Rogers propose dans ce livre des apports méthodologiques à la
psychologie clinique, que ce soit en tant que telle (personne qui
vient consulter en demandant qu'on le·a libère d'un problème,
thérapie de couple, …) ou quand la discipline est utilisée de
façon moins directe (sur le lieu de travail, en milieu scolaire, …),
auquel cas l'auteur parle de relation d'aide ("counseling")...
c'est d'ailleurs de loin le terme qu'il utilisera le plus souvent. Si
Rogers ne parle pas encore de psychologie humaniste, le·a patient·e est
déjà rebaptisé·e "client·e" et la méthodologie non-directive est
déjà évoquée. En fait, elle est évoquée plus ou moins
discrètement au début (par exemple en comparant les approches
directive et non-directive), mais il est de plus en plus clair que
c'est en fait l'objet du livre, jusqu'à une confession à la fin au
cas, on n'est jamais trop prudent, où le·a lecteur·ice n'aurait pas encore
compris ("le procédé thérapeutique évoqué ici constitue
probablement une grande avancée pour notre société en ce qui
concerne la motivation et le comportement humains"). Bien que le
livre date de 1942, on ne peut vraiment pas l'accuser d'être
poussiéreux (à part des fois le style quand même) : Rogers a principalement travaillé à partir
d'entretiens enregistrés (au phonogramme!), et il évoque des enjeux
contemporains comme l'intérêt d'utiliser la psychologie clinique
pour la réinsertion des anciens combattants (Médiapart a fait un
article là-dessus il y a 2 ans, soit quand même 70 ans après), ou
encore dans le monde de l'entreprise.
Mais alors, que se passe-t-il dans le cabinet d'un·e psy (ou d'un·e
conseiller·ère dans un collège ou un lycée) qui utilise l'entretien
non-directif? Pour aller vite, on peut relever une liste de consignes
données (pas par Rogers) pour conduire des entretiens auprès
d'employés de la Western Electric Company, choisie (par Rogers) pour
en illustrer les principes :
"1. Le chercheur doit écouter son interlocuteur patiemment et
amicalement, tout en faisant preuve d'intelligence critique
2. Le chercheur ne doit faire preuve d'aucune autorité
3. Le chercheur ne doit pas donner de conseil ni effectuer
d'injonctions morales
4. Le chercheur ne doit pas contredire son interlocuteur
5. Le chercheur ne doit parler ou poser de questions que sous
certaines conditions :
a. Pour aider la personne à parler
b. Pour rassurer l'interlocuteur si une crainte ou un sentiment de
malaise affecte sa relation avec le chercheur
c. Pour remercier la personne interrogée de restituer avec précision
ses pensées et sentiments
d. Pour rediriger la conversation vers un sujet oublié ou évoqué
trop rapidement
e. Pour éclairer des messages implicites, quand c'est pertinent"
Sur le plan plus pratique, le·a client·e vient parler de son/ses
problèmes, et le rôle du ou de la psy (ou non-psy, d'ailleurs) est de
l'inviter à développer. Le succès de la thérapie est donc autant
de la responsabilité des client·e·s que de celle des thérapeutes, c'est ce
qui la rend non-directive : le·a client·e ne se verra pas proposer
de consignes, de traitement médicamenteux, de règles de vie,
d'interprétations sur son subconscient... L'idée est qu'à force de
parler de son problème, iel identifiera, à son rythme, les tenants
et aboutissants de ce problème (conflit intérieur, bénéfices
secondaires, …) - "la compréhension implique
généralement le choix entre des objectifs qui garantissent une
satisfaction temporaire et immédiate, et d'autres qui promettent une
satisfaction plus tardive mais plus permanente"- et sa part de
responsabilité, ce qui lui donnera les moyens de s'en débarrasser.
"Le client, c'est sûr, ne repart pas avec une "solution"
artificielle à son problème, mais en ayant défini bien plus
clairement sa situation dans son esprit, avec plus de visibilité sur
les choix possibles, et avec la sécurité confortable d'avoir été
compris par quelqu'un qui, malgré ses comportements et ses
problèmes, a pu l'accepter". De la part du ou de la thérapeute, même les
interprétations sont à manipuler avec prudence : si le·a client·e
n'est pas prêt·e à accepter l'interprétation proposée, la thérapie
sera en fait ralentie par une résistance de sa part ("plus
l'interprétation est précise, plus elle a de chances de se voir
opposer une résistance défensive").
Vu comme ça, on peut avoir un peu l'impression que le rôle des
thérapeutes se limite à attendre que le·a client·e ait fini de parler
pour utiliser une relance au hasard ("tiens, c'est marrant, ça fait
4 fois que je tombe sur "silence", hier j'arrêtais pas de tomber
sur "écho"... qu'est-ce qu'il est en train de raconter, lui, au
fait?"). En fait, relancer de façon adéquate demande savoir
théorique et expérience ("Dans la rapidité des échanges pendant
un entretien, c'est impossible que chaque réaction soit la plus
pertinente, ou la plus cohérente avec le contexte de relation
d'aide"). On a déjà vu que l'interprétation était un exercice
périlleux, ce qui peut être frustrant pour le·a thérapeute qui voit
le·a client·e tourner autour du pot à longueur de séance. Une autre
difficulté est d'éviter de répondre trop directement aux demandes
des client·e·s. Expliquer le partage des responsabilités peut par exemple
demander de la diplomatie (il s'agit de ne pas donner aux client·e·s la
sensation qu'on les abandonne, tout en leur rappelant -ou en leur
expliquant- qu'il leur revient de faire une grande part du travail)
mais, plus généralement, c'est à l'émotion des client·e·s qu'il faut
faire écho, plutôt que de rechercher une réponse sur le plan
rationnel ("toutes nos prises de paroles peuvent être associées à
une attitude émotionnelle"). Un exemple est donné d'une enfant qui
prend le thérapeute à témoin pour lui dire que, franchement, ce
qu'on apprend à l'école des fois ça ne sert à rien, la
trigonométrie par exemple... Son premier réflexe est de lui
répondre que, euh, si si ça peut servir, imaginons dans une
promenade en forêt, ça peut lui permettre de calculer à quelle
distance se trouve tel ruisseau qu'elle aperçoit (autant vous dire
qu'à la lecture de cet argument percutant, j'ai toutes affaires
cessantes balancé mon livre pour foncer réviser le théorème de
Thalès!). Etrangement, l'intervention n'a pas incité la cliente à
soudain investir sa scolarité de toute son énergie... L'enjeu était
en fait de tester la fidélité du thérapeute : serait-il du
côté de l'institution scolaire comme sa mère ou de son côté à
elle, lui fournissant en plus un argument à utiliser contre sa mère
("même le psy que tu m'as envoyé voir est d'accord avec moi")? La
maladresse de la réponse était un mal pour un bien, permettant
difficilement de le situer d'un côté ou de l'autre. Un peu plus
tard, les bénéfices secondaires des heures de colles sont évoquées
par la cliente : ça lui permet de passer du temps avec des
élèves plus rebelles qu'elle n'ose l'être. Cette fois-ci, le
thérapeute saisit l'occasion pour lui permettre d'exprimer plus
explicitement son sentiment ambivalent envers l'école, ce qui était,
sur le plan émotionnel, un autre enjeu de la question sur l'utilité
des cours. Rogers recommande aussi de retranscrire le plus
exhaustivement possible le contenu des séances, et de le relire très
attentivement après coup (il omet juste d'expliquer comment on peut
recopier l'intégralité d'un échange de près d'une heure tout en
écoutant ce que le·a client·e raconte et en le·a relançant
correctement... ça me semble pourtant être une question
intéressante). Vous l'aurez compris, ne parler qu'à la fin de la
séance pour dire "72 Euros", ce n'est pas de la thérapie
non-directive (et j'ai les références culturelles que je veux).
Des problèmes qui concernent à peu près tous types de
psychothérapie sont aussi évoqués. Est-ce que le·a client·e consulte pour
lui ou elle ou parce qu'on l'a traîné·e devant le·a thérapeute? Dans ce dernier cas les
premières séances devront lui permettre de s'approprier la
thérapie, et de formuler sa propre demande. Est-ce que le·a client·e dit la
vérité? Selon Rogers ça n'a pas d'importance, puisque c'est le
travail sur le ressenti qui permet d'avancer. Comment
mettre fin à la relation? En général le·a client·e sait le faire
lui ou elle-même, et plus tôt que prévu, il ne faut donc pas s'alarmer
d'une éventuelle régression des symptômes qui surviendrait vers la
fin -il semble que ça arrive souvent- quand la thérapie se dirige
vers son terme. Peut-on envisager ce type de thérapie avec
quelqu'un qu'on connait personnellement? Là c'est très clair c'est
non. Avec quelqu'un envers qui on a une relation d'autorité? C'est
possible mais c'est partir avec un gros handicap, le·a client·e ne
pouvant pas parler librement.
Le livre s'achève sur la retranscription intégrale de la thérapie
d'un dénommé (pour l'occasion) Herbert Bryan (je mets fin au
suspense tout de suite : ce client ne rate pas de séance, et
prévient la fois où il arrive en retard, le psy n'a donc pas
l'occasion de se demander "Where is Bryan?"). L'objet de la
consultation est une sensation glaciale, parfois douloureuse, qui
paralyse presque le client (qui a par ailleurs souffert, plus jeune,
d'un trouble du langage) la plupart des fois où il souhaite
entreprendre quelque chose (relation sexuelle, initiative
professionnelle, parfois au milieu d'un dialogue philosophique entre
amis...), obstacle malvenu opposé à ses ambitions de grandeur. Les
huit séances sont commentées en direct par Rogers, qui relève et
argumente les bonnes et mauvaises interventions du thérapeute, et
les avancées du client. Par contre, si vous n'aimez pas les notes de
bas de page, vous allez souffrir. Atrocement. La thérapie illustre
parfaitement de nombreux points théoriques du livre. Herbert Bryan
identifie progressivement les bénéfices secondaires de son
problème, ce qui lui permet de réduire les symptômes. Une fois les
enjeux de sa pathologie parfaitement identifiés (à la moitié des
séances), il évite pendant un temps conséquent d'une part de
décider s'il renonce aux avantages qu'elle procure (ne pas se
remettre en question, ne pas se lancer dans la vie professionnelle,
…), d'autre part d'admettre qu'il lui revient à lui seul de
prendre la décision et d'agir en conséquence. Comme indiqué plus
tôt, les interprétations trop rapides donnent lieu à un recul du
patient (qui au lieu de continuer de parler de lui se met à parler
en termes philosophiques, abstraits, …) pourtant très habitué
avant même de venir à l'introspection (il estime qu'il est en train
de suivre une psychanalyse, ce n'est pas démenti pour éviter de rentrer dans justement dans un débat théorique). Les progrès sont très clairement
visibles (et soulignés par Rogers au cas où on les raterait quand
même), lorsque son discours change de tout au tout sur un thème
identique (en général, le progrès consiste à admettre sa
responsabilité -plutôt que de lister celle des autres, ou des
événements extérieurs-, puis sa propre capacité à changer). On
peut aussi constater que des progrès radicaux peuvent avoir lieu
entre les séances (impensable, selon l'auteur, pour d'autres
thérapeutes plus directifs).
Bien qu'ayant validé le cours de méthodologie de l'entretien
(youpi \o/), deux autres résumés de livres de Rogers vont suivre en
lien avec ce cours. Certes les livres de cet auteur ne sont ni dans
la bibliographie recommandée par la prof, ni dans celle du PUF, mais
dans ces livres il est dit plusieurs fois que Rogers a beaucoup fait
avancer les choses dans la conception de l'entretien thérapeutique,
et cette lecture l'a plutôt confirmé!
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