vendredi 27 mars 2020

The Tribes of the Person-Centred Nation, dirigé par Pete Sanders



 Bien du chemin a été parcouru depuis les fondements de ce que Carl Rogers appelait la thérapie non-directive en 1942... et, si une partie considérable de ce chemin a été parcourue par Rogers, d'autres explorateur.ice.s ont poursuivi vers d'autres territoires. Dans l'appendice du livre, Pete Sanders relève le constat d'Art Bohart qu'aux Etats-Unis, peu de thérapeutes se revendiquent de l'Approche Centrée sur la Personne, mais disent attacher une grande importance à l'empathie et la qualité de la relation (sans rattacher ces valeurs à leur origine rogérienne). Sanders observe l'inverse au Royaume-Uni : de nombreux.ses thérapeutes se disent centré.e.s sur la personne, sans que ce ne soit tout à fait observable dans leur pratique. Ce livre collectif, qui en est à sa seconde édition, à travers un récapitulatif de l'histoire théorique de l'ACP et la comparaison avec des courants voisins, va entreprendre la tâche complexe de délimiter cette approche, de rendre hommage aux débats qui la traversent et à ses évolutions mais aussi définir à quel moment une méthode continue ou cesse de relever de l'ACP.

 Des comparaisons et croisements historiques seront donc faits avec le focusing, l'emotion-focused therapy (je ne traduis pas parce que je ne connais pas du tout et je ne sais pas si ça existe dans un pays francophone donc si c'est le cas je sais encore moins quel nom ça a) ou la psychothérapie existentielle. Ce dernier chapitre (écrit par Mick Cooper) est particulièrement intéressant : l'existentialisme a énormément nourri l'ACP dans sa construction théorique et pratique, c'est donc éclairant de voir les divergences (par exemple, en ACP, la liberté s'acquiert au fur et à mesure du développement personnel, alors que selon l'existentialisme elle est intrinsèque à l'être humain, ...) mais aussi la diversité des approches des thérapies existentielles (Ronald Laing n'aimait pas Rogers en tant que personne et savait déstabiliser le.la client.e en s'exprimant très directement quand il le jugeait pertinent, Van Deurzen estime que le.la thérapeute doit savoir assumer un rôle de tuteur.ice dont l'expertise permettra de guider le.la client.e dans la direction souhaitable, ...). Les enrichissements de l'ACP en cours de développement seront aussi commentés, comme la pré-thérapie, l'utilisation de l'art qui permet d'ouvrir considérablement les modes d'expression, le travail spécifique sur la profondeur relationnelle ou l'ACP spécialisée pour le traitement de la dépression. 

 Richard Worsley, avec un style d'expression pour le moins direct, reprend dans le chapitre Etre intégratif avec intégrité les fondamentaux de l'ACP pour permettre de mieux définir si une méthode dite intégrative en relève ou non (il commence fort en proposant, avec les concepts rogériens, une psychopathologie... des écoles de psychothérapie, dont certaines développent un self-concept rigide qui se traduit par une délimitation stricte de langage et d'idées acceptables ou non). Pour interroger quelle thérapie intégrative peut se revendiquer ou non de l'ACP, il reprend par exemple des difficultés internes à ce modèle. En effet, même dans la pratique la plus puriste, le.la thérapeute s'exprime, ce qui revient à prendre le risque, même quand c'est pour se réjouir d'un progrès, d'interférer dans le processus d'un.e client.e. L'horizontalité n'est donc pas le non-interventionnisme absolu du.de la thérapeute, mais "quand ma cliente est réellement en possession du travail". L'horizontalité n'exclut pas non plus l'expertise : "si les thérapeutes centrées sur la personne sont, on le comprend, réticentes à utiliser le terme "expert", dans les faits notre formation nous donne une expertise chèrement acquise sur le processus de la thérapie et sur l'utilisation du self dans ce cadre. C'est la cliente que l'on rencontre avec le statut d'amatrice". Un exemple particulièrement intéressant est celui des TCC : si Worsley admet que soigner les symptômes est parfois pertinent et respectueux du développement personnel du.de la patient.e, c'est la partie cognitive et non la partie comportementale qui, en tant que rogérien, lui pose problème. Agir sur les représentations, c'est en effet se priver de l'opportunité ultérieure d'explorer leur origine et de les interroger dans un cadre plus pertinent. Les exemples que je donne d'idées explorées dans ce chapitre sont bien sûr parfaitement arbitraires et l'ensemble du chapitre est à la fois clair et riche. J'ai un désaccord toutefois sur son commentaire de l'approche médicale, qui me semble caricatural : si nommer des pathologies et estimer qu'il faut les soigner crée en effet, par définition, une hiérarchie entre un fonctionnement souhaitable et un état dont il faudrait se débarrasser, je ne comprends pas le lien direct qu'il fait avec une pathologie=un traitement, ce qui effacerait la personne. D'une part, pour commencer par le plus évident, une personne avec une pathologie reste une personne, mais surtout à ma connaissance, pour la plupart des pathologies psychiatriques, il n'existe (vraiment) pas de traitement magique, et l'ACP a au contraire selon moi toute sa place pour accompagner dans le vécu de la pathologie, son effet sur l'image de soi, le quotidien, les représentations de l'avenir, et... le choix des différents traitements, avec leurs avantages et leurs inconvénients.

 L'ensemble du livre à le drôle d'effet de permettre de comprendre bien plus finement l'essence et les complexités de l'Approche Centrée sur la Personne, mais aussi de mesurer l'étendue de ses propres lacunes, donc de donner souvent la sensation de ne rien connaître au sujet. L'écriture est claire (enfin, pour un.e lecteur.ice anglophone : le livre n'existe pas en français) et permet de s'adresser au.à la débutant.e comme aux thérapeutes chevronné.es, et montre à quel point le monde de l'ACP est vivant et dynamique, plus de 30 ans après le décès de son créateur.

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