Dans la continuité de
ses livres sur la pédagogie ou sur le couple, Rogers va cette
fois-ci s'intéresser aux enjeux politiques de l'Approche Centrée
sur la Personne. Si surprenant que ça puisse paraître, il n'a été
sensibilisé directement à cette question que trois ans avant
l'écriture du livre, par un étudiant qui l'a interrogé sur le
sujet... avant de répondre lui-même, Rogers ayant d'abord répondu
qu'il n'y avait pas d'enjeu politique. En effet, sans même parler de
révolutionner la démocratie, la vie amoureuse ou l'éducation, le
principe de l'Approche Centrée sur la Personne, rien que dans la
relation duelle entre thérapeute et client·e, dans le cadre restreint
du cabinet, supprime le statut d'expert·e d'un·e thérapeute qui serait
là pour dire au·à la client·e ce qu'iel doit faire, ce qui va à l'encontre
de tout ce que ledit étudiant avait appris jusque là.
Les écrits de Rogers, ce qui est confirmé par
leur application pratique dont l'auteur surveille les résultats de
près, remettent dans leur ensemble en cause les hiérarchies qui
cimentent par bien des aspects la société : si les enseignant·e·s
rendent les élèves acteur·ice·s de l'apprentissage, si les parents
fixent les principes éducatifs pour leurs enfants en mettant en
avant leur ressenti plutôt que l'autorité du père... et même,
dans un exemple vérifié par un groupe contrôle mais que Rogers n'a
pas l'autorisation de nommer au nom du secret des affaires, si une
entreprise laisse à ses salarié·e·s les moyens et la charge d'en
optimiser le fonctionnement, loin de l'apocalypse qu'on pourrait
redouter, le résultat est plus d'enthousiasme, plus de
responsabilité de la part des personnes qui se voient accéder à
plus de libertés. N'adhérant pas à la pensée magique, Rogers rappelle que la
mise en place est difficile (quand elle ne subit pas une opposition
frontale et déloyale, comme dans l'exemple d'une colonie de vacances
dont l'organisateur et son équipe ont été calomniés auprès de la direction et des parents par leur supérieur hiérarchique qui a
tout fait pour se débarrasser d'eux·elles). Il donne l'exemple d'un groupe de rencontre de 136 personnes (sur 16 jours, avec aussi des sessions
par petits groupes) qui a été extrêmement laborieux à organiser,
et dont certaines idées louables ont fonctionné moins idéalement
qu'un humanisme béat ne l'aurait laissé supposer (le fait
d'autoriser un paiement libre pour que la manifestation soit
accessible à plus de personnes, tout en indiquant le montant moyen
nécessaire, n'a fonctionné que suite à une seconde levée de fonds
un peu plus insistante) : même pendant les sessions,
l'organisation a provoquée de nombreux remous et changements,
l'absence de leadership étant d'autant plus difficile à accepter
par certain·e·s participant·e·s que Carl Rogers lui-même participait.
Toutefois, alors que Rogers n'avait pas particulièrement prévu d'en
parler, la récompense a été à la hauteur. Certes, comme l'a
déploré dans les premiers jours une participante particulièrement
engagée, les 136 personnes n'ont pas mis immédiatement leur corps
au service d'une cause juste, par des manifestations ou occupations
de lieux stratégiques, mais la remise en question de leur propre
fonctionnement en tant qu'individu a aussi permis la remise en
question de leur rapport aux hiérarchies, aux institutions, aux
injonctions sociales, aux règles de bonne conduite... "Un
ferment a été créé par ce groupe, un catalyseur, une poudre à
lever, qui aura qui qu'il arrive un effet profond sur des mariages,
des familles, des écoles, de grandes entreprises, des institutions
psychiatriques, des mouvements politiques".
Rogers est explicite sur le sujet : selon lui,
le désir de liberté est profondément inscrit dans la nature
humaine, qu'il se manifeste par l'engagement militant ou la
résistance passive. S'il déplore la dérive autoritaire des
politicien·ne·s américain·e·s, qui assument ouvertement de viser la
victoire électorale avant l'authenticité ou l'idée de gouverner
malgré le peuple, qui ne sait pas ce qui est bon pour lui, il
rappelle qu'il y a eu des figures d'opposition même dans les dictatures les
plus dures, que les revendications radicales d'hier sont dans
certains cas la norme d'aujourd'hui, ou encore qu'il a pu observer à
de nombreuses reprises qu'un groupe qui a expérimenté la liberté
ne la retournera certainement pas de bon cœur à une autorité
instituée. Son optimisme argumenté concerne donc à la fois
l'intelligence et la bienveillance de l'individu, à travers la
promotion de l'horizontalité, et la direction que l'ensemble de
l'humanité, continuera, semble-t-il, de prendre, vers le projet de
société qu'il appelle de ses vœux.
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