Dans ce
livre publié dans sa version originale en 2014, l’auteur fait une
synthèse des enjeux et de l’utilisation thérapeutique de son
concept de triangle dramatique. Elève direct d’Eric Berne,
fondateur de l’analyse transactionnelle, il a en effet repéré un
jeu relationnel qui se jouait très souvent, entre Persécuteur,
Victime et Sauveur. On peut prendre l’exemple (les exemples sont
très nombreux dans le livre!) pour l’illustrer d’une
conversation entre Sammy et Tom. Sammy se plaint de ne pas réussir à
utiliser un logiciel professionnel (Victime). Tom propose
spontanément de l’aider (Sauveur), bien que Sammy n’ait pas
explicitement demandé de l’aide. Sammy refuse (d’autres ont
essayé de l’aider sans succès, il n’y a pas de raisons que Tom
y arrive mieux). Tom insiste, Sammy s’énerve et rhabille Tom pour
l’hiver (Persécuteur) : "Ce que tu peux être prétentieux
parfois ! Tu ferais mieux de t’occuper de ce qui te regarde!"
Cet exemple permet aussi d’illustrer les concepts importants
d’hameçon (en se plaignant ostensiblement devant quelqu’un qui
est réputé pour être serviable, Sammy était à peu près sûr de
réussir à déclencher une partie) et de timbre (la partie s’arrête
là, mais Tom ne repart pas les mains vides : "le Sauveur de la
partie peut maintenant dire à qui veut l’entendre que les gens
sont décidément hostiles et ingrats"). Les timbres peuvent
s’accumuler, et même permettre de jouer tout seul, en s’embarquant
dans des parties endiablées et interminables de ruminations
douloureuses et de conversations imaginaires alors qu’on pourrait
bêtement, par exemple, être en train de dormir. Cet échange un peu
malsain mais superficiel dans un cadre professionnel n’aura
peut-être pas énormément de conséquences, mais le triangle
dramatique peut aussi s’inviter avec un supérieur hiérarchique,
entre amis, dans le couple, dans la famille, et être bien plus…
dramatique! Karpman distingue trois niveaux d’intensité : le
premier désigne le socialement acceptable ("des jeux auxquels des
personnes extérieures peuvent être témoins"), le second des jeux
socialement embarrassants ("nous les jouerons à huis clos"), et le
troisième des jeux destructeurs ("on y observe faillite, tribunal,
hôpital, prison ou pire"). Si la très grande quantité d’exemples
donne parfois l’impression que l’auteur trouverait le moyen de
caser son triangle dans à peu près n’importe quelle interaction
("J’ai faim (V), je vais vous prendre une baguette s’il vous
plaît" "Voilà (S). C’est 80 centimes (P)" ,
"Bonjour, je tourne en rond depuis un moment (V), vous savez où est
le musée d’Art Contemporain ?" "Juste là au tournant à
gauche (S), par contre l’expo temporaire est un peu décevante
(P)"), les exemples donnés avec une personne alcoolique
(Karpman dit en avoir reçu beaucoup en tant que thérapeute) sont
assez éloquents, et donnent une bonne idée de comment on peut en
arriver au niveau 3. Dans un exemple, le père alcoolique a un accès
de violence (P) (il jette un verre contre un mur) suite à une remarque
de sa conjointe (S). Son plus jeune fils pleure (V), sa fille quitte
la pièce en l’insultant (P). Le père dit qu’elle a bien raison
de réagir comme ça et se dénigre lui-même violemment (V) en
promettant d’arrêter (S) ("c’est du sauvetage parce qu’aucun
contrat clair n’est conclu entre les parties. Aucune décision
adulte n’est prise. Il n’y a aucune garantie que cela ne se
reproduise plus, pas plus que de vraies excuses"), la mère s’en
prend maintenant à sa fille qui reste en colère (S et P). Un
concept important du livre est qu’une personne joue les trois rôles
en même temps (pour le premier exemple, on peut argumenter que Tom
offrant son aide (S) est Victime de l’hameçon de Sammy (V) ou
encore qu’il le Persécute en ne l’écoutant pas), mais plus
importante encore est la notion de Switch : il n’y a vraiment
jeu que quand la même personne change de rôle. Et, dans le cadre
d’une relation abusive, la personne qui est au centre a
pris l’habitude de changer de rôle assez vite pour que les
partenaires de jeu ne puissent pas suivre ("après de nombreuses
années de pratique, un joueur expérimenté sait changer de rôle
rapidement pour éviter toute communication saine"). L’auteur
donne aussi 5 règles du jeu pour jouer régulièrement en famille
(rien ne doit être obtenu facilement, la personne la plus
dysfonctionnelle est celle à qui on donne le pouvoir et la personne
saine n’est jamais écoutée, aucune personne saine n’est
autorisée à voir ce qu’il se passe dans la maison, les règles
changent constamment, chaque problème doit générer un conflit plus
important et les solutions trouvées doivent être sabotées), ou
encore des règles d’escalade pour se diriger sans perdre de temps
vers des jeux de niveau 3 (augmenter le nombre de personnes
impliquées, augmenter le périmètre et le territoire impliqués,
augmenter les enjeux et le dangers impliqués, augmenter
l’insolvabilité pour toutes les personnes impliquées).
Cet état
des lieux un peu glaçant établi, le livre propose bien sûr des
éléments pour se diriger vers des échanges plus apaisés et
constructifs et passer du triangle dramatique au triangle
compassionnel. En effet, si les jeux du triangle dramatique
entretiennent un rapport de force douteux et souvent une spirale
d’échecs, ils prennent leurs sources dans des douleurs et des
besoins bien réels (qui parfois répondent à des scripts appris dès
l’enfance suite à des expériences négatives marquantes, amenant
à s’enfermer ensuite dans des prophéties autoréalisatrices qui
renforcent la croyance). Les attitudes toxiques du Persécuteur, du
Sauveur ("un Sauveur confond aider et sauver") et de la Victime
("qui veut qu’on règle ses problèmes à sa place") ne
sont pas si éloignées des attitudes bien plus positives de Pouvoir,
de Solidarité et de Vulnérabilité. Pour un premier pas dans cette
direction, l’auteur propose cinq règles (oui, il y a beaucoup,
beaucoup, beaucoup… beaucoup de listes dans ce livre!) : il y
a au moins 10 % d’intention positive dans chaque jeu ("le triangle
OK de la compassion et la solution à 10 % ne consistent pas à
trouver une excuse pour des comportements négatifs, mais de trouver
des aspects positifs qui pourront être utilisés de manière
constructive quand le moment viendra"), il y a au moins 10% de
vérité dans toute idée exprimée, il y a au moins 10 % de la
population qui aurait réagi de la même façon ("lorsque vous êtes
pris dans un jeu, il y a au moins 10 % de la population qui
serait d’accord avec vous et 10 % qui serait d’accord avec
les autres joueurs"), quand nous sommes en train de jouer, au moins
10 % de ce que nous disons est faux ("gardez à l’esprit que
tout n’est pas vrai dans ce qui est dit par la personne en
conflit"), et dans chaque jeu une personne joue au moins 10 %
de chacun des rôles PSV en même temps. Plus concrètement, la
solution est donc de prendre en compte les enjeux plus positifs
implicites pour soi-même et pour l’autre joueur, et de les
exprimer en présentant des excuses (pour s’adresse de façon
constructive au Persécuteur, P+), en offrant des signaux de
reconnaissances (S+) et de la compassion (V+) tout en exprimant ce
qu’on ressent soi-même, sans négliger d’expliciter les
attitudes qu’on a eues qui ont pu être mal acceptées ("je me
suis emporté et j’ai dit des choses inappropriées parce que
j’étais sur la défensive, mais j’aurais mieux fait de te
laisser t’exprimer"). Etant moi-même plus sensible à l’approche
rogérienne, j’aurais plutôt tendance à appeler tout ça "écouter
l’autre et s’écouter soi puis s’exprimer avec authenticité",
mais je dois admettre que la feuille de route de Karpman est plus
précise : il va jusqu’à proposer 12 angles du triangle à
couvrir, qu’il détaille dans un exemple.
L’auteur
insiste sur le fait qu’il a élaboré son modèle en griffonnant
des pages et des pages de schémas sur un carnet : l’idée du
triangle lui est d’ailleurs venue alors qu’il réfléchissait à
des stratégies de basket. Si le triangle initial est assez simple à
comprendre (critère essentiel pour Karpman et, semble-t-il, dans
l’Analyse Transactionnelle en général), et que ses
enrichissements sont dans un premier temps assez progressifs, le
nombre de listes et de concepts augmente de façon exponentielle dans
la dernière partie : SEVF, CASE, 5 contrats de confiance,
SALMEC, 7 P, ACC, AIR… n’en jetez plus! Et ça semble
presque délibéré quand, comme un coup de grâce, surgissent les 20 C. Malgré ses évocations récurrentes du rasoir d’Occam (se
débarrasser du superflu car les solutions les plus simples seront
aussi celles qui seront le plus souvent pertinentes) (c'est gonflé comme concept de la part de quelqu'un qui a deux façons d'orthographier son nom), j’avais
parfois l’impression de lire un catalogue plus qu’une proposition
d’outil thérapeutique. Mais, comme pour des schémas stratégiques
pour une partie de basket, je pense que les (nombreuses!)
propositions répondront à des difficultés rencontrées dans la
pratique, et que cet inventaire est surtout le signe que, si les
principes généraux sont relativement faciles à saisir et à
retenir, ce livre grand public ("être compréhensible par un enfant
de 8 ans, un agriculteur du Midwest et un professeur du MIT") peut
aussi servir à un·e thérapeute qui a des années pour en
approfondir tous les aspects. Si la lecture est rapide, il y a en
tout cas de quoi s’occuper un moment pour qui en aurait la
motivation.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire