lui ont généralement donné raison. Il identifie a posteriori sa vision de l'enseignement comme la continuité de sa vision de la thérapie : de la même manière que le·a thérapeute ne peut prétendre être un·e expert·e de la façon dont le·a client·e doit mener sa vie, l'enseignant·e est là pour fournir des ressources à l'élève mais certainement pas pour lui indiquer, encore moins lui imposer, une direction. Rogers, qui multipliait les évaluations dans le cadre de la recherche pour affiner ses hypothèses et rendre plus pertinentes ses propositions, est par ailleurs particulièrement remonté contre l'évaluation dans le cadre de l'enseignement.

  Une partie particulièrement épanouissante de sa carrière a été la recherche sur mais surtout la pratique des groupes de rencontre, qui avait l'intérêt théorique de proposer l'application de l'Approche Centrée sur la Personne, contrairement aux client·e·s qui viennent frapper à la porte d'un·e thérapeute, à des personnes a priori non souffrantes. Un projet particulièrement ambitieux de recherche sur l'application à des personnes au contraire particulièrement démunies (en particulier des personnes schizophrènes) a occasionné de nombreuses frustrations suite à un conflit interne. Heureusement, même si ça ne figure pas dans la biographie de Rogers, des propositions très prometteuses ont été faites, en particulier la pré-thérapie mais aussi, par exemple, ce livre là.

 Les derniers évènements mentionnés dans cette biographie sont les activités plus directement politiques de Carl Rogers, ou encore les difficultés qu'ont provoquées dans son couple la maladie... et les rétablissements de son épouse. Comme le mouvement qu'il avait décrit des décennies plus tôt dans Réinventer le couple, chaque évènement provoque un changement dans la relation amenant à un (ou plutôt deux) changement(s) individuel(s).

 Le livre s'attarde en détail (mais en anglais seulement, à ma connaissance...) sur chaque évènement qui n'est décrit que très succinctement ici, et sur d'autres encore. Carl Rogers se montre parfois conforme à ce qu'on peut imaginer, d'autres fois surprend. La richesse de sa pensée, sa complexité... et les liens avec sa personnalité énergique et (paradoxalement?) exigeante, sont restitués en longueur. Les personnes les plus familières reconnaîtront des extraits de certains livres, mais proposés dans un contexte plus vaste. Rogers, qui s'il recevait avec plaisir les retours sur l'impact positif de son travail avait tendance à grincer des dents devant trop de déférence envers sa personne (au point de faire dire à l'un de ses proches qu'il n'aimait pas les rogériens), n'apprécierait peut-être pas cette conclusion, mais ce récit de son parcours personnel permet d'encore mieux comprendre l'ACP.

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